Il y a des objets qu'on désire intensément toute sa vie, sans trop savoir pourquoi, des objets modestes, mais qui semblent porter en eux une charge symbolique intense. Le stéthoscope est l'un de ces objets, pour moi, mais aussi le pèse-lettres, et la paire de jumelles.
Je m'aperçois que tous ces objets sont liés au père. Le stéthoscope et la paire de jumelles, de manière évidente ; pour le pèse-lettres, c'est moins clair.
Mon père avait une passion pour les objets. Les beaux objets. Le Rolleiflex, le microscope, le stéthoscope, le gyroscope, les jumelles, la caméra, le magnétophone.
À bien y regarder, la plupart de ces objets sont liés à la scopophilie, au plaisir de regarder, d'écouter, de voir, d'entendre. Même le pèse-lettres est concerné, finalement, puisqu'il s'agit de savoir combien une lettre est grosse de mots, combien de phrases elle a dans le ventre. Entre ouïr et jouir, il n'y a en français qu'un écart d'une lettre, l'initiale du sujet, du JE.
Ces objets sont aussi des instruments. Ils ne sont pas inutiles, ils ont une fonction. Ils sont l'une des multiples portes d'entrée de la connaissance (comme la sexualité). Voir, observer, écouter, c'est entrer dans l'intimité de l'autre, que cet autre soit une personne ou une chose, c'est le comprendre, ou du moins essayer, s'en approcher.
Il y a un autre objet, objet de mon désir, c'est celui qui sert à prendre la tension. Encore un instrument de mesure. Il y a quelques années, des amis médecins m'en ont offert un, un tensiomètre. Mais, contrairement à ce que j'ai d'abord pensé, cet objet ne m'a pas excité, car il fonctionne tout seul. Il est automatisé. On met le brassard autour du bras, on appuie sur un bouton, et l'instrument se met en marche ; après quoi il vous délivre un résultat.
Quand j'étais enfant, nous avions à la maison une petite mallette noire (que je possède encore). À l'intérieur de cette mallette, on trouvait un stéthoscope, un brassard et une poire : tous objets nécessaires et suffisants pour prendre la tension. Mon père m'avait appris à écouter, et à en déduire une tension. Je ne sais plus le faire, et ça ne sert plus à rien, à cause de ces maudits instruments qui font tout, un peu comme les calculettes ont rendu le calcul mental inutile, un peu comme les claviers ont rendu l'apprentissage de l'écriture manuscrite inutile, un peu comme la photographie démocratisée à l'extrême a rendu le compte-rendu, le récit (et la mémoire) inutiles, un peu comme le mail a rendu la correspondance inutile, un peu comme l'avion a rendu le voyage impossible.
Les magnétophones, nous en avons eu beaucoup, à la maison. D'abord l'antique Grundig, puis un Akaï, puis, pour moi, les Revox, Teac, Tascam, en passant bien sûr par le magnéto-cassettes Philipps des années 60-70. J'ai continué avec les magnétophones numériques, le DAT d'abord, une merveille. Mon père est mort avant de connaître ce bijou, le Nagra. Ne plus voir la bande magnétique s'enrouler autour de son axe a fichu un sacré coup à l'amateur. Mais le numérique a permis d'autres développements passionnants, il faut le reconnaître.
Finalement, tous ces instruments, qu'ils permettent de mesurer, de voir, d'entendre, de re-garder, permettent avant tout de garder une partie du monde avec soi, ou de faire entrer en soi une partie du monde, de la prendre avec soi, donc de la com-prendre.
Le roman, et plus largement la littérature, sont aussi des instruments qui permettent de comprendre le monde, soi-même et les autres, mais j'ai honte de l'écrire, car tout le monde le dit – beaucoup trop. Entre le roman et les instruments, entre la littérature et la manufacture, entre les phrases et les objets, c'est la guerre. C'est la guerre, parce que les objets se mettent en travers des phrases, nous en éloignent, nous en distraient. D'une autre côté, sans ses mêmes objets, les phrases ne seraient pas les mêmes. Et surtout, sans les instruments, les autres ne seraient approchables que d'une seule manière. C'est une guerre féconde – comme la sexualité.
Les voyeurs, je l'ai mille fois écrit, sont d'abord des voyants. Ce n'est pas tant la nudité qu'ils aiment voir, c'est la vérité, qu'ils espèrent apercevoir. Ils sont moins que les autres atteint de ce mal terrible : le manque d'audace, le manque d'imagination, le manque de manque. Ils savent mieux que quiconque que la nudité n'existe pas, qu'il faut la fabriquer, la construire, et, finalement, l'imaginer.