C'est de pire en pire. Si je n'écris pas, je ne lis pas. Bien sûr, si je ne lis pas, je n'écris pas non plus, mais l'inverse est encore plus vrai. Je me rends compte qu'il m'est impossible de lire sans écrire, ce qui complique sérieusement la lecture, la rend presque irréalisable. Lire un livre sans lever la tête et écrire, c'est ne pas lire vraiment. Livre un livre sans le poser, c'est ne pas le lire. Si je lis quelque pages d'affilée, sans prendre un stylo ou un clavier, c'est que je ne suis pas réellement en train de lire ce livre : je m'aperçois très rapidement que les phrases que je lis n'ont aucune incidence sur moi, elle ne traversent pas la frontière qui me sépare du monde. Je les comprends, je peux même les apprécier, ou les haïr, mais elles ne font pas partie de ce moi qui a décidé de lire. Cette maladie est d'une rare intransigeance. J'essaie de la combattre, mais son emprise augmente à mesure que je tente d'en ignorer les symptômes. C'est à tel point que je me demande comment je faisais, jadis, pour lire de gros romans sans lâcher l'objet. Qu'est-ce qui me poussait à en continuer la lecture ? La volonté dérisoire de connaître la fin ? Était-ce aussi bête que ça ? Je ne sais, car je suis incapable d'être celui que j'ai été autrefois, pour mon grand malheur.
Faut-il, pour lire un livre, abandonner toute prétention à le lire vraiment ? C'est à cette extrémité que désormais je suis réduit. Je peux le faire, naturellement, je peux lire vite, aller vite à la fin d'un livre, pour en lire un autre, et encore un autre, je sais le faire, mais si je le fais j'ai l'impression littéralement de perdre mon temps, j'ai l'impression que ma lecture aura dérobé un temps précieux qu'il ne me sera plus jamais donné de retrouver. Lire et écrire sont deux verbes synonymes, c'est aussi simple que cela. Pour lire il faut ne pas lire, et pour écrire il faut ne pas écrire. C'est d'autre chose, que nous avons besoin, pour être dans cette action qui n'en est pas une.
Faut-il, pour vivre, ne pas vivre ? C'est sans doute la même question, à laquelle la même réponse serait apportée, si nous osions être vivants, c'est-à-dire vivants sans les autres, ou, mieux, vivants par-delà les autres.
Ne lis plus — regarde !
Ne regarde plus — va !
Heure toujours dernière, comme le dit Paul Celan. « Car nul ne témoigne pour le témoin. »
De plus en plus, je m'aperçois que le titre peut chez moi suffire à provoquer l'amour d'un livre. Encore faut-il, tout de même, que le contenu du livre n'abîme pas ce titre. Ne pas abîmer un titre, voilà tout le projet de la littérature la plus haute.
Les heures répondent aux heures, par-delà les années. Je me revois, au soleil, dans l'appartement de la place des Vosges, en août 1988, en train de lire.
la lumière incessante, jaune limon,de-ci de-là, ballottéederrièreles planètes capitales.Regardsinventés, cicatricespour voir,entaillées dans le vaisseau de l'espace,yeux
Comme j'étais heureux, alors. Car j'ai été heureux, oui ! Et cet heur là vient ici, à midi, sous ce soleil-là, me saluer. Mon destin est favorable, malgré la peine, malgré la détresse, malgré la solitude, malgré la morsure des uns et des autres, malgré la mort d'un chien ou celle du désir. « Se priver de voir est encore une manière de voir. »
Dans l'air, là demeure ta racine, làdans l'air.
Nous creusons dans les airs un tombeaupour ne pas y être à l'étroit.
(…)
Nuit en forme d'aile, de loin venueet maintenant
La nuit en forme d'aile, je l'entends, sans cesse. J'entends ses froissements de papier dans le temps, ses bruits de cuisses frôlées par le tissu ou la main, ses vies furtives et musicales. Elle surgit au creux des phrases quand je ne l'attends plus. Maintenant.
Faut-il mourir pour avoir été (être) vivant ?