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dimanche 20 juillet 2025

Service à l'autel du temps

 


Les annonces et déclarations qui suivent la mort d'un personnage fortement médiatisé sont ce qui exprime le mieux — de manière tout à fait involontaire, bien sûr — l'importance et la signification de celui qui n'est plus. « Les stars du PAF saluent la mémoire de l'homme en noir » dit mieux que toutes les exégèses qu'on pourrait avoir envie de lui consacrer la vérité de Thierry Ardisson certes, mais avant tout de l'époque qui l'a adoré et détesté (car l'adoration et la détestation ne s'excluent pas, ici, au contraire). Il faut avant tout voir qui s'exprime, qui se sent obligé d'ajouter sa voix au concert de l'éloge ou du réquisitoire, qui se sent tenu d'entrer dans le cercle magique de la rumeur pafienne. Celui qui prend la parole en ces circonstances actionne deux leviers simultanément : il produit un discours (dont il espère une distinction (qu'on le remarque)) et il certifie son appartenance, renouvelle son contrat. On pourrait écrire qu'il est important (pour lui-même) de révéler son état et son degré de prêtrise : il est fidèle à sa qualité de célébrant, il ne peut se soustraire à la charge qui lui incombe sous peine d'être chassé de sa place. Ils le font à tour de rôle, et personne ne veut manquer (à) la cérémonie. (Même Hanouna-le-Mafieux, qui vouait une haine féroce au Grand Disparu (« quand tu sortiras de chez toi, tu seras couvert de mollards »), n'a pas dérogé à la liturgie.) Il ne faut pas se tromper, ces prêtres d'un soir sont des esclaves plus que des généraux. Ils ne choisissent pas le moment de l'action, ils sont rappelés à l'ordre par le grand ressort tantôt tendu tantôt lâche mais jamais négligent qui les garde en orbite autour du tabernacle spectaculaire. 

« Stars du PAF », « mémoire », « homme en noir », « saluer », ce vocabulaire n'est pas chiche de grandiloquente franchise, et ces quelques formules déposent autour du néant centripète quatre éléments cardinaux qui délimitent un champ de signes se resserrant sur ce qu'il est possible de penser et de ressentir en pareille circonstance. Aucune liberté : il convient et il suffit de déposer sa lourde croix verbale dans les sarcophages prévus à cet effet. C'est un QCI (pour Choix Impossible), non un QCM, que ces analphabètes brûlés de lumière artificielle remplissent consciencieusement, fidèles jusqu'au bout à ce qu'ils auront été, de laborieux adorateurs du faux et des célébrants serviles du vide, de grossiers personnages qui essaient de se faire une place à la seule cène qu'ils connaissent, la scène médiatique. À cet égard, Ardisson est leur semblable, même s'il est loin de n'être que cela. Il les a précédés dans le service à l'autel..

« Les stars du PAF saluent la mémoire de l'homme en noir »… Je n'imagine pas de manière plus honnête, finalement, de formuler l'insignifiance de ce monde d'empafés. Chacun de ces mots serait à arracher à son piédouche de gloire pour lui restituer son sublime ridicule, mais ce serait vouloir rendre un semblant de vue à ceux qui ne le désirent pas. Les admirations et les grands hommes d'une époque en disent long sur elle. Si la mémoire est ici convoquée, fût-ce à titre privé, c'est peut-être parce qu'elle est ce que les stardupafes ont combattu (avec la culture et la discrimination) durant toute leur existence avec un professionnalisme admirable : il faut bien qu'ils aient quelques mérites. Celui de saper durablement ce qu'ils encensent à l'antenne n'est pas le moindre. Et pour cela, il n'est nul besoin d'être « cultivé, subversif ou insaisissable », comme l'affirme un crétin qui bave d'admiration devant son grand-homme. C'est tout le contraire, bien entendu : il faut être servile, illettré et tenu par le conformisme le plus poisseux — c'est-à-dire, depuis les années 70, un anticonformisme spectaculaire bien rodé qui n'impressionne que les naïfs et les crétins. Lomennoir est mal nommé : c'est un habit blanc qu'il aurait dû endosser, notre fort-en-gueule sensible jusqu'à la sensiblerie. Il aura continué jusqu'à la fin à se voir Rebelle alors qu'il a été le plus efficace promoteur de l'idéologie qui s'est diffusée après 68 sans aucune véritable objection. 

« J'ai toujours voulu faire une interview comme si c'était la première que l'invité faisait. Je pars du principe que c'est la première fois que les gens voient la personne que j'interviewe. » Démarche complètement anti-culturelle, donc. Partir du principe que celui qui regarde ou qui écoute ne sait rien du tout, qu'il faut lui expliquer ce qu'a fait le peintre, le réalisateur, le musicien, l'écrivain, qui il est, en s'adressant à une feuille vierge, qui, par définition, n'a aucune culture ni aucune mémoire, c'est tout le contraire de la culture, qui est toujours un train qu'on prend en marche. Sa manière est exactement celle qui a prévalu à l'École et plus généralement partout où il y a de l'enseignement depuis cinquante ans et qui nous a conduits là où nous en sommes aujourd'hui, où, chaque fois qu'il est question d'un personnage historique ou artistique majeur, d'un écrivain, d'un savant, il faut ajouter en note son pedigree, puisqu'il est bien entendu qu'on s'adresse à des illettrés ou à des enfants nés la veille.

« Ardus Sonus » : fort en gueule. « En revanche, tu adores parler ! » lui dit cet imbécile de Franck Nicolas. (Franck Nicolas « entrepreneur, auteur best-seller et philanthrope », SIC) Il faut voir un peu qui est cet « ami » de Thierry Ardisson pour comprendre qui est Lomennoir… D'ailleurs, pour savoir qui est vraiment Lomennoir, il suffit de jeter un œil à ses amis. Tous sans exception, ce sont des médiocres qui lui renvoient l'image d'un homme exceptionnel — qu'il est, sans aucun doute, par rapport à eux. Mais l'important est surtout que ces gens-là « parlent fort », c'est à ça qu'on les repère. Le « parler haut » est le trait distinctif d'une race humaine que j'ai depuis toujours méprisée. Je tiens ça de ma mère qui détestait les gens qui parlent fort, dont la voix porte (trop loin), perce (les tympans et les cloisons), se distingue (ce verbe est extraordinaire, qui signifie deux choses complètement opposées), ce qui les assimile au vulgaire qui essaie de se montrer à toute force, au nouveau-riche, au parvenu, et qui en fait le contraire de ce qu'elle estimait distingué, justement : la distinction ne peut s'arracher de force. Les “grandes gueules” trahissent immédiatement leur origine. 

Baffie avec sa casquette à l'église, Marc Lavoine avec des chaussures de sport blanches, des chaussettes rouges et un énorme et immonde sac blanc. « C’était merveilleux, c’était émouvant, c’était bouleversant. » Il suffit de regarder les « invités » aux obsèques, ce que je me suis astreint à faire, pour comprendre à quel monde nous avons affaire. De quel musée Grévin sortait Laurent Voulzy poussant devant lui son ventre comme on roule un ballon de plage, de quel cercueil climatisé Christian Louboutin, de quelle pyramide désaffectée Michel Drucker, de quelle attraction de foire Armande Altaï ou Yves Lecocq, de quel service des grands brûlés Marc-Olivier Fogiel, de quel souterrain dostoïevskien Jean-Michel Blanquer et Anna Cabana, de quelle jungle Florent Pagny, de quel Hiroshima Delphine Ernotte ? Quelle est cette odeur qui monte de l'asphalte, quand Gabriel Attal arrive, esseulé comme un Petit Poucet sur Mars, ne sachant pas quelle figure se composer mais tenu debout par son devoir et sa classe, enfin justifié quand arrive la « première dame », furtive et attentive à ne pas trébucher comme ce con d'Arthur qui manque se briser un tibia dans son ascension de la colline des douleurs. Où sont donc les Trois Petits Cochons et le Diable Vauvert en trouple ? Où sont les neiges d'antan et la rose de Mitterrand ? Où sont les trompettes de Jéricho et l'harmonium de Jean-Michel Jarre ? Ah, tout cela est bien mal organisé, malgré ce qui s'écrit sur les écrans et les fiches “formatées” de Lomennoir. Laurent Baffie fait devant le cercueil une dernière blague que tout le monde trouve géniale : « On ne bouge pas pendant le jingle ! ». La veuve, qui a prononcé un discours « bouleversant » applaudit avec la rue. Les flics font de sympas « personnels » de sécurité comme les autres, tout le monde a lu le pitch, ce n'était pas trop compliqué, il y avait cinq mots. La “créativité” n'est plus ce qu'elle était, quand c'est trop c'est trop nigaud. Mais quand-même c'était chié, comme aurait dit Jack Le Parrain s'il avait été invité à la dernière Cène. Vous allez trouver que j'en reviens toujours à Baffie, peut-être, mais c'est parce que même s'il avait été seul-en-scène à Saint-Roch, le tableau aurait eu exactement la même allure pénible, la même obscénité lasse et lassante. À lui seul, monsieur J'ai-inventé-un-métier dit tout, il exhibe les osselets avec lesquels il joue pendant que l'institutrice lit du Enid Blyton revu par ChatGPT. Il suffit de voir sa gueule et d'entendre sa voix pour ne rien ignorer de ce monde-là. Ne cherchez pas plus loin : plus loin, c'est la Grimace et le mur de la prison. « La cérémonie, minutieusement planifiée par Ardisson, s’est déroulée dans une ambiance solennelle avec une bande-son incluant des chansons choisies par l’animateur, comme “Voilà, c’est fini” de Jean-Louis Aubert, ou “Ne me quitte pas”, de Brel, et a été marquée par des hommages émouvants, y compris de la part des prêtres adoptant un ton subversif en son honneur. » Adoptant un ton subversif en son honneur… Les curés avec les pubards. Ite missa est. Ne manquait que Bruno Gaccio, qui en aurait forcément rajouté dans la subversion agenouillée et le rictus botoxé. 

Il est tout de même fascinant de se dire qu'Ardisson dans sa boîte noire leur était encore mille fois supérieur, ça remet les choses en perspective. Quelle est cette France, au juste ? Comment s'est-elle composée petit à petit depuis les années 80 ? Quand on l'étudiera dans trois siècles, en plongeant de longs tubes dans ses entrailles stratifiées, on verra que les carottes ne ramènent à l'air libre que de la blague de Grandes Gueules un peu rustres et l'on s'étonnera que celles-là aient pu si longtemps tenir lieu de Figures. 

Mes amis me parlent de « natures », et je comprends ce qu'ils veulent dire par là, car moi aussi j'y suis sensible. Et d'ailleurs, je ne sais plus si je l'ai déjà dit, mais je ne trouve pas Ardisson antipathique du tout (il était généreux et je crois qu'il était plutôt gentil, dans le fond) mais je pense qu'il avait conscience de sa médiocrité et qu'il a cherché par tous les moyens à ne pas la voir. Ses parents roulaient en Dauphine et il aurait voulu qu'ils possèdent une DS Pallas. On peut trouver ça ridicule, mais, comme j'ai un frère qui était un peu beaucoup comme ça, je vois très bien ce qu'un complexe de ce genre peut produire dans un esprit fragile. Les pauvres cathos se contentent de ce qu'ils ont, ricanait-il, mais je suis sûr que dans le fond il les enviait, ces pauvres couillons roulant en Dauphine. Au moins aura-t-il aimé vraiment, à la fin de sa vie, c'est déjà pas mal. 

Lomennoir était plus sympathique que la plupart des animateurs télé qu'on connaît, plus cultivé, plus amusant, plus attachant, plus surprenant. Tout cela est très relatif, bien entendu. Mais je ne lui pardonnerai jamais la profonde malhonnêteté avec laquelle il avait traité Renaud Camus, en 2000, quand il l'a opposé à Ellie Semoun. Tout s'est joué au montage, où il lui a fait dire ce qu'il voulait, et pas du tout ce qu'avait dit et exprimé Renaud Camus, qui s'en est expliqué dans son journal (sans quoi je le ne saurais pas). Quand on se prétend écrivain et qu'on est capable de faire ça à un autre écrivain qui a déjà la tête sous l'eau, on est capable de tout. En revanche, je ne l'accablerai ni pour avoir « torturé » ses invités, ni pour avoir plagié quelques pages d'un roman de Georges Delamarre, Désordres à Pondichéry, dans son propre livre publié en 1994. Tous les écrivains font des emprunts plus ou moins substantiels à d'autres auteurs, à d'autres livres, c'est même comme ça que se fabrique la littérature, aucun texte n'est jamais sorti de l'esprit d'un écrivain pur et indemne de toute contamination, inavouée ou inconsciente. Peut-être a-t-il sciemment minimisé l'ampleur de l'emprunt, c'est possible, mais ce n'est certainement pas sur ce terrain-là que j'irais, si je voulais faire des reproches à Thierry Ardisson. Ce n'est d'ailleurs pas Thierry Ardisson, qui me révulse, c'est le monde qui se presse à sa suite (et qui se juge à sa jauge), que ce soit pour le glorifier ou pour le sacrifier. Il le dit à plusieurs reprises dans les entretiens que j'ai regardés, et en cela je suis parfaitement d'accord avec lui, le pire des péchés est l'anachronisme, ce qui ne va pas manquer d'arriver dans les jours qui viennent. Il est assez culotté, ridicule et même dangereux de juger d'une époque antérieure avec la morale de notre temps. Le nouvel ordre moral n'est pas supérieur à l'ancien, il est seulement autre, et lui aussi s'effacera devant le prochain. Il faut citer ici le célèbre mot du Grand-Père qui s'adresse à la mère du narrateur, chez Proust. « Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah ! Oui : “Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr !” Ah ! Comme c’est bien ! ». Notre vertu contemporaine a trop souvent le visage odieux de la Vertu majuscule et intemporelle, qui est invincible, statufiée, et juge de tout sans jamais imaginer qu'on puisse lui rendre la pareille. La vertu contemporaine est parfaitement haïssable parce que ses thuriféraires fanatiques et bornés ne connaissent qu'elle. On pourrait à l'endroit d'Ardisson renverser la formule : Seigneur, que de médiocrités vous nous faites aimer, en nous obligeant à comparer avec ce qui reste et qui s'étale complaisamment dans le sillage de Lomennoir. Pour un peu on ne pourrait même plus le critiquer… 

jeudi 15 juin 2023

Dernier mot



« Qu'avons-nous à faire auprès de nous 
de cet ange qui n'a pas su se montrer ? »

Croyant être à la recherche d'un synonyme, nous allons le chercher dans le dictionnaire, revenons avec lui et l'insérons dans la phrase que nous sommes en train d'écrire. Nous nous rendons compte alors que ce n'était pas d'un mot, que nous avions besoin, mais d'une idée. Et, de proche en proche, c'est toute la phrase qui est modifiée, dont les idées ont été perdues ou retrouvées — de vieilles idées échangées contre des neuves, ou de très anciennes qui sont revenues alors qu'on avait cru les oublier. Entre les mots et les idées, un étrange ballet s'installe, qui bientôt nous rend incapables de les distinguer, et de cette confusion chorégraphique naît enfin, parfois, rarement, la phrase espérée. Les synonymes sont des amis fourbes, mais c'est parce qu'ils mentent si bien qu'on en a besoin. 

« Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire » écrit Renaud Camus dans son journal 2023, paraphrasant Wittgenstein en passant par Derrida. Wittgenstein disait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » et Derrida avait écrit : « Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l'écrire ». Renaud Camus a l'air de contredire Wittgenstein mais comme il vient après Derrida, on peut soutenir qu'il ne fait en réalité que rendre à la phrase de ce dernier un peu de la concision et de l'innocence qui lui manquaient. Peu importe, d'ailleurs, car je ne crois pas que ces trois-là soient en désaccord. Si, comme Wittgenstein l'écrit, « les limites de [notre] langage signifient les limites de [notre] propre monde », il (me) paraît naturel de vouloir aller au-delà de ce dont on peut parler afin d'agrandir les dimensions de notre domaine. Où commence le non-sens, où finit le sens ? Est-ce que le non-sens ne fait pas partie du sens, qu'on le veuille ou non ? Si Wittgenstein veut (faire) taire ce qu'on ne peut pas dire, c'est que cette chose veut parler (à notre place, ou à côté de nous). Le langage mentirait, quand il nous échappe ou nous dépasse ? Je crois le contraire : il y a sans doute plus de vérité dans la langue que dans ce que nous pensons dire personnellement, mais c'est pourtant en parlant à titre personnel que réside la seule chance de rencontrer la langue, cette langue qui sait mieux que nous ce que nous désirons. Je dis “la langue”, mais c'est également son inverse, son double muet et sanguin, dont le sens nous dépasse d'autant plus que nous essayons de le semer

Je n'ai pas dit la vérité. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais elle résiste, cette salope ! On a l'impression qu'elle fait tout ce qu'elle peut pour se défiler, et pour nous ridiculiser, juste au moment où l'on pense la tenir enfin et lui faire rendre gorge. Plus je déteste le mensonge plus je mesure la distance qui me sépare de l'exactitude. (Oh, je sais bien qu'exactitude et vérité ne sont pas synonymes, mais à trop écrire ce dernier mot, on se déteste soi-même. C'est toujours quand nous avons un besoin impérieux des synonymes que ceux-là viennent par derrière nous mettre un coup sur la nuque, comme si nous les avions menacés.) Ce n'est pas tant que je le déteste, le mensonge, c'est plutôt que j'en ai peur. Ceux qui ne peuvent pas s'en passer m'effraient. Je leur trouve des airs de brutes épaisses. Plus haut je dis que cherchant un synonyme on revient avec une idée, mais ce n'est pas cela dont il s'agit. Ce n'est pas une idée, avec quoi on s'en revient à la phrase, c'est avec un manque, un manque qu'on choisit d'habiller d'une idée, qu'on déguise d'une idée. Les idées sont des paroles muettes qui reposent sur du vide, ou, si l'on préfère, sur le manque d'être, sur son impossibilité. On cherche des mots qu'on ne trouve pas, on est incapable de faire la phrase dont on rêve, et l'ombre projetée de la pensée vient donner du relief à notre verbe engourdi, un relief auquel on s'accroche avec la satisfaction triste du cocu comme à une vérité de seconde main, une vérité par défaut. C'est faute de mieux, qu'on pense, parce qu'on ne parvient pas à être, à parler sa propre langue, et tout ce que je suis en train d'écrire ici le prouve. Il n'y a pas de dernier mot. Chaque mot tombé est repris par une autre vie, une autre bouche, une autre proposition. La parole parle même quand la parole manque. Se taire est impossible. 

« La vie creuse devant nous le gouffre de toutes les caresses qui ont manqué. » Il m'est arrivé de pleurer devant cette chose, je le confesse. La violence de certaines situations était presque insoutenable. Pourquoi allaient-ils à la télévision pour déclarer leur amour, dans la célèbre émission de Bataille et Fontaine, Y a qu'la vérité qui compte ? Ils espéraient que la télé allait lester leur parole, la sanctifier, lui donner une contre-valeur dont ils savaient qu'elle était dépourvue. Ils voulaient ne pas manquer leur matinée de printemps à eux, bien à eux, pensaient-ils, comme s'ils croyaient que la seule et unique rencontre (avec la vie), l'authentique, était celle-là, celle à laquelle des millions de téléspectateurs donneraient leur imprimatur. L'invitation à entrer dans le monde, à saisir l'occasion à la gorge, à agir enfin, devait semble-t-il passer par le tamis d'un écran. L'occasion, c'est aussi le tout pour le tout, le point de non-retour, la gueule du loup, le brûlage de vaisseaux en direct live. La dernière-chance était leur dernier-mot. Ils jouaient (je parle de ceux qui jouaient sérieusement, bien sûr) à un jeu qui leur permettait d'accéder durant quelques secondes à la parole vraie, certifiée, paroxystique. Ils avaient rendez-vous avec leur destin, par la vertu de la transformation que permet la télévision (que permettait, car je crois que cette fonction magique est aujourd'hui mise à mal par le Numérique), cet instant étant le Commencement de quelque chose qu'ils avaient envie d'appeler la Vraie Vie : entre le temps chronologique et l'éternité, la porte étroite qui s'ouvrait là y conduisait. Ils ne pouvaient plus se taire. La religion cathodique est celle du dernier-mot : à défaut de conserver les cendres de son amour dans l'oreiller sur lequel on pose la tête pour s'endormir, on l'imprime sur la pellicule qui servira de preuve pour les siècles des siècles. 

La paraphrase, en un sens strictement linguistique, est une augmentation : « un énoncé contenant la même information qu'un autre énoncé, tout en étant plus long que lui ». 3 = 3x1 peut être paraphrasé en 3 = 1+1+1, ou même en 3 = 2+2+2-3. Tous les dictionnaires sont donc des machines à paraphrases, puisqu'ils instituent une équivalence entre un mot et une suite de mots. Mais tous les dictionnaires sont aussi des magasins de synonymes, puisqu'ils nous montrent qu'on peut dire la même chose en utilisant des mots différents. Nous connaissons tous ces jeux dans lesquels il faut remplacer un mot par sa-définition-dans-le-dictionnaire. Là aussi il s'agit d'une augmentation. Mais la paraphrase, en un sens moins littéral et plus littéraire, n'est pas forcément une augmentation : elle peut être plus généralement une manière différente de dire la même chose. Bien sûr, on le sait, on ne dit jamais la même chose en disant la même chose d'une manière différente. C'est ce qui rend la paraphrase intéressante. Là non plus, il n'y a pas de dernier-mot. S'il en existait un, il n'y aurait jamais eu de littérature. 

Paraphrase ou glose ? Quand Renaud Camus écrit « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire », est-ce bien d'une paraphrase qu'il s'agit ? Il n'y a pas augmentation, en tout cas (ni argumentation). Au contraire. (On se rappelle que Camus aime la formule : « Je dirais même moins », qui, elle aussi…) Si le lecteur connaît la phrase de Wittgenstein, celle de Camus peut passer à la fois pour un commentaire ironique, pour une réfutation, et à tout le moins pour une variation. Mais on ne goûte réellement la saveur de cette proposition que si l'on connaît à la fois la phrase de Wittgenstein et celle de Derrida. Il y a les écrivains qui écrivent dans l'absolu (je ne suis pas sûr qu'ils existent réellement, mais admettons) et ceux qui écrivent dans le relatif, c'est-à-dire dans l'épaisseur des textes qui leur sont parvenus. Mais dans cette dernière catégorie, si tant est qu'elle puisse réellement exister, faute d'autre, il y a des écrivains plus ou moins relatifs, c'est-à-dire qui jouent plus ou moins avec les échos des textes premiers qui peuvent s'entendre dans leur propre production. S'il n'y a pas de dernier-mot, il n'y a pas non plus de premier-mot, dans la littérature non plus que dans la vie. Chaque mot a déjà été écrit, prononcé, pensé, chanté et hurlé par un autre que soi, nous ne pouvons que reprendre les mots des autres, quelle que soit notre ferveur ou notre inconscience, et il y a même fort à parier que notre phrase la plus originale, celle dont nous sommes le plus fier, celle dont nous sommes certains de l'avoir conçue de a à z et qu'elle ne doit rien à personne existe déjà quelque part, ailleurs, qu'un autre que nous l'a déjà écrite, même si nous n'en savons rien. Il y a une synonymie plus grande que celle des mots, c'est celle de l'invention humaine. 

Écrire à travers les calques des synonymes, c'est comme traverser sans même y penser les fines cloisons qui existent entre les différentes réalités dans lesquelles nous nous mouvons. Utiliser des synonymes, c'est habiter simultanément plusieurs cellules à l'intérieur d'un même organisme, sans être prisonnier de ces cellules, c'est se mouvoir dans une réalité feuilletée et miroitante. Si à un mot correspondait une chose et une seule, si à une chose correspondait un mot et un seul, nous vivrions dans un monde d'où l'amour, en tout cas, serait absent, et la musique, et l'art, et la conversation, et tant de choses qu'il est même impossible de l'imaginer. 

Pourquoi utilisons-nous des synonymes, la plupart du temps ? Parce que nous ne voulons pas nous répéter, parce que nous désirons étendre le champ lexical dans lequel nous nous mouvons, croyant, à tort ou à raison, qu'un clavier plus large permet une expression plus profonde, plus riche, mieux à même d'embrasser la diversité du réel. Le problème de la répétition est très intéressant. Comme en musique, un texte sans aucune répétition est utopique, mais trop de répétition appauvrit le discours. Il n'existe pas de partition idéale, pas d'algorithme qui permettrait de doser idéalement le rapport entre un niveau nul et un niveau maximal de répétitions. Mais les synonymes ne servent pas seulement à cela. L'utilisation d'un dictionnaire de synonymes c'est d'abord et avant tout une nourriture et un adjuvant, pour celui qui écrit. Les mots nous retiennent dans l'orbite de la ou des significations qu'ils portent en eux ; ils agissent comme des planètes qui attirent vers leur noyau les constellations de sens qui gravitent autour d'eux, comme les tonalités attirent les notes autour d'un pôle fixe, d'une origine (la tonique). Les synonymes permettent d'échapper à cette force centripète, en disséminant les attracteurs, en déplaçant le centre sémantique d'une énonciation : ce sont des intersections qui ouvrent sur d'autres voies. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin des synonymes pour trouver un nouveau souffle, lorsque certains mots nous ont piégés. Le passage d'un mot à l'autre (la substitution, le glissement) ne répond donc pas seulement à une nécessité sémantique et/ou formelle, il opère en nous un travail qui rend incertain le contour des idées, il instaure un jeu et des approximations qui apporte au discours des couleurs qui sortent de notre catalogue. L'idée est toujours d'aller au-delà des limites que notre lexique mental nous impose, et d'ajouter aux traits d'autres traits qui les précisent et les amplifient . « Les paroles estant les images des pensées, il faut que pour bien représenter ces pensées là on se gouverne comme les peintres, qui ne se contentent pas souvent d'un coup de pinceau pour faire la ressemblance d'un trait de visage, mais en donnent encore un second qui fortifie le premier, et rend la ressemblance parfaite. » (Vaugelas) On le voit, le synonyme permet également de procéder par touches ajoutées, d'aborder une qualité ou un état, pas à pas, sans prétendre aller directement au but mais plutôt en l'approchant par cercles concentriques, par une suite d'esquisses. 

J'écoute les pièces lyriques de Grieg, et en particulier la cinquième de l'opus 47, intitulée Mélancolie, interprétée par Michelangeli. Écrire et écran commencent par les mêmes trois premières lettres. Écran est l'anagramme de crâne (et de nacre et de carne). Je pourrais expliquer ce que je lis et entends dans ces rapprochements. Je ne le ferai pas. Je préfère regarder le visage de cette malheureuse jeune femme qui vient se fracasser contre l'écran qu'un petit coq imbécile lui oppose. Je vois son cœur exploser en direct quand elle entend le « non » de son prince charmant ricanant. Il se trouve très malin, très beau, très fort, très intelligent, le footballeur. Il n'y a aucun synonyme, pour le « non » qu'il lui jette à travers l'écran. C'est un dernier-mot, mais on sent bien que c'est aussi un premier-mot. De ce seul mot tout rond il se fait un rempart et un masque de toute-puissance. Il est en haut, elle est en bas. Elle a joué, elle a perdu. Il l'a laissée parler, s'entortiller bien avant dans son espoir et sa naïveté, se découvrir, se livrer, puis il a choisi méticuleusement son regard le plus noir pour l'abattre d'un seul mot. Y a qu'la vérité qui compte : la télé n'a rien arrangé, rien adouci, au contraire — elle a gravé la scène dans l'os, elle a mis du plomb fondu dans les mots. Et tant pis pour les naïfs… Se taire est impossible !

mardi 4 juin 2019

Les petits ramasseurs de balles de Roland-Garros


Depuis trois ou quatre ans, il y a à Roland-Garros un changement dont personne ne parle. Les ramasseurs de balles courent moins vite. Ce n'est même pas qu'ils courent moins vite, c'est que leur allure, ostensiblement, a changé : il y a quelques années encore, ils mettaient un point d'honneur à être dans un sprint permanent. Ils étaient "à fond". Ils partaient le plus vite possible, revenaient à leur place le plus vite possible, pour gêner les joueurs le moins possible. Ils courent toujours, bien entendu, ils sont rapides, mais leur allure a changé : ils ne sont plus "à fond". Par là, ils démontrent qu'ils existent. Ce changement est un changement idéologique et social, ou plus simplement politique. Ils veulent nous montrer qu'ils ne sont pas seulement des ramasseurs de balles, une fonction (et subalterne), mais qu'ils existent en eux-mêmes, pour eux-mêmes. Leur désinvolture et leur nonchalance (relatives) sont les signes discrets mais bien réels de la conscience de soi que ces petits personnages ont développée depuis quelques années. C'est le pride-time des ramasseurs-de-balles.

Du temps que les petits ramasseurs de balles couraient le plus vite possible, le but était de les rendre invisibles, ou presque. Ils devaient s'effacer devant le jeu, devant les joueurs, devant le match, devant le spectacle, ils devaient gêner le moins possible. Ils n'étaient qu'un des rouages, très nombreux, de ce sport qu'on appelle le tennis. Un rouage certes indispensable, mais qui n'avait pas la noblesse attribuée au jeu à proprement parler, et à ses protagonistes, les joueurs et l'arbitre. Ils n'étaient qu'un accessoire, dont, malheureusement, on ne pouvait pas se passer. 

L'allure des petits ramasseurs de balles n'a pas seulement changé quantitativement, elle a changé qualitativement. En ralentissant leurs courses, même très peu, ceux-là s'affirment en tant que membres à part entière du jeu. Ils passent des coulisses à la scène. Dorénavant, le tennis, c'est : les joueurs, l'arbitre, la balle et les ramasseurs de balles, et le public. La liste n'est pas complète mais arrêtons-nous là pour l'instant. Les petits ramasseurs de balles, – j'ignore si c'est de leur propre chef, ou s'il s'agit d'une décision "venue d'en haut" (je penche plutôt pour cette explication) – ont réparé une injustice. Et l'injustice qu'ils ont réparée, c'est la plus grave de toutes les injustices, c'est celle de la Hiérarchie – autrement dit celle de l'inégalité sociale (il vaudrait mieux parler d'inégalité fonctionnelle, mais dès qu'on veut se faire entendre, on parle de "social"). Il existe une hiérarchie entre tous les acteurs d'un sport comme le tennis ! Le joueur est soi-disant plus important que celui qui lui permet de se concentrer sur le jeu, de jouer sans avoir à ramasser ses balles. En une époque où la démocratie s'invite partout, c'était difficilement supportable. D'autant qu'en l'occurrence, le rôle d'un petit ramasseur de balles est d'une ingratitude caractérisée qui rappelle dangereusement l'esclavage. Ce sont un peu des "boys", les ramasseurs de balles. On les imagine très bien avoir la peau noire, s'excuser de devoir paraître sur le court de tennis, la scène où s'amusent les maîtres, et aller coucher dans une remise, une fois la journée de labeur terminée. 

Comment s'arranger de cette contradiction ? Le tennis souffre déjà d'une image de sport bourgeois, et même aristocratique, qui lui colle à la peau, surtout en Angleterre – si en plus il véhicule malgré lui des rôles et des situations tout droit sortis du purgatoire social ! Depuis une quinzaine d'années, les Français ont eu à cœur de faire monter les petits ramasseurs de balles dans la hiérarchie du tennis, de les extraire de leur rôle ingrat et de leur fonction, de les anoblir, en quelque sorte. Ils sont associés maintenant à toutes les phases du jeu, les commentateurs n'oublient surtout pas d'en faire mention, toujours avec le ton attendri et bonhomme qui convient, les sportifs (du moins les plus sympas d'entre eux) leur parlent, échangent quelques balles avec eux à l'occasion, et, désormais, entrent sur le court en leur tenant la main, pour bien signifier qu'ils sont au même niveau qu'eux, bref, ils ont acquis un statut social et spectaculaire (c'est la même chose) de premier plan, même si ça ne se traduit pas par l'état de leur compte en banque ou de celui de leurs parents.

Bien entendu, ce phénomène ne s'est pas produit de manière isolée. En même temps qu'on faisait monter ceux du bas, on faisait descendre ceux du haut. C'est tout un ensemble, la convergence petite-bourgeoise. On a même commencé par les sportifs eux-mêmes, qui sont de plus en plus pipoles, communs, vulgaires, et qui se conduisent sur le court comme s'ils étaient chez eux, ou à l'entraînement. Ça s'est d'abord vu dans les tenues, individualisées, "personnalisées", puis dans l'attitude (poing serré, crises de nerfs, caprices, invectives, manque de fairplay) durant les matches. Parallèlement, l'attitude du public a complètement changé. Les courts de tennis ont à l'heure actuelle à peu près la même ambiance, le même "son", le même folklore (l'épouvantable "hola", les cris, les encouragements, et de manière générale le niveau sonore émis par le public, le sans-gêne inouï des happy-fews, leurs manières) que le foot, sport naguère situé à l'opposé, sur l'échiquier social. Un Wawrinka, par exemple encourage vivement et à tout propos les manifestations du public ; il appelle ça "mettre une bonne ambiance". Quand un jeune tennisman grec se conduit comme une brute et un sale gosse mal élevé, les commentateurs, et même le président du tournoi (ou de la fédération française de tennis, je ne sais plus) parlent de "dramaturgie" – et il faut entendre la connotation positive de ce terme !  Et quand il commet un geste qui normalement vaut un point de pénalité, l'arbitre n'ose pas la lui infliger. « Il ne faut pas oublier que la dramaturgie a été inventée en Grèce » a même lâché un de ces augustes. Tous, ils trouvent que les courts de tennis ne ressemblent pas encore suffisamment aux terrains de football. Je les trouve bien pessimistes. Il me semble au contraire qu'il n'existe plus beaucoup de différences entre ces deux sports, leurs publics, et leurs joueurs. À quand un bon coup de boule à l'adversaire, entre deux points ? Voilà qui mettrait une super bonne ambiance et ferait encore grimper la dramaturgie à "Roland", comme ils disent. 

Le même phénomène exactement s'est produit dans la haute couture, par exemple. Les "petites-mains" (et pas seulement elles) ont été mises en lumière, et à l'honneur (ce qui est parfaitement mérité, d'ailleurs), alors qu'autrefois il n'y en avait que pour le créateur, parce que la hiérarchisation sociale est devenue intolérable, et parce que l'idée même de hiérarchie fait saigner le cœur démocratique. Hors l'égalité, les Modernes n'ont plus de pensée. C'est vers elle que les derniers restes de logos convergent, comme les menstrues convergent vers le Tampax. Quand tous les critères auront disparu, il restera celui de l'égalité : le dernier et le seul critère admissible. 

Bien sûr, tout le monde me répondra qu'il était absolument nécessaire de rendre le tennis abordable, de le mettre à la disposition de tous, de le faire sortir du folklore suranné et légèrement méprisant dans lequel il avait fait ses premières armes. Et d'un point de vue moral, on n'a pas grand-chose à objecter à cela. Mais il en va du tennis comme de l'instruction et de la culture. C'est très bien de le démocratiser, mais il faut savoir que, ce faisant, on en détruit le sens, la beauté, et le charme, qui – horreur ! – avaient justement partie liée à l'élitisme et aux privilèges de classe. Le tennis, c'était aussi une culture, une attitude, une distinction. On se débat dans une contradiction indépassable : on veut la démocratie, on veut l'égalité, on veut que tout le monde ait accès à tout, et au nom de ces principes, on met la culture, le sport, les voyages, les œuvres, à la portée de tous, moyennant quoi on les détruit. Tous ceux qui ont cru, et légitimement, à ce pourtoussisme radical, en sont pour leurs frais. Ils ont effectivement accès à tout, mais ce tout n'est plus que le souvenir de ce à quoi ils croyaient avoir droit. Et le pire est qu'il n'y a même pas de désillusion, puisque ces choses n'étaient pas connues de ceux qui sont conviées en masse à les consommer. Il s'agit purement et simplement d'une escroquerie – tout le monde est perdant. Ceux qui ont connu ces choses en leur état originel et qui les aimaient sont catastrophés de les voir saccagées, réduites à rien, ou pire que rien, et ceux qui ne les ont pas connues ne connaîtront jamais qu'une version dégradée, fausse, une mauvaise et vulgaire copie qui n'a plus aucun intérêt. Chacun veut sa part du gâteau, quitte à ne rien avoir du tout.

Il faudrait parler plus longuement du public sportif, car, en définitive, c'est lui qui façonne les sports qui désormais se pratiquent chez nous. Ce qu'on peut dire, c'est que les frontières, ici comme là, sont en passe d'être abolies. Et si les frontières sont abolies, c'est tout l'espace du jeu qui est défait, car le jeu suppose des rôles et des fonctions clairement définis. Le jeu, quel qu'il soit, c'est le lieu-même des rôles et des fonctions. Le public, l'arbitre, les juges de lignes, les joueurs, les entraîneurs, les ramasseurs de balles… pour que jeu il y ait, il faut que chacun reste à sa place, mais, rester à sa place, c'est ce que ne savent plus faire les Modernes, qui veulent occuper toutes les places simultanément. Le public a remplacé l'amateur de tennis comme le touriste a remplacé le voyageur. Comme lui, il détruit ce qu'il croit aimer, car il ne sait pas rester à sa place.