mardi 11 décembre 2018

L'écriture au galop



Il croyait galoper sur les paragraphes, et les phrases le clouent au sol. Il croyait bâtir une œuvre, et les mots sont les clous de son cercueil. Il croyait qu'il allait jouir enfin par sa pensée, et celle-là lui fait comprendre que depuis toujours elle simulait. 

***

Toute la littérature provient sans doute d'un empêchement, ou d'un handicap : celui de ne pas pouvoir écrire à la vitesse de la pensée. Il n'y aurait pas de romans, si nous étions capables d'écrire aussi vite que nous pensons. Si l'écriture et la pensée avaient la même vitesse, la fiction perdrait tous ses attraits, car la pensée elle-même est une fiction, et, de toutes les fictions, la plus foisonnante, la plus exubérante. la plus chatoyante, la plus fougueuse. Si l'écriture et la pensée avaient la même vitesse, les rêves seraient dicibles. Ne pas être en mesure de raconter ses rêves est la seule garantie que nous ayons de pouvoir écrire des histoires. Si écriture et pensée avaient la même vitesse, peut-être n'aurions-nous pas d'inconscient. Ce sont les différences de tempo entre les instances qui nous fondent qui créent la possibilité de l'art, de la littérature, de la musique. 

On sent bien, quand on se met devant une page blanche, que la page n'est blanche que de cet empêchement, de cette tare congénitale. Si pensée et écriture avaient une même vitesse, l'écrivain serait confronté à une page noire. Pourrait-il écrire blanc sur noir, et non pas noir sur banc, c'est-à-dire retrancher au plein de sa pensée des morceaux de silence, d'absence ? L'écriture pourrait-elle consister à supprimer des traits et des points d'une pensée emplissant son esprit, d'arrêter à quelques rares moments ce tourbillon lancinant, cette vague infinie, de stopper par instants la dérive des galaxies mentales ?

Souvent, on se met devant la page blanche à cause du galop intérieur qui nous presse, et c'est comme si ce galop venait se fracasser contre le mur de la page ou de l'écran. Il ne reste que des débris, des chutes, des lambeaux, de ce qui se pressait pour (croyions-nous) sortir. Et, la plupart du temps, ces restes sont si misérables, si chétifs, si insignifiants, qu'on préfère encore ne rien écrire que de se contenter de ces rognures de pensée. La Perte est le pays qu'habite l'écrivain. Il est lui-même perdu au milieu de la déperdition, et c'est quand de cette perte il parvient à retrouver le chemin effacé qu'il accède au royaume de la Lettre. La plupart des auteurs attendent le moment où ça prend. Quelques très rares écrivains, au contraire, voudraient retarder ce moment indéfiniment, au risque d'être emportés par le silence. Ils veulent rester sur la crête, quitte à être inaudibles et illisibles. Ceux-là sont des artistes avant d'être des conteurs, des musiciens avant d'être des paroliers.