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dimanche 23 juillet 2023

Vingt ans après

C'était il y a vingt ans exactement. C'était un samedi, un samedi matin. Il faisait très chaud. J'étais au téléphone avec Raphaële qui était en Grèce, je crois. J'ai déjà écrit ces mots. J'ai peut-être même déjà écrit exactement ces phrases. Je me répète. C'était à l'heure de Répliques, à France-Culture. J'étais dehors, sur le perron, sur la partie gauche du perron, celle qui est abritée, devant la porte-fenêtre du salon, sur la petite table verte en fer, près de l'endroit où se dressait le grand cèdre qu'on avait dû faire abattre en 1999, l'hiver de la Tempête. Je devais avoir une tasse de café, et sans doute mon journal, devant moi. Je répète. J'y retourne. Je me place dans l'alignement des jours. Je radote. J'étais au téléphone et je n'ai donc pas reçu l'appel de l'hôpital. C'est en voyant mon frère au portail de la Closerie que j'ai compris. C'est lui qu'on avait appelé. J'ai dû raccrocher le téléphone. Il m'a dit, je m'en souviens très bien : « Nous sommes orphelins. » Je me répète pour que des mots surgisse autre chose que des mots. Rien n'est garanti, en ce domaine, mais cela ne doit pas nous empêcher d'essayer, encore et encore. À vingt ans d'intervalle, la vérité, si elle n'est pas plus assurée qu'alors, a peut-être plus de prix aujourd'hui, car j'ai peur d'en perdre la trace, et même le goût. 

Je suis plus vieux que mon père, aujourd'hui ; ce n'était pas le cas, alors. Mais je suis toujours plus jeune que ma mère, bien qu'elle soit morte il y a vingt ans. Je m'accumule, là, sur ma chaise, tas de viscères et souffle court. Au-delà, la lumière et le temps, tout proches et inatteignables. Je suffoque, mais moins qu'elle, dans cet hôpital sans climatisation, durant les jours les plus chauds de l'année 2003. Toutes les heures qui se sont amassées au fond de moi me crient que les mots vont m'asphyxier, que je vais périr par les envoûtements, dans les traces et les épingles des éructations débiles et obsessionnelles. Je divague, je délire, je me retiens aux rires avortés, les ombres froides me font cortège, mais mes phrases ne parviennent pas à ressusciter le feu de ce qui fut là, vivant ô combien et si proche de la mort. La langue m'aguiche tout en se refusant à moi et ma pauvre mémoire jette sur tout cela une lumière noire qui m'effraie et me scandalise. Cent fois que j'écoute cette mélodie, que j'attends en vain qu'elle délivre son secret, la vieille ville est défigurée — et je n'oserais même pas y retourner. Comment font-ils, ceux qui vivent là, sans savoir, sans rien regretter ? Ils arpentent ces mêmes rues, ces places, ces quartiers, ces maisons, mais rien de tout cela n'existe, je suis le seul à savoir, à souffrir : ils ne savent même pas que nous avons vécu. La tombe aime le silence : même cela nous est refusé. Il y a un nœud, un souffle qui ne sort pas, les murs se rapprochent, sa voix m'a quitté. On marche sur un fil tranchant qui à chaque pas menace de nous priver de la parole. 

À la fin de sa vie, Iannis Xénakis n'avait plus toute sa tête et croyait être ingénieur (c'est ce qu'il répondait aux médecins qui l'interrogeaient sur sa profession). Sa femme Françoise lui racontait qu'il était compositeur. Pour corroborer cette thèse, elle lui avait apporté des cassettes où était enregistrée sa musique. Au début, durant une ou deux minutes, il avait eu l'air très intéressé par ce qu'il avait entendu, puis, soudain, s'était dressé devant sa femme et lui avait ordonné très fermement d'« arrêter ça » ! C'était une douleur intolérable. Elle ne sut jamais s'il s'était subitement rappelé que cette musique était la sienne, et que la douleur d'avoir oublié cette vie (cette puissance créatrice) l'avait fait réagir violemment, ou bien si, de manière bien plus cruelle encore, il avait réellement changé du tout au tout, et qu'il détestait ce qu'il avait composé sa vie durant — s'il détestait, donc, ce qu'il avait été. Quand elle lui avait raconté La Montagne des dieux grecs, un spectacle qu'il avait imaginé et composé à Mycènes, il avait eu l'air très intéressé, et heureux, mais quand elle avait dit : « Tu sais que c'est toi qui as monté et créé tout cela », il avait hoché la tête en signe de dénégation, et murmuré : « Oh non, moi je ne saurais jamais créer un spectacle pareil ! »

J'ai vécu une chose un peu similaire avec ma mère, à l'hôpital de Rumilly, le jour où j'ai voulu lui faire entendre une musique qu'elle aimait par-dessus tout, le larghetto du concerto de Mozart en ut mineur, le K. 491. Elle a d'abord écouté, les yeux fermés et les mains jointes, un sourire aux lèvres, puis, au bout d'une minute ou deux, elle a grimacé horriblement et m'a ordonné d'arrêter ça : « Ça grince ! » m'a-t-elle dit avec un visage tordu de douleur. Cette métamorphose soudaine et brutale m'a glacé le sang. C'est comme si elle était tombée, non pas d'un état dans l'autre, mais d'un être dans l'autre, en une fraction de seconde — son être d'avant tombé dans son être de maintenant, sans transition. Il y avait une barre entre les deux, qui ne communiquaient pas, qui se faisaient face et se regardaient en chiens de faïence. Je voyais, en temps réel, se manifester une fracture ontologique. En un même corps étaient réunis (ou plutôt désunis) deux êtres qui s'opposaient. En temps ordinaire, nous avons tous en nous de ces oppositions radicales, mais qui sont réversibles, temporaires, qui ne sont que des hypothèses. Je pense ceci, j'aime cela, je crois ceci, je ressens cela, mais cela pourrait être le contraire. Ce sont des fictions qui s'affrontent en notre esprit, c'est un jeu : nous choisissons d'emprunter telle voie tout en sachant que l'autre voie était peut-être la bonne. Mais c'est la vie… Il nous faut prendre un parti, et si possible nous y tenir, si nous voulons exister aux yeux des autres. La cohérence, ça vous pose un homme, ça le tient dressé, ça donne des repères aux autres et ça les rassure. La mémoire aussi. Nous sommes toujours décontenancés lorsque nous sommes face à quelqu'un qui n'a aucune mémoire, et pire que ça, nous nous sentons bafoués au plus profond de nous. Notre être ne résiste pas longtemps à un être qui se défait, ou, pire, qui nie la vérité de l'être. Si nous pouvons être une chose et son contraire, alors il n'existe plus rien à quoi se raccrocher. La loi de la pesanteur ne souffre aucune exception. Heureusement qu'existent l'art, la littérature et l'imagination pour nous permettre d'échapper de temps à autre à ce déterminisme désespérant, et nous permettre d'aller respirer un autre air que le nôtre. Mais la folie et la terreur ne sont jamais loin.

« Le langage ne nous suit pas... Il y a un frein, une bride, un nœud, un envoûtement dans les fibres... » J'entends cela dans les trilles, au piano. Cette hésitation entre deux notes, ce froissement d'être, cette perturbation de l'être-là, ce fourmillement des possibles : la fièvre du vif. Le langage ne nous suit pas aveuglément, il est trop intelligent pour cela, et surtout, ce n'est pas lui, qui ment, c'est nous, qui mentons. Nos envoûtements ne peuvent l'abuser, quelle que soit notre puissance imaginative, nos facéties et notre inspiration. Arrivés face au mur du sens, nous sommes bien obligés de capituler. Ce n'est pas nous qui forgeons les lois, ce n'est pas nous qui gouvernons, nous ne pouvons que nous en donner temporairement l'illusion. L'épreuve du labyrinthe, nous y sommes confrontés par nature.

La vie, ce n'est pas ce qu'on a vécu, mais ce dont on se souvient, dit Gabriel Garcia Marquez. Quand nous perdons la mémoire, est-ce que nous perdons tout ? Je refuse de répondre par l'affirmative, je ne peux m'y résoudre, mais je n'ai pas suffisamment de mémoire pour être sûr de ne jamais avoir affirmé le contraire. « Chaque phrase écrite semble signer la fin des récoltes sur une terre où plus rien ne poussera. On parvient à écrire dans les moments d’indifférence à ce phénomène. » C'est Castagno qui m'envoie ça, à l'instant, et c'est comme s'il avait lu dans mes pensées. 

C'était il y a vingt ans exactement. J'avais l'impression que plus rien ne pousserait sur la terre. L'été est toujours, dans ma vie, le moment le plus dangereux. Je me trouve à l'étranger, bien que je puisse aimer cela à la folie. Je suis un être de l'hiver, même si cette saison me fait peur, aujourd'hui. Le mois de juillet est le plus éloigné de ma terre natale, c'est le mois de l'étouffement, celui du bruit, de la multitude et du suicide. J'ai mis beaucoup de temps à comprendre que la mort de mon frère avait déposé au cœur de l'été une béance (en ut mineur), une faille si profonde qu'on n'en voit pas le fond : tout ce qui tombe là disparaît sans aucun bruit, même notre moi est assourdi, absorbé, annulé. Aucun écho qui prouve que nous aurions existé. Là où rien ne pousse, là où les plus belles musiques se retournent contre nous avec des rires grimaçants, il n'y a aucune raison d'être fier d'avoir vécu. Mais le temps ne fait rien à l'affaire. Il ne fait que déposer une loupe grossissante sur la douleur tout en l'éloignant de nous. 

Quelles sont les œuvres vues, lues ou entendues dans notre jeunesse qui laissent en nous une empreinte suffisamment profonde pour que leur influence se fasse vraiment sentir jusqu'à l'instant présent — et jusqu'à nos derniers jours —, pour qu'elle soit déterminante ? J'y pensais en écoutant les six pièces pour orchestre op. 6 d'Alban Berg, dirigées par Boulez durant une répétition avec le Philharmonique de Vienne. 

Les choses et les êtres que l'on rencontre après l'adolescence n'ont plus la même puissance d'imprégnation. Elles peuvent nous séduire, nous aider à nous construire, nous pouvons les intégrer dans le cours de notre pensée générale, elles peuvent influencer notre développement intellectuel et sensible, bien entendu, mais je crois que contrairement à ce qu'on pense, elles peuvent disparaître aussi vite qu'elles sont apparu, et cela d'autant plus facilement que les années passent. C'est un constat cruel mais qui s'impose à nous.

La découverte, aux alentours de la vingtaine, de ce qu'on nomme la Seconde École de Vienne, Schoenberg, Berg et Webern, pour aller vite, fut pour moi marquante et déterminante, indubitablement. J'eus alors la sensation d'un nouveau monde, un monde d'une richesse et d'une profondeur que rien jusqu'alors ne m'avait préparé à appréhender. Sans cette musique, il manquerait une pièce essentielle à la création musicale occidentale, de cela je suis toujours convaincu. Elle me semblait provenir très directement de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Wagner, Bruckner, Mahler, et conduire, tout aussi naturellement, à la musique de mon temps. Pourtant « les grands noms font les grandes coupures ». Les trois cités ne firent pas exception, et c'est là tout le paradoxe. J'aurais juré, la tête sur le billot, il y a seulement dix ans, que cette musique m'accompagnerait jusqu'à la mort, que rien ne saurait m'en détourner. Je n'en suis plus aussi sûr aujourd'hui. Non pas que je ne l'aime plus, bien au contraire, mais il me semble reconnaître au fond de moi une distance qui n'existe pas avec d'autres musiques rencontrées plus tôt, plus fondamentalement inscrites en moi, sans doute, et qui, peut-être, doivent moins à la culture et à l'intelligence et plus à la con-naissance. Les musiques avec lesquelles nous sommes nés restent jusqu'à la mort, elles sont gravées dans la chair, quand les autres sont gravées dans l'esprit. J'ai demandé à un ami très cher ce qu'il entendait dans le larghetto du concerto en ut mineur. Il m'a répondu « naissance » ! Je ne l'ai même pas forcé ! Quoi qu'il en soit, l'expérience vécue auprès de ma mère m'a fait comprendre charnellement qu'il n'est rien qui ne résiste à un renversement de l'être, et que ces revirements ne sont jamais impossibles. Il suffit parfois d'un très léger déséquilibre bio-chimique, un peu moins de sodium dans le sang, par exemple. Voilà qui devrait nous rendre modestes. Le grand principe de la vie est l'homéostasie, le retour permanent à l'équilibre. Toutes les forces du corps humain tendent en permanence vers cet équilibre, par nature instable, toujours à (re)conquérir. Mozart avait une science innée de l'équilibre. Il savait résoudre les contraires, faire que les oppositions soient bénéfiques, qu'elles produisent une forme supérieure de bien-être, un bien-être passé au crible de l'esprit et de l'amour. C'est sans doute pour cette raison que sa musique fait tant de bien. « Je dors mais mon cœur veille » semble nous dire la musique de Mozart. La paix n'est pas hors d'atteinte (et la joie qui l'accompagne), à condition d'être attentif au silence. C'est cette attention au silence que nous entendons avant tout dans les musiques sublimes, celles dont nous sommes lestés. Nous y entendons la possibilité et le vertige de la disparition.

J'aimerais être indifférent à cette disparition qui mine de l'intérieur toutes nos énonciations, les rend si éphémères et si précaires, qui rend nos phrases si incertaines, si fragiles, mais son spectre revient sans cesse me déloger de moi-même, aux moments où je m'y attends le moins. Écrire à cette condition serait sans doute plus facile, mais cela n'aurait plus aucun intérêt. 

mercredi 17 juin 2020

Disparition


Personne ne renaît à soixante-quatre ans. Certains meurent, d'autres abdiquent. (Il est toujours possible de mourir avant l'heure, bien sûr — on n'oublie jamais cette porte entr'ouverte sur la consolation du silence réel, car le mauvais silence, le faux silence des hommes est bien plus difficile à endurer.) Renaître est pourtant la seule chance qui me reste. Les jours épuisent leurs longues séries d'instants, sans qu'aucune péripétie ne vienne les distraire d'une accumulation lancinante et dérisoire, sans que le moindre cahot ne fasse irruption entre deux masses de secondes et leur donne une direction nouvelle. La vieille route est embarrassée jusqu'à devenir poisseuse et impraticable : chaque pas est un exploit silencieux. Je me consume dans un brasier froid, au fond duquel pourrissent les pages d'un journal arraché à la sidération.

Abdiquer : Renoncer, de plein gré ou non, à de hautes fonctions, à l'autorité souveraine.

Ai-je jamais eu sur moi une autorité souveraine ? Rien n'est moins sûr. Mais si j'ai renoncé à cette autorité, souvent, c'est parce que je croyais qu'elle était donnée une fois pour toutes. (Elle dit, comme les jeunes : « C'est bon, quoi ! » Il est facile d'entendre ce qui se cache derrière cette béquille. Elle, pourtant, semble ne pas s'entendre parler. (C'est bien ça, le drame : elle ne s'entend pas.))

Abdiquer :  Emploi absolu. Renoncer à agir (par contrainte ou par apathie).

Apathie : État d'une âme devenue volontairement étrangère aux affections sensibles (dites "passions" dans le vocabulaire des stoïciens). Indifférence affective se traduisant par un engourdissement physique et moral avec disparition de l'initiative et de l'activité.

Souvent j'aimerais être ce qu'on appelle un animal à sang froid. Hélas, il ne n'a pas été donné de connaître cet état. Même dans mes rêves je suis plus proche de l'ébullition que de l'ataraxie. La moindre absence de réaction m'irrite les nerfs autant qu'une rage de dents. Tout est réponse. C'est bien le problème : il ne peut exister de non-réponse.

Avez-vous déjà essayé de parler avec quelqu'un qui ne s'entend pas ? Vous m'en direz des nouvelles. Soulever chaque énoncé revient à escalader une montagne. Ces gens-là se coulent dans une langue qui traîne derrière elle de lourds containers de phrases pêle-mêle, recroquevillées les unes sur les autres, accouplées comme des monstres, culbutées comme les branches mortes par la tempête. Ils habitent de désolantes cathédrales où résonne la rumeur de la meute. On les voit rebondir de mur en mur, à chaque fois arracher quelques syllabes des expressions qui y sont accrochées, on ne sait jamais quand ils vont arrêter ce désespérant jeu de flipper qui les amènent invariablement au même trou, dont ils ressortent, mus par un invisible ressort, idiot et têtu, qui les relance, increvables, dans le bruit du monde. Moins il y a de passion dans leur verbe, plus il y a d'agitation dans leurs paroles. Entre saccades et saccages, ils projettent les mots comme des balles de peinture : jeu idiot joué par des sourds-muets qui miment la conversation dont ils ne comprennent pas le sens.

Renaître ? Par où passer, quelle voie encore vierge emprunter, rejoindre quelles douleurs, quelles règles nouvelles observer, si l'on veut reprendre vie, c'est-à-dire persévérer dans la solitude, la durcir, la consacrer ? Sans doute faudrait-il à chaque fois couper les ponts, refuser les alliances, faire la sourde oreille, mais on est bien obligé d'admettre que certaines conditions matérielles sont incontournables : on survit avant de vivre. Vivre vraiment est un paradoxe dans le paradoxe, une contradiction dans la contradiction.

L'autorité se conquiert de haute lutte, jusqu'au dernier souffle. Le premier thème du vingt-quatrième concerto en ut mineur, de Mozart, voilà l'autorité réelle, celle qui n'a pas peur de se nier elle-même. Quand Beethoven énonce (dans son troisième concerto) : Ut-Mib-Sol, Mozart, lui, écrit : Ut-Mib-Lab… Incroyable la bémol… Beethoven ne pouvait suivre Mozart, parce que lui, Beethoven, était rivé au sol, à la terre, à la matière, et à l'homme. Il préfère en rester à la troisième note de l'accord parfait de tonique, pour en démontrer la puissance inaugurale, pour s'inscrire, circulairement, dans la démonstration tautologique de la cadence parfaite. Mozart, lui, et immédiatement, sans préambule, ouvre la tonalité, en écarte les cloisons, sans aucune crainte, dans un geste qui rappelle un peu les ivresses harmoniques de sa quarantième symphonie. Il n'a écrit que deux concertos dans le mode mineur, et il va, dans le Vingt-quatrième, utiliser tous les arcanes expressifs de ce mode, pour le plier et le déplier comme jamais, avec une souplesse et une inventivité inouïes. Personne ne peut seulement imaginer ce que Mozart aurait pu composer s'il avait encore vécu vingt ans. À quoi aurait ressemblé son cinquantième concerto pour piano ? Ce qui est sûr, c'est qu'il n'aurait pas fait du Beethoven, et qu'il n'aurait pas continué à faire du Mozart, car il n'a jamais continué. 

Le jour ne se lève plus pour moi. C'est sans doute parce que j'ai écrit cela hier que l'ordinateur (ou Blogspot et son système de sauvegarde automatique (c'est un comble !)) a effacé (ou plutôt englouti) tout ce que j'avais péniblement écrit dans la journée. Rage incontrôlable depuis hier. Je n'arrive pas à accepter cette disparition. C'est la première fois qu'une chose pareille m'arrive. Toute une journée de travail envolée, réduite à rien. Et pas seulement une journée, car ce ne serait pas grave, mais sans doute ce que j'ai écrit de meilleur depuis des lustres. Ce n'est pas loin et c'est pourtant inaccessible. Bien sûr, je sais quelles étaient les idées développées dans mon texte, mais ce ne sont pas ces idées qui étaient importantes, c'étaient les phrases, c'étaient les enchaînements, c'étaient les ellipses, qui en faisaient autre chose, et qui ne me viennent plus du tout aujourd'hui. C'est à devenir fou, vraiment. J'ignorais qu'on pouvait autant regretter un texte qui s'était écrit plus ou moins tout seul. J'ai essayé une partie de la nuit de le retrouver, mais je sens bien que plus j'essaie plus il s'éloigne de moi. Ce matin, je me suis réveillé de quelques courtes minutes de sommeil, hagard, nauséeux, comme au bord d'une forme de tétanie.

Il y a tant de choses dans les mots et tant de mots dans les choses. Comment retrouver la trace du chemin qu'on a recouvert en même temps qu'on le découvrait ? Je retrouve péniblement des bribes de ce texte, et ce sont justement ces bribes qui dissimulent le texte lui-même. Il faudrait que j'oublie tout pour le retrouver peut-être. Le jour ne se lève plus pour moi… Quand je pense comme j'attendais le jour, jadis, et dans quelle transe il me mettait, quand avec lui j'avais la certitude d'accéder au réel en train d'éclore. Lève toi tout seul, pauvre idiot ! J'ai enfin compris que je ne suis rien pour toi. Lève toi tout seul, quand tu peux, quand tu veux, lève-toi pour les autres. Ce n'est plus mon problème. Moi je reste dans le noir. Je n'ai même pas le petit plaisir de vivre à l'envers, d'être contre toi, car le sentiment de la vie m'apparaît si caricatural que j'ai envie de le ridiculiser. Couche-toi, lève-toi, relève-toi, recouche-toi, reste là, dans le noir, sans bouger, sans rien dire, personne ne s'en rendra compte.

Sa tête sur le volant, c'était bien lui, c'était bien la voiture, la 504 blanche à boîte automatique, sur la route que je connaissais par cœur, dans cette après-midi ensoleillée de printemps ou de début d'été. Il y avait des gendarmes, quelques badauds, peut-être des pompiers, je ne sais plus, c'était lui, c'était son ami, aussi, assis à côté, à la place du mort. Je ne vois plus que ce moment, très bref, et puis, un peu auparavant, nous trois, la mère, le frère et moi, à la Fuly, dans le jardin, près du grand épicéa, je vois le gravier, la lumière, je ne vois pas les visages, mon frère est pressé, il dit qu'il faut se dépêcher, il nous conduit là-bas, aux Quatre-Chemins, il essaie de nous rassurer, ou peut-être lui, ce n'est pas grave, le sang coule. Je n'entends pas parler ma mère. Peut-être ne dit-elle rien. Si, elle doit dire : « Robert ! »

Quand je pense que, bien tranquillement, je faisais autre chose, pendant que ce texte était prétendument enregistré dans la mémoire du site, comme si le fait de le laisser reposer lui donnait de la consistance, le durcissait, le pérennisait… J'avais envie de penser à autre chose, parce que j'avais travaillé dur pendant une douzaine d'heures. L'oublier un peu me le ferait retrouver avec plus de plaisir…

Robert ! Il y en a sans doute qui pensent que ça n'a pas la moindre importance, que le nom du père soit un de ces noms qui ont complètement disparu de la partition et de l'oreille d'un peuple. Je ne le crois pas. On se retourne sur ses pas, et on ne reconnaît plus rien. Enregistré ! Oui, on a des enregistrements, des photos, des actes de naissance, et même des objets, j'ai longtemps porté les chaussures de mon père, j'ai encore un foulard, mais plus personne ne porte ce nom. Il ne se tient plus que là, sur cette page, et encore, parce que je décide de l'écrire, de le prononcer. À quoi ai-je pensé, toutes ces années ? Il y a tant de choses dans les mots. Et ces mots qu'on plie et déplie, sans y penser, tout à coup, quelque chose en sort, comme un Nom, qui se porte jusqu'à nous, car tous les mots proviennent des noms et y retournent — il y a tant de mots dans un nom, assemblés en lui comme une gerbe muette qui repose jusqu'à ce qu'on l'éveille. C'est par la mort des autres qu'on renaît au sens. Vivre vraiment est un paradoxe dans le paradoxe, une contradiction dans la contradiction.

Si Mozart avait vécu vingt ans de plus, à quoi aurait ressemblé la branche musicale qui aurait poussé, entre Beethoven et Schubert, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ? Les aurait-il inspirés, ou les aurait-il accablés de tout son génie ? (Imaginons seulement l'opus 111 composé du temps d'un Mozart vivant…) Haydn disait à Beethoven qu'il lui donnait l'impression d'être « un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs, plusieurs âmes ». Combien de têtes aurait-il eues s'il avait dû partager la scène avec le vieux Mozart ? Un Mozart créant lui-même sa quarantième sonate pour piano, le jeune Schubert lui tournant les pages… Auraient-ils abdiqué, les deux jeunes, devant le vieux génie ? Bien sûr, personne ne peut le croire, aujourd'hui.

Tout mon corps se révolte contre la perte de ce texte. Je me suis volé moi-même. C'est incompréhensible. Le texte est là, à portée de main, dans la pièce à côté, mais la porte est fermée et je n'ai pas la clef. C'est à devenir fou. Personne ne renaît, j'avais donc raison. J'ai dormi quelques heures ce matin, en espérant que le sommeil me rendrait mon bien. Ça ne marche pas. Si j'avais une perceuse, je ferais un trou dans mon cerveau, il doit bien être quelque part. Se réveiller, c'est renaître au désespoir. Si je ne sais pas le récrire, ce texte,  c'est donc qu'il n'était pas vraiment en moi (de moi ?) ? Où était-il, alors ? Qui l'a écrit pour moi ? Trop de choses dans chaque mot ? Ces questions alignées les unes derrière les autres sont détestables. J'ai envie de mordre. Je n'ai personne à mordre. J'ai encore rêvé d'Anne, ce matin. Ma main ne va pas assez vite. Tout est passé, même le présent. Anne et Luna, mais une Luna qui avait l'aspect de Salman, comme souvent dans mes rêves. Je n'ai pas entendu ma mère dire : « Robert ! » Je l'ai seulement imaginée. Tant de choses dans un nom… Il doit bien exister des drogues qui permettent de se rappeler les événements récents, non ? Pourquoi écrit-on « se rappeler » ? Pourquoi n'écrit-on pas simplement « rappeler » ? Je rappelle à moi les gestes que j'ai faits dimanche, sur un clavier d'ordinateur, gestes qui ont produit un texte, lettre après lettre, touche après touche (quand on écrit avec un stylo, on écrit mot à mot, quand on écrit avec un clavier, on écrit lettre à lettre). « Il s'appelle reviens », comme on disait dans mon enfance, prêtant quelque chose à quoi on tenait. Foutu Blogspot, je t'ai prêté mon texte, et tu ne me l'as jamais rendu. Les ruses de l'informatique sont incroyablement tordues, dès qu'il s'agit de nous voler une partie de nous-mêmes. Je me souviens de ces sessions d'improvisation où l'on se trouvait génial, et que, bien sûr, personne n'a jamais enregistrées. Mais rien qui se rapproche de la fureur que j'éprouve aujourd'hui. Ça me tiraille partout dans les organes, je sens les tissus déchirés, tendus à rompre. Désespoir des autres. La plupart sentent déjà l'agonie de la répétition, le petit calcul, la préservation méthodique de l'acquis. Ah, cet acquis grotesque qu'ils trimballent partout avec eux. Leur petit baluchon de croyances et de désespoirs. Je me revois improviser des journées entières, dans la petite pièce aux murs peints en rouge, à Valliguières. Ces choses si lointaines sont moins inaccessibles que ce texte écrit il y a deux jours. Les Indiens, et Françoise, dans la chambre, à côté, que j'entendais chuchoter. Le petite terrasse donnant sur les champs d'asperges et de cerises. La grande cuisine jaune et sa grande cheminée, il y a eu tellement de monde, dans cette maison… Où est-ce que ça se trouve, tout ça ? On dit "dans ma mémoire", mais ça ne veut rien dire, ça. Personne ne nous dit ce qu'est la mémoire. Où elle se trouve. Au départ, ce texte s'intitulait « Le cinquantième concerto de Mozart », mais ce titre n'a plus de sens. Je vais le changer. Il pourrait maintenant s'intituler « L'Autorité », car je me demande qui a cette autorité, sur moi et ma mémoire. Pas moi, en tout cas, ça c'est sûr.

J'abdique, je ne réussis pas à retrouver mon texte. Il est perdu pour toujours, sans doute, et j'ai écrit par-dessus lui un texte misérable, un texte aussi creux et nul que ceux que j'écris d'habitude. J'ai peut-être rêvé. Ce texte n'a peut-être jamais existé que dans mon imagination. Jamais je n'aurais été capable d'écrire un texte aussi bon, je le vois bien. Ce n'était pas moi. J'étais ailleurs. Le moule est cassé. Ce ne sont pas mes mains. Je pourrais l'intituler ironiquement « dans ma mémoire », ce texte. Dans ma mémoire, on trouve de tout, comme dans les pharmacies de Charles Trenet, on y trouve de tout, sauf ce qu'on vient y chercher. Le jour se lève machinalement, sans y penser. Dans ma mémoire, on y trouve « C'est bon, quoi ! », on y trouve quelques odeurs, quelques thèmes en ut mineur, on y trouve aussi les jérémiades d'un type qui croyait avoir écrit un texte important, un clavier auquel il manque des touches, des sourires crispés, des dents qui grincent, des regards appuyés, des messages compatissants, des phrases sans queues ni têtes, des paragraphes incomplets, des lumières qui clignotent, des ombres, des trous, des massifs indéchiffrables, des paysages effacés, des sentiments creux, des aubes, des crépuscules, des crevasses, des murs, des portes, des visages, des chambres d'hôpital, des êtres perdus qui errent, des jardins et des douleurs, et beaucoup de mots, beaucoup de mots qui sont enfin délivrés de leur sens. C'est bon, quoi ! Dans ma mémoire, on trouve tout sauf mes mémoires. Ou plutôt, c'est l'inverse qui est vrai : dans mes mémoires on trouve de tout, sauf ma mémoire. Pauvre chose, cette mémoire.