samedi 15 mars 2014

Même des meilleures choses…


Regardant un déjà ancien reportage sur Alain Finkiekraut, ce matin, je tombe sur cette scène extraordinaire où on le voit marcher le long d'un canal, à Paris, en dialoguant avec la réalisatrice du film. Il marche, tête baissée, en parlant de son enfance et de ses parents, et tout à coup on entend des vociférations qui proviennent de l'autre rive. Il s'arrête, tend l'oreille… Il n'est pas certain de bien comprendre ce qui se passe et demande à son interlocutrice de lui faire part de ce qu'elle a entendu. « Il m'insulte, c'est ça ? Il m'a reconnu ? » Le type en question s'est mis à hurler : « Jette-toi dans le canal, Finkiel ! Meeeeeeerde ! » Finkiel reste un moment sans voix, se remet à marcher, les mains derrière le dos, en souriant : « Ah vraiment ? Il m'a appelé par mon nom ? » Puis il se retourne vers l'imprécateur, reste un moment immobile en le regardant. Il le regarde marcher. « C'est extraordinaire, car il reprend sa marche débonnaire, comme si de rien n'était ! » Puis il ajoute : « Et normalement, je devrais juste aller lui casser la figure… » Il recommence à marcher, les mains toujours dans le dos : « Bon. Ne nous laissons pas distraire. » Cette scène est extraordinaire à tout point de vue. Lui qui parle sans cesse de la "poubelle Internet", où se déversent insultes et imprécations, dans l'anonymat le plus général, dans cette sorte de dévaluation consternante de la parole, il est confronté, sur les bords d'un canal tout ce qu'il y a de plus réel, à une scène qu'on dirait avoir été écrite sur mesure pour lui, qui a publié en 2000 un livre intitulé "Une voix vient de l'autre rive". Mais il a remarqué que le type de l'autre rive avait « repris sa marche comme si de rien n'était »… L'insulte a beau avoir été proférée "dans le monde réel", elle a un caractère complètement irréel, virtuel, qui prête à sourire. « Normalement, je devrais juste aller lui casser la figure. » Mais justement, ces insultes ne sont pas "normales", elles sont jetées là comme on clique sur un lien, pour voir ce qu'il y a derrière… Il le sent bien. Entre son imprécateur et lui, un canal, de l'eau qui coule, tranquillement, comme si de rien n'était… Les insultes ne changent rien au paysage, rien du tout. Recueillir les voix qui proviennent de l'autre rive ? Peut-être pas toutes, quand-même… Les chiens aboient, Finkiel passe… L'imparfait du présent, c'est ici et maintenant, à Paris, le long d'un canal. On a vraiment le sentiment que ce crétin a fait présent à Finkielkraut de ses insultes, comme il lui aurait rendu hommage, comme un nouveau-né fait présent à ses parents de son petit caca. Ensuite la vie reprend ses droits. Au moment où Alain Finkielkraut dit : « Ne nous laissons pas distraire. », on voit une belle photographie de lui entre ses parents. Ils sont assis, tous les trois en maillot de bain, les bras des parents sur les épaules du petit garçon d'une dizaine d'années. Ils regardent l'objectif. Lui est souriant, il a la tête un peu penchée sur la gauche, il a la main sur le genou de sa mère. Puis on entend la voix de son ami André Dussolier. « Signe particulier : Maman. »


Il m'arrive encore d'écouter "Répliques", l'émission de "Fink". Il m'arrive encore d'essayer d'écouter "Répliques", ou plutôt d'avoir envie d'écouter "Répliques". Mais il est très rare que j'arrive à le faire. Pourtant ça n'a jamais été aussi facile, avec le système du podcast, alors que j'ai écouté cette émission durant des années, en étant près d'un poste de radio à 9h10 le samedi matin et parfois en demandant qu'on me l'enregistre sur cassettes. C'est toujours un peu le même cas de figure : plus une chose est facile à réaliser, moins on la réalise, alors qu'on a toujours rêvé qu'elle soit (plus) facile à réaliser. 

Mais ce n'est pas tant la facilité avec laquelle on peut désormais écouter cette émission de radio qui m'en a éloigné. Ce qui m'en a éloigné, ce qui m'en éloigne de plus en plus est la musique utilisée pour son générique, la première variation des Goldberg, jouée par Gould dans la version studio de 1981. J'ai d'abord trouvé l'idée excellente, et puis, pour une fois qu'on entendait de la bonne musique en guise de "jingle", on n'allait tout de même pas se plaindre ! L'idée d'utiliser les Goldberg comme illustration sonore de "Répliques" était bonne, très bonne, même, car les Variations Goldberg sont une œuvre dans laquelle le chiffre 3 est nettement à l'honneur (connaissant Bach, rien de surprenant à ça). Elles sont comme chacun sait constituées de dix groupes de 3 variations (entourés de deux arias), dont chaque groupe se termine par un canon (du canon à l'unisson (3/3) au canon à la neuvième (3x3)), les mesures à 3 temps y sont plus nombreuses que les autres, et l'écriture est souvent à 3 voix. Pour une émission où l'on dialogue, le chiffre 3 me paraît tout indiqué, car on sait bien qu'un vrai dialogue a besoin d'une troisième figure (personne présente ou absente) pour fonctionner véritablement. D'autre part, dans l'organisation des Variations Goldberg, il s'établit comme un balancement entre le chiffre 2 et le chiffre 3. (Finkielkraut est le "saint esprit" de la trinité radiophonique qu'il met en scène chaque samedi sur France-Culture.) Elles sont également organisées en 2 groupes de quinze, avec 2 fois le même aria, qui ouvre et clôt l'œuvre, lui conférant cette circularité si particulière (ce qu'a merveilleusement mis en lumière Glenn Gould, dans sa vie même, et dans sa chair, en commençant et en terminant sa vie discographique par cette même œuvre). On pourrait presque dire que les Goldberg n'ont ni commencement ni fin, tout comme la conversation avec les livres (ou avec les amis) n'a pas de fin. Le contrepoint est bien une conversation, ce sont des voix qui dialoguent entre elles, qui sont parfois deux, parfois trois, parfois quatre, et qui reviennent inlassablement à l'air, au thème, à la basse, à la base, le creusent et le nourrissent à la fois de leur commentaires infinis, comme les juifs savent si bien le faire. Il y a un ground, un socle, quelque chose à quoi l'on revient sans cesse, dont on se rapproche après s'en être éloigné, en un mouvement de spirale et de respiration, comme dans la chaconne, comme dans la passacaille, qui signifie "passer dans la rue"…

Il est troublant que cette œuvre m'ait à la fois attiré à Répliques et qu'elle m'en ait ensuite éloigné. J'ai beaucoup de mal à supporter encore, semaine après semaine, d'entendre cette première variation, toujours jouée par Glenn Gould et toujours dans la même version de 1981, répétition qui lui a conféré au fil du temps une dureté de granit (la variation qu'il a choisi étant l'une des plus instrumentales et des plus "carrées") proprement exaspérante, encore amplifiée par l'articulation impitoyable de Gould. On me dira que je n'ai qu'à attendre la fin du chapeau pour commencer à écouter l'émission. Sans doute, mais le mal est fait. Même si je ne l'entends pas réellement, cette musique est présente, elle continue de colorer la parole des invités, et surtout celle du meneur de jeu, dont la voix même me semble s'être transformée, au fil des années, pour se conformer à cette lancinante toccata. 

Jamais content ! Quand les indicatifs radiophoniques sont bricolés avec de la merde (et c'est 95 % des cas), je ne les supporte pas, et quand ils sont faits avec la plus belle musique qui soit, je ne les supporte pas non plus. Je ne tiens évidemment pas rigueur à Alain Finkielkraut pour le choix, encore une fois très judicieux, de cette musique, mais, comme me le disait Tante Glyne : « On se lasse de tout, même des meilleures choses, mon Fifi ! »

Nous avons souvent écouté "Répliques", avec ma mère, qui avait une grande admiration pour Finkielkraut. Depuis qu'elle est morte, en 2003, je n'écoute plus vraiment, ou alors très exceptionnellement, cette émission. Il m'aura fallu du temps pour voir que les choses étaient concomitantes.