Il vous reste encore une petite chance de n'avoir pas vécu en vain. C'est Clifford Curzon qui peut vous sauver du désastre.
Il a enregistré cinq des plus beaux concertos de Mozart, les 20e, 23e, 24e, 26e et 27e, avec Benjamin Britten et Istvan Kertesz. Il a fait beaucoup plus que de les enregistrer, il les a joués. Il a fait beaucoup plus que de les jouer, il s'est approché de Mozart d'une manière que je ne croyais pas possible. Comme tous les grands chambristes, Curzon sait modifier son jeu, sa palette de couleurs, son timbre, son agogique, son phrasé, afin de rencontrer le chef et son orchestre en ce lieu secret où se fabrique la joie. Il sait parler, chanter, raconter et écouter, se fondre dans les cordes ou se hérisser d'harmoniques, il n'est jamais hystérique ou ampoulé, il ne pose pas, il est naturellement aristocratique. Écoutez ses doubles-croches dans le 24e, jamais en avant, jamais pressées, avec des appuis d'une douceur et d'une précision inouïes : on n'a jamais entendu ça ! Quelle leçon de rythme ! Comment peut-on avoir autant d'autorité sans le moindre coup de menton ? Je dis qu'il sait raconter et écouter, mais le miracle est qu'il ne cesse d'écouter en racontant. Jamais il ne perd le fil du discours orchestral, c'est la raison pour laquelle les vents semblent si naturels dans les dialogues, qui semblent souvent partager un même mode d'émission du son avec le piano.
On est loin des concertos vite montés (et bâclés) en deux répétitions d'aujourd'hui (quand ce n'est pas une seule), ces musiciens-là ont un respect prodigieux des compositeurs qu'ils servent (le fait que Curzon ait été un élève de Schnabel n'est sans doute pas étranger à cela), et Mozart est sans doute le plus exigeant de tous les compositeurs, pour qui sait entendre sa musique. Écoutant Curzon, on ne se demande plus si Mozart est un compositeur classique ou pré-romantique, simple ou complexe, facétieux ou insondablement triste, léger ou profond, désinvolte ou tragique, on a l'impression terriblement violente d'être face au plus grand compositeur de tous les temps, dont la personnalité musicale est d'une telle richesse qu'il fallait sans doute plusieurs siècles avant que quelques rares élus puissent le jouer en lui rendant justice. J'ai mis quarante ans à comprendre un tout petit peu Beethoven, mais je sais que jamais je ne comprendrai Mozart.
Il m'est arrivé de faire écouter le larghetto du K. 491 à quelqu'un de très malade, à l'hôpital. C'était Casadesus qui jouait. La malade avait plissé les yeux et fait la grimace pour me faire comprendre que cette musique sublime lui écorchait les oreilles. Il me semble qu'elle aurait pu entendre Clifford Curzon sans douleur, comme le consolateur suprême qu'il sait être avec l'aide de Mozart.