vendredi 21 mars 2014

La Discussion


Albert : « On imagine toujours l'Apocalypse comme l'Événement par excellence, quelque chose qui arrive, quelque chose de soudain, de définitif, quelque chose qui clôt, qui termine, comme un épilogue. Je crois que c'est le contraire. L'Apocalypse est un processus qui a commencé il y a déjà longtemps, l'Apocalypse c'est nous, c'est l'Homme sur Terre, c'est l'aventure du genre humain, l'Apocalypse c'est le dévoilement, au cours des siècles, de l'Erreur humaine, c'est la preuve en acte que Dieu s'est trompé en nous créant. L'Apocalypse, ce n'est pas le jour d'après, c'est le jour d'avant. La Révélation précède le Monde, un monde débarrassé de l'Homme. Il faut non pas que l'Apocalypse arrive, mais que l'Apocalypse se termine, et le plus vite possible, même si ce temps n'est rien en comparaison de ce qui viendra après, mais ça, nous ne pouvons pas le comprendre, pris que nous sommes dans les plis de l'Apocalypse. 

Mais regardez donc autour de vous ! Ne voyez-vous donc pas partout, à tout moment, les preuves irréfutables que vous êtes en plein dedans ? Il suffit d'ouvrir les yeux. Elles sont tellement nombreuses, ces preuves, qu'on ne les voit plus, elles aveuglent, elles saturent le champ visuel, auditif, intellectuel, spirituel, écoutez cette langue, voyez ces comportements, regardez ces manières de s'habiller, de marcher, de conduire, lisez vos mails, regardez la télé, écoutez la radio, lisez les journaux, ouvrez un livre, écoutez les gens parler autour de vous, allez dans un supermarché, regardez un film, n'importe lequel, promenez-vous sur Facebook… Ça ne vous suffit pas ? C'est que l'Apocalypse produit en elle-même une substance qui empêche ceux qui sont pris dans ses plis de savoir qu'ils en font partie, qu'ils en sont la matière, le combustible, la possibilité même. Ils sont, nous sommes, à l'intérieur, et l'Apocalypse ne laisse voir qu'elle-même, elle clôt le regard sur lui-même en nous faisant croire que le monde est là, qu'il n'y a aucune alternative, qu'il n'existe pas de dehors à ce monde-là. 

Le paradoxe de cette Apocalypse est que plus elle se révèle pour ce qu'elle est moins on peut l'apercevoir en tant que telle. Certains signes, pourtant, risquent parfois de donner à penser, de manière un peu plus précise, un peu moins vague, alors on parle de la Crise, comme si la crise dont on parle était un accident, une déchirure dans le tissu du monde, alors que c'est au contraire l'état normal de l'Apocalypse, sa vérité qui se donne à voir, qui se précise. L'état normal de l'Apocalypse telle qu'elle nous emprisonne dans sa matière et sa tonalité n'est donc pas du tout le "retour" à un état de paix et de sérénité, mais au contraire l'approfondissement et l'aggravement infini de cette Crise qui n'en est pas une. C'est uniquement parce que les hommes ont une notion du temps qui ne leur permet pas d'appréhender la vérité qu'ils pensent être en deçà de l'Apocalypse alors qu'ils sont en train de la vivre et de la fomenter. Nous sommes en plein dans l'Accident, depuis plusieurs millénaires, mais notre perception temporelle rétrécie en fait quelque chose qui nous semble durer longtemps. Nous sommes en train de nous abîmer, mais cet accident prend seulement plus de temps que les accidents que nous sommes habitués à nommer ainsi. Nous sommes l'Abîme ! Tous les hommes, les uns sur les autres, les uns derrières les autres, tous les événements humains, toutes les guerres, tous les génocides, toutes les catastrophes, mais aussi et surtout le reste, la vie normale, quotidienne, habituelle, au long cours, le creusent et s'y précipitent, depuis la nuit des temps et l'aube de l'humanité. 

Était-ce mieux hier ? Avant-hier ? Quelle question ! Mais évidemment, puisque nous descendons vers le Gouffre en courant ! Depuis que le premier homme a ouvert les yeux, le monde ne cesse de s'acheminer vers la Catastrophe. Dieu n'est pas pressé. Mais Apocalypse il y a bien, et depuis qu'il a eu cette idée étrange de créer l'homme, et de le laisser libre. La liberté n'est que liberté de détruire. Même quand nous construisons les plus belles cathédrales, même quand nous créons les plus beaux chef-d'œuvres, même quand la Science nous promet l'immortalité (et peut-être surtout), nous sommes en train de détruire le monde, et nous-mêmes. Le Progrès est un progrès vers la Fin, plus ou moins raffiné, plus ou moins rapide, plus ou moins bruyant. Le monde n'a pas été créé pour progresser, ni même pour s'améliorer. Évolution il y a bien, en effet, mais l'évolution ne promet qu'une mort certaine et sophistiquée. Plus on avance vers l'abîme plus on s'effraie des risques d'y tomber, comme s'il était possible de différer éternellement la chute finale. L'évolution est la manière intelligente qu'à trouvée l'homme de s'adapter à la Catastrophe en cours. Oh, de l'intelligence, il n'en manque pas. Mais plus l'intelligence de l'homme croît plus sa bêtise est efficace, efficiente, active, c'est comme ça, l'une ne va pas sans l'autre, ce sont les deux faces d'une même médaille. »

Georges : « Mon pauvre Albert, tu es complètement fou ! Non mais tu t'entends ? »

Albert : « Moi non, mais vous oui. »