mardi 6 août 2024

Sourdingueries

 

J'ai une passion pour le mot “sourdingue”, puisqu'en lui se trouvent réunis deux mots qui suffisent à décrire ce que l'on voit autour de soi. Tous ceux qui ont eu des conversations avec des personnes dont le sens de l'ouïe est déficient savent que cette occupation peut très vite rendre fou. Ils nous rendent fous et ils nous semblent fous, tout à la fois, les sourdingues. Nous ne savons plus qui est dingue, d'eux ou de nous. 

Dès que je fais mention publiquement d'un problème de langue, ou d'une scie exaspérante, ou des déplorables manies langagières du temps qui me vrillent la cochlée, arrivent immanquablement, comme une armée anonyme de spermatozoïdes en déroute, les témoignages et commentaires ineptes qui ne démontrent qu'une chose, que ceux qui les font sont à peu près (ou complètement) sourdingues. Il faut absolument que j'arrête d'en parler. Laissons-les barboter dans leur surdité congénitale, dans leur mare putride de perroquets bégayants. Après tout je n'ai pas la prétention de les changer. Ils ne comprennent pas de quoi on parle, et ce constat est constant. Il leur faut au minimum quinze ans pour commencer à entendre un syntagme-qui-prend et se dessèche, qui durcit comme un vieux nougat oublié au fond d'un placard. Tant qu'ils n'ont pas les dents gâtées, ils mâchent avec entrain et philosophie. Ce sont sans doute des la-langue-évoluistes confirmés et pieux : leur religion leur a définitivement durci le tympan, qui ne vibre plus que par décret officiel ou publicitaire dûment estampillé. 

On ne parle pas avec des sourds. On ne montre pas un paysage à un aveugle. On ne parle pas d'amour avec un être au cœur desséché, ou du moins on n'essaie pas de s'en faire aimer. L'oreille, ça se prouve, comme l'Attention, comme l'affection. La musique a cela de merveilleux qu'elle ne laisse rien passer, qu'elle n'excuse rien. Tu me dis que tu entends, mais si tu ne fais pas le bon geste exactement au bon moment et de la bonne manière, c'est que tu n'entends pas. C'est aussi simple que ça ! On peut tricher à peu près dans tous les arts, mais pas dans la musique. Je m'amuse beaucoup à écouter, soir après soir, les invités d'Arnaud Laporte à France-Culture. Il invite beaucoup de ces artistes-qui-n'en-sont-pas, dont on comprend qu'ils ont sa préférence, qu'avec eux il partage des valeurs. Ils commencent par délivrer de longs et très beaux messages pour expliquer ce qu'ils font, ce qu'ils ressentent, comment ils voient les choses, quel est leur rapport à l'art, etc. Puis on écoute leur musique, et là… patatras ! Tout se casse la gueule et le pot-au-rose se révèle dans toute sa ferveur diamantine. Leur musique, ou ce qu'ils nomment ainsi, démontre sans aucune ambiguïté qu'ils n'entendent rien et probablement qu'ils ne ressentent pas grand-chose non plus. Car l'oreille (in)forme le sentiment autant qu'elle est (in)formée par lui. Une fenêtre ne peut pas être à la fois ouverte et fermée. 

Je lui dis : ça ne va pas, ta ponctuation est tout simplement impossible. Elle me répond : Je ne suis pas d'accord. Bien bien bien. Inutile d'insister. Je sens que j'ai touché un nerf à vif, comme le dentiste qui croyait avoir anesthésié le patient avant de charcuter la molaire pourrie. Ils ne sont jamais anesthésiés, surtout quand ils sont perclus de complexes. Avant même d'avoir compris de quoi nous parlons, ils se raidissent et nous lancent dans les dents qu'ils ne sont pas d'accord. Mais pas d'accord avec quoi ? La question ne sera pas posée, ou, si elle l'est, on n'obtiendra jamais une vraie réponse. Et si l'on insiste un peu… « J'ai très bien compris ! » nous rétorquent-ils d'un air offusqué ! Bien. Laissons cela… Regardons ailleurs, si par hasard ailleurs il y a.

La langue et la musique sont des choses très différentes, mais elles ont des points communs extrêmement profonds qui plongent dans les racines immémoriales de l'être, dans ses premières vibrations, les plus essentielles et les plus définitives. Quand on ouvre un dictionnaire, la première chose qui nous saute aux yeux, si l'on ose dire, ce sont des sonorités. Avant les mots, avant les définitions, avant le sens, tout un peuple de sonorités nous entoure : c'est comme un parfum complexe, fait de mille senteurs, qui nous guide infailliblement à travers le sens, c'est un assemblage de sons simples qui s'ordonnent miraculeusement d'une manière singulière pour chacun d'entre nous, créant un paysage sonore à la fois familier et étrange, harmonie changeante et complexe mais d'une précision étonnante. 

Il y a quelques mois, n'y tenant plus, j'avais écrit à Clara pour lui expliquer la manière dont on utilise les guillemets, en français. Elle m'avait répondu très gentiment pour me remercier, ajoutant que j'avais « absolument raison ». Diable, je le sais bien, que j'ai raison. Mais ce n'est pas moi qui ai raison, c'est la règle, c'est l'Imprimerie nationale, c'est la littérature, ce sont les typographes, ou la logique, enfin c'est la langue. J'avoue avoir été un peu soulagé. Je n'aurai plus à voir ces atroces emplâtres dont elle a le secret. Eh bien, que pense-t-on qu'il arrivât ? Rien ne changea. Rien du tout… Clara continua imperturbablement, comme si nous n'avions jamais eu cette conversation, à ne pas savoir utiliser les guillemets. Ici, on se pose des questions. Et ces questions sont vertigineuses. Folie, imbécilité, provocation, surdité totale, handicap mental rédhibitoire, vice, méchanceté, atavisme étrange ? Peu importe les réponses qu'on choisit de donner, on se heurte à un mur infranchissable. Je crois qu'il s'agit avant tout (mais pas seulement) de la très bête et très ordinaire maladie d'orgueil qui empêche de monter sur les épaules d'un autre que soi pour atteindre à une vue meilleure et plus dégagée. On préfère voir toujours le même paysage, car lui, au moins, on le connaît, et l'on veut penser qu'il nous constitue, qu'il définit notre “personnalité”. Il y a les villas « ça m'suffit », comme il y a les êtres « je m'comprends ». Sauf que justement, je ne suis pas certain du tout qu'ils se comprennent. En revanche, il se suffisent, et ils sont suffisants.

Clara démontre toute la journée qu'elle ne comprend pas ce qu'elle écrit. Le comprendrait-elle qu'elle l'écrirait autrement, ou qu'elle ne l'écrirait pas du tout, plutôt. Mais j'ai l'air de m'acharner sur cette pauvre Clara, qui n'en peut mais, alors que les Clara sont légion. Évidemment, elle ne parlerait pas si facilement des « analphabètes », il serait plus facile de lui pardonner d'être illettrée. Nous vivons dans un monde qui nous force à être méchants, car ceux qui sont choisis pour « professer » sont très souvent parmi les plus incultes. Il est donc assez naturel qu'il y ait parfois quelques baffes qui nous échappent, malgré notre légendaire bienveillance.

On part toujours du postulat implicite que celui qui parle comprend ce qu'il dit, mais c'est faux. On peut très bien parler sans comprendre un mot de ce qu'on profère. Ça m'arrive. A posteriori, on se demande ce qui nous a pris ; mais encore faut-il qu'il y ait un a posteriori, que nos oreilles aient un peu de mémoire et d'humilité, qu'on accepte de se voir de l'extérieur. De la même manière qu'un musicien qui travaille son instrument doit posséder une oreille externe, une oreille qu'il détache de ses tripes, au moins durant quelques instants. Ce n'est pas toujours facile, certes, et le recours au magnétophone est souvent indispensable. Le magnétophone est le miroir du musicien, le seul qui nous coupe sans ménagements du pur instant, car le corps est par définition unifié par notre esprit, et il faut toujours des techniques (qu'elles soient externes ou internes) qui permettent de délier momentanément ce qui est inextricablement tissé. 

Puisque je parle de sourdinguerie, il faut que je mentionne ce type, sur Facebook, qui est assez fascinant. Il produit toujours des statuts Facebook laborieux, d'une platitude remarquable — et remarquable surtout parce qu'on sent qu'il est très satisfait de lui —, mais toujours rédigés en un français impeccable dont on voit bien qu'il se rengorge discrètement. D'ailleurs, le pseudonyme qu'il s'est choisi dit beaucoup en un seul mot : Sentence, qu'il a cru devoir affubler d'un prénom encore plus ridicule : Maxime. C'est de cela qu'il s'agit. C'est une machine à produire des maximes sentencieuses qu'il offre généreusement au monde ébahi et reconnaissant des internautes hébétés. Ce personnage est intéressant parce qu'il se situe au point de jonction de deux mondes qu'une illusion d'optique nous fait paraître très éloignés alors qu'ils sont contigus : celui des incultes et celui des lettrés. C'est là sa terre d'élection. Il joue à la charnière de ces deux territoires, faux habile et vrai cuistre dont la petite vertu suffit à abuser le gaga avec une habileté qu'on admire. Il n'est pas sourdingue à proprement parler (lourdingue, oui), mais il joue habilement de la sourdinguerie générale avec un contentement aristocratique. Son truc, c'est de se hisser sur un tabouret de bar haut perché qu'il prend pour une éperon rocheux intellectuel et moral, pour un nid d'aigle. Par un effet de perspective, comme sur ces photos arrangées qui donnent d'un personnage une idée complètement fausse (mais par jeu), il se grossit jusqu'à paraître bœuf, le Bœuf-à-maximes, le Bœuf sur le toit du monde. Si j'étais Jean de La Fontaine, j'écrirais une fable ou un conte à son sujet. Annie Le Brun avait publié en 2000 un ouvrage intitulé Du trop de réalité. Ici, il faudrait parler du « pas assez de réalité », mais c'est tout un art, j'en conviens, et un art d'avenir à n'en pas douter, de ceux qui vous assurent le gîte et le couvert à la grande table des autorisés, des publiés, des invités.

Les incultes et les lettrés sont parfois si proches les uns des autres qu'on peut les confondre, et leur intersection paradoxale délimite une sorte d'enclos singulier et ouaté, un refuge qui accueille les timorés décontenancés par le verbe réel et qui produit une sensation doucereuse, sans danger pour la santé : ici, on confectionne de la littérature sans littérature, du roman sans roman, de l'ivresse sans alcool, de l'alcool sans dépendance, de l'amour sans sexe, du sexe sans humeurs et sans odeurs, de l'éthique décarbonnée et durable, de la gentillesse tamponnée et bien-écrite. En tout bien tout honneur. On ne risque pas grand-chose à fréquenter ce lieu, si ce n'est bâiller à s'en décrocher les amygdales. Il semblerait que ce soit la principale usine à phrases de notre époque, qui produit à la chaîne des livres jetables qui ne font peur à personne. Les éditeurs en raffolent. Ça se vend bien, et il y a un énorme turn-over, ce qui permet de gagner beaucoup d'argent. Aussitôt publié, aussitôt oublié. Au suivant et par ici la monnaie. Comme de toute façon les très rares qui se risquaient à critiquer cela sont morts ou atteints de la maladie d'Alzheimer, ou en prison, ou à l'asile, on ne risque rien. Et puis il y a suffisamment de choses graves ou très-belles, ou même très-très-belles dans l'actualité et le spectacle du jour (demandez à Raphaël Enthoven, si vous êtes à court d'idées) pour ne pas se soucier de ces petites affaires qui n'intéressent que de vieux aigris qui cacardent seuls dans leur coin sombre et puant la pisse. La-liesse-partagée, ces vieux cons ne la digèrent plus, elle leur reste sur l'estomac. Il faut les excuser, leurs tripes ne produisent plus assez d'acide chlorhydrique, sans doute parce que celui-ci a migré dans leur esprit. « Ah, si seulement les Jeux pouvaient durer toujours », écrit avec un à-propos merveilleux la toujours inspirée poupée gonflable qui-dit-oui, oui-oui-oui et re-oui, l'Enthousiaste immaculé Enthoven Premier-du-nom malgré le père. Il devrait se marier avec Bruel, ces deux-là nous feraient de jolis petits enthousiastes sans péché qui-aiment-leur-président. Entre eux et le Temps, pas l'épaisseur d'une feuille de papier-bible. Ça colle du tonnerre de Dieu ! Ils adhèrent à donf. Leur foi collante nous fait envie, à nous les décollés sceptiques. Ça doit être super cool, d'être sympa et lubrifié à ce point. Ils devraient écrire des livres de développement personnel, car on sent bien qu'ils sont au courant de tous les petits secrets qui rendent heureux. Les médailles-d'or, ils naissent avec, ces poissons-volants angéliques, ils sont même hors-concours, dans la discipline du Vertuisme Obligé, ils bandent nuit et jour pour le GAG, le Grand Assentiment Général, ou le sGAGs (le sacré Grand Assentiment Général sucré), qu'ils frottent consciencieusement d'huile bénite afin qu'il brille et manifeste toute sa turgescence dans les ténèbres que nous autres les Négateurs pissant froid nous habitons honteusement. Ce sont gens bien polis, eux, quand nous sommes des malappris, car rien n'est plus impoli que de se désolidariser de l'émotion collective et intransitive qui transfigure le Genre Humain sans-frontièrisé ne se discutant pas plus que les goûts et les couleurs dans les repas de famille. Les Enthoven & Bruel & Associés sont les bedeaux fiévreux et appliqués de la maison “Mêlée dans la Sacristie” qui cote en Bourse au temps de la Love Parade ininterrompue et inclusive qui est notre quotidien entrecoupé seulement de quelques égorgements festifs, pour nous rappeler que nous sommes en France. Un Enthoven ou un Bruel, voyez-vous, ça passe directement du premier au treizième degré sans escales, quand ça parle, c'est ce qui fait qu'ils sont parfois difficiles à suivre, comme tous leurs compagnons de fortune, fact-checkers consacrés par la BA (la Bulle Autorisée), animateurs d'événements culturels incultes, assemblées de fidèles en string opinant en chœur, premiers communiants vaccinés jusqu'à la gueule, influenceurs canonisés dorés à l'or fin, femmes à barbe icônes de mode, rappeurs en chaire investis du Groove céleste, obèses morbides et fières de l'être, toute cette peuplade bariolée et hilare étant désignée sous le nom générique des Consentants. Les Consentants gueulent très fort, ce qui impressionne les quelques fossiles qui ont peur de s'en distinguer si peu que ce soit. Plutôt que de raser les murs, ceux-là choisissent de brailler encore plus fort que leurs beaux modèles, dans une surenchère de pandémonium. On se fait reluire le tambour avant de passer ceinture noire septième dan en Oui-Ouisme transcendantal. C'est la grande partouze des Sourdingueurs forcenés : les divins Acquiesçants couvrent le monde d'une clameur assourdissante qui souffle les derniers et timides contrefeux, leurs dieux se nomment DécibelIntimidation et Rictus. La Sourdinguerie est le vent mauvais du XXIe siècle.

« Tu parles pour le plaisir de dire ce que tu penses et ils vont te renfoncer ce que tu penses dans la gorge ». Que dirait Giono en 2024, c'est-à-dire soixante-dix ans après qu'il a écrit cette phrase dans le Voyage en Italie. Ni lui ni Philippe Muray n'auraient pu imaginer le degré de renfoncement inouï auquel nous sommes arrivés, dans le premier quart de ce siècle, nous qui avons le gosier brûlant à force de renfoncements quotidiens et systématiques. Qui n'a pas connu les rézococios aux temps de la paire de néo-dieux Zuckerman-Gates ne sait pas ce que signifie l'impossibilité de parler et d'être entendu alors qu'on jacte toute la journée. « C’est effrayant de penser qu’il y ait tant de choses qui se font et se défont avec des mots » écrit Rainer Maria Rilke à une amie vénitienne, mais il est encore bien plus effrayant de penser que les mots n'ont plus de pouvoir, qu'on les a éviscérés, retournés, trépanés, et qu'ils se dessèchent au soleil impitoyable du Virtuel, que les choses ne se font ni ne se défont plus, puisqu'elles aussi ont été répliquées dans un monde parallèle, musée calme et morbide où elles sont plongées dans le coma profond de la Liesse-à-couteaux-tirés.