mercredi 25 juin 2025

Pieds


 

Il est possible que les cinéphiles présents ici me démentent (je ne suis pas du tout cinéphile, moi), mais je crois avoir remarqué que dans tous les films de Quentin Tarentino il y a un plan, au moins un, qui montre longuement les pieds d'une ou de plusieurs filles. Il se débrouille toujours pour montrer les pieds de ses actrices, et j'aime beaucoup ce moment. Je pourrais même affirmer que je l'attends, comme on attend LE MOMENT d'une histoire. 

J'aime les fétichistes, en règle générale. Je les comprends, et je crois qu'ils sont à peu près les seuls à aimer réellement la femme (ou l'homme) qu'ils ont en face d'eux. Comment pourrait-on aimer quelqu'un si l'on n'aime pas certains détails (certains morceaux (oui, je sais, dit comme ça, c'est moins sexy)) de son corps, qu'on ne s'est jamais attardé, appesanti, sur ces parties du tout. 

Les détails sont plus importants que la totalité, que l'ensemble, c'est ce que dit implicitement le fétichiste. Le fétichiste n'est pas idiot pour autant, il sait bien que ces parties n'ont de valeur qu'en raison du tout, il le comprend, mais, c'est plus fort que lui, la célébration — car c'est bien de cela qu'il s'agit — d'un élément lui semble plus importante, plus urgente qu'un sentiment général qui le ramènera toujours un peu au commun, et surtout, à l'autre, à celui qu'il n'est pas, à cet autre qui ne comprendra jamais qu'il soit attiré par cette femme-là (par cet homme-là) — qui, en somme, n'a rien de si extraordinaire. Ce n'est pas l'extraordinaire, que recherche le fétichiste, c'est le singulier, c'est le privé. Le fétichiste s'attarde sur chaque note de la partition, sur chaque lettre du mot, il s'y enfonce et s'y noie : il aime la noyade dans la matière, en toute connaissance de cause.

Les non-fétichistes sont assez prétentieux ; ils voudraient nous faire croire qu'ils aiment « un être » (cette chose que personne n'a jamais vue), et surtout que cet amour-là est le seul qui soit digne d'être connu et partagé, moyennant quoi, ils passent à côté de la personne réelle, concrète, individuelle. En refusant de la morceler, ils en font une entité abstraite qui n'a plus de saveur. 

Pourquoi les pieds ? Celui qui avoue (et exhibe, comme Tarentino) son fétichisme du pied féminin se protège. Je crois que le fétiche est toujours le fétiche d'autre chose, par un système de glissements, de passages plus ou moins cachés, de renvois secrets, d'associations imprononçables, Il montre les pieds parce qu'on peut montrer les pieds d'une fille, dans un film, sans que le film soit immédiatement marqué au fer rouge de la pornographie ou de la maladie mentale. Il dit moins pour qu'on imagine plus. Les pieds d'une femme, c'est précisément ce qui peut s'exhiber publiquement sans qu'on parle de provocation ou d'attentat à la pudeur. Si Tarentino montrait longuement dans ses films des sexes féminins, par exemple, on ne verrait plus ses films, on ne verrait plus que ça, l'obscène découpé et affiché rendrait tout le reste insignifiant, et c'est ce qu'il ne veut pas, parce qu'il a une haute idée du cinéma. Ces plans, qui semblent toujours étranges, car un peu inutiles (mais c'est justement ce qui les rend merveilleux, hors cadre), sont sa manière à lui de célébrer ce qui, dans le cinéma, n'est pas du cinéma. 

Tout cela me fait penser au mi dièse du concerto pour piano en la majeur de Mozart (« le plus parfait », selon Messiaen), dans le début du second mouvement, ce mi dièse qui semble s'extraire du thème, se poser, avec une délicatesse et un moelleux toujours bouleversants, comme suspendu, dans le grave, si éloigné de toutes les autres notes de la texture sonore du thème qu'il semble ne pas appartenir au même monde, qu'il sort du cadre. J'ai toujours l'impression, quand j'entends cette note, détachée sans l'être, suspendue et profonde, que Mozart n'a écrit ce passage que pour elle, que le reste du thème n'est qu'un prétexte — admirable, certes — qu'il a composé (posé autour) pour mettre cette note-là en exergue, et tout l'art du pianiste est de la faire attendre un peu, de la détacher du reste, sans pour autant qu'il s'agisse d'un « geste », ni que cela ressemble à une affectation, sans que cela ne brise la ligne mélodico-harmonique. Pour moi, Mozart, ici, célèbrequelque chose qui doit rester secret et qui certainement le restera. Il y a du « tact », dans cet exergue discret, du toucher, du goûter et de la mesure, et bien sûr du rythme (c'est presque le son sourd d'une pulsation cardiaque, qu'on entend), il y a l'irruption dans la musique de quelque chose qui n'est pas la musique. Il y a du privé qui affleure, et c'est ce qui me trouble tant. Le corps de l'autre fait irruption, comme un fantôme ou un fantasme. Si vous ne vous êtes jamais appesanti, j'insiste sur ce mot, sur le son (ou le silence) que produit le corps de l'autre, sur son rythme singulier, comment pouvez-vous affirmer que vous le connaissez ?

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