Une des frontières les plus fondamentales, et les plus radicales, dans la vie, est celle qui sépare ceux qui entendent les mots et ceux qui ne les entendent pas.
Mais comment reconnaît-on ceux qui n'entendent pas les mots ? C'est très simple. Ce peuple-là fournit le gros des troupes des éponges à scie. Quelqu'un qui digère parfaitement, qui assimile parfaitement, et qui propage avec désinvolture et bonhommie les scies de l'époque n'entend pas les mots, tout simplement, car il ne les entend que pour leur qualité de véhicules. Il les emprunte avec autant de naturel que le Parisien le métro, sans se poser de questions. La scie est un wagon à l'intérieur duquel il monte pour se propulser quelques instants plus tard, égal à lui-même et à l'autre, son prochain omni-sciant. Ce sont des passeurs, des intermédiaires, des mandataires : ils parlent par procuration, ils empruntent les voies autorisées, balisées, et dûment répertoriées. Ils tissent indubitablement du lien social, ces répétiteurs à rengaines, on ne peut pas leur enlever ça. Mais pour ce qui est d'entendre les mots, d'entendre les mots derrière les mots, les mots sous les mots, les mots cachés par les mots, les échos, les rebonds, les réponses implicites ou déplacées, pour ce qui est de voir les reflets, les voies parallèles, les impasses, les détours et les sentiers de traverse que les mots portent toujours en eux, pour ce qui est de sentir le précipice que le mot recouvre, alors là, ils sont nuls. Pour eux, un mot est un mot, c'est-à-dire l'unité de base de ce qui permet de comprendre l'autre et de se faire comprendre de lui : le langage. Pour eux, le mot a une signification — parfois deux, dans le meilleur des cas —, pour eux le mot, dont le sens est donné une fois pour toutes dans le dictionnaire, est une clef qui n'ouvre qu'une seule porte, une porte connue d'avance, inscrite dans le grand livre des passages et des communions. Ils ont du respect pour le langage, aucun pour la langue. On les entend enfiler leurs scies à longueur de journées, comme des représentants de commerce. Ils ont quelque chose à nous vendre, c'est sûr : le conformisme, l'adaptabilité, la panurgite auto-régulée qui débite de l'inutile à pleins boyaux. Comment voulez-vous que ce boucan incessant leur permettent d'entendre ce qu'à voix basse dit la langue qu'ils traînent derrière eux comme un gros sac plein de linge sale ?