jeudi 13 décembre 2018

J'aime



« J'aime beaucoup le classique moi aussi. »

En sept mots, tout est dit, d'une pensée, d'une morale, d'une esthétique – et de la culture de celui qui s'exprime. Ces phrases qui en un tour d'esprit dévoilent leur auteur, se suffisent à elles-mêmes, ces phrases qui parlent à l'insu de leur locuteur et qui en creux en donnent un portrait exhaustif, on les chérit. Ces phrases, celui qui les prononce croit les dire, alors que ce sont elles, ces phrases, qui le disent, lui. C'est comme si elles parlaient toutes seules. C'est la langue qui va plus vite que celui qui fait des phrases, c'est la langue qui échappe à celui qui pense en être le maître, c'est la langue qui va plus vite que son chiffre, c'est la langue qui pend hors des orbites du parlant, qui passe les dents, qui exsude de son personnage comme les mots qui sortent du papier, comme le nez au milieu de la figure.

« Aimer le classique aussi » ? Chaque mot de cette proposition est à souligner, mais chaque mot de cette proposition est dépendant des autres : en souligner un reviendrait à ne pas la comprendre.

Mais prenons les choses dans l'ordre.

– « Aimer ». Ils veulent à toute force nous dire ce qu'ils aiment. Comme si cet amour prouvait quoi que ce soit, comme si cette dilection portait en elle-même sa morale et sa justice. Ce qu'ils ignorent,  c'est que l'amour a peu à voir avec la culture. Mais c'est surtout le "je" de « j'aime » qui est important, car les goûts ne peuvent pas être déliés des états culturels qui les présupposent. Le goût est le point qui, à l'exacte intersection de l'intelligence et de la culture, résume un individu. Qui est le "je" qui s'exprime ici ? C'est ce qu'il faudrait savoir. Le petit-bourgeois de l'hyper-démocratie est persuadé qu'il parle en son nom, qu'il est libre de ses mouvements et de ses goûts, que ces derniers ne relèvent que de son libre-artbitre, qu'il est souverain. C'est tout à fait faux, bien entendu. « Celui qui croit au libre-arbitre n'a jamais aimé, ou haï. »

– « Le classique ». Le-classique, c'est la langue de ceux qui ne parlent pas cette langue, et s'ils ne parlent pas cette langue, c'est justement parce qu'ils ambitionnent de parler une langue neutre. La langue neutre, c'est la langue qui prétend mettre les divers états culturels à équidistance les uns des autres, c'est la langue qui prétend donner le choix. Le petit-bourgeois a le choix. Il fait son marché parmi "les cultures", parmi les arts, parmi les œuvres, et il sélectionne ce qui lui plaît – ce qu'il aime. Nous sommes au pays de l'éclectisme de droit divin et de la personnalisation, de la customisation. Choisis ta vie ! Choisis ta culture ! Choisis ta langue ! Choisis ton prénom ! Choisis ton sexe, pardon, ton genre. Et même, on l'a vu récemment, choisis… ton âge ! Le petit bourgeois post-moderne et post-démocratique vit sa vie à l'heure numérique et virtuelle. Il choisit les éléments de sa vie comme il choisit son fond d'écran et la couleur de l'intérieur de sa voiture. Quand j'étais enfant, on disait de tel qu'il avait "mauvais genre". Il n'y a plus de mauvais genres. Il n'y a plus que des choix, des "options", comme ils disent. Le mot "musique" n'est pas neutre. La langue non plus.

– « Aussi ». On n'aime pas la musique aussi. Soit on aime la musique soit on ne l'aime pas. Sauf, bien sûr, si "la musique" n'est pas la musique ; sauf si c'est « du classique » (ou du jazz, etc.) que l'on parle, c'est-à-dire de la partie d'un tout – le tout en question étant un assemblage hétéroclite et pluri-culturel de "musiques" : le (la musique) classique, la chanson, l'avariété, le jazz, le rock, le folk, le disco, le rap, la pop, la techno, le funk, le R&B, la musique de film, et tous les genres et sous-genres que j'oublie ou que j'ignore, volontairement ou involontairement. Il y aurait donc plusieurs musiques (comme il y aurait plusieurs cultures)… Tout est là, dans ce pluriel idéologique. La démocratie est passée par là, ou, plus exactement, l'hyper-démocratie, celle qui transforme le réel en une gigantesque vente en ligne où tout se trouve à disposition, où chaque "produit culturel" est à portée de main, et chacun d'entre eux à égale distance de la main du consommateur ou du likeur. Il veut, il prend. Il ne veut pas, il passe son chemin. Tout le contraire de l'art, donc. Mais qui sait encore que la musique est un art, et le plus exigeant de tous ?

Il n'y a pas "des musiques". Il y a la musique d'un côté, et il y a le jazz, le rock, la chanson, etc., de l'autre. La musique, c'est cet art qui a traversé les siècles, cet art qu'on peut encore "interpréter" aujourd'hui sans que les œuvres dans lesquelles il s'incarne n'aient en rien vieilli. Ce n'est pas une question de virtuosité, d'originalité, d'inventivité, de technicité, ni même de complexité, non, la question, c'est celle de la pensée – au sens le plus exigeant du terme – qui rencontre la matière sonore, et qui lui donne cette forme qui, cinq ou six siècles après, nous bouleverse encore, nous enseigne encore, et encore nous met en contact avec le mystère du monde. Art ou pas art, telle est la question – la seule.

Il y a d'un côté l'idéologie, qui préoccupe beaucoup les vivants, et de l'autre l'art, qui les occupe très peu. Si l'art traverse les siècles et leur donne un visage (et peut-être une âme), il est juste de noter que l'idéologie, elle, fait beaucoup plus de morts. C'est la grande nettoyeuse du monde. Comme le monde déborde de vivants, le temps est peut-être venu à l'art de laisser définitivement la place à l'idéologie.