« Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père. »
Mon temps, ce fut d'abord celui de la “micheline” (qui n'en était pas vraiment une) qui nous emportaient à Annecy, ma mère et moi, quand j'avais quatre ou cinq ans, et que cette dernière me chantait l'Arlésienne de Bizet. De la chanson, je n'entendais que le premier vers : « De bon matin, j’ai rencontré le train », et ce train était celui, jaune et rouge, qu'il arrivait que je conduise, guidé par le machiniste, grâce à une mère très persuasive. Les rois mages ne m'intéressaient absolument pas, je n'en avais que pour les rails, les aiguillages et la cabine de pilotage, les manettes, les compteurs, les tuyaux, les bruits et les secousses. Nous étions trois rois debout parmi les étendards, l'homme, la mère et moi, dans les odeurs d'essence et d'huile. Devant nous, le monde déroulait son théâtre rythmé : le son des roues sur le rail est une des toutes premières musiques que j'aie entendues, et je n'oublie jamais ce rythme vital et rassurant.
Il suffisait de s'éloigner de vingt kilomètres de la maison pour être dans un autre monde — dans le vrai monde, plutôt. De bon matin, c'est la civilisation qui paraissait, qui sortait de son sommeil, qui se dévoilait aux yeux de l'enfant qui n'en croyait pas ses yeux. Ainsi allait le monde qui n'était pas encore saturé de dialogues, dont le bruit était encore tenu en respect par la crainte et la confiance, par l'amour et la tendresse consacrée. Silence et parole, de là où je me tiens aujourd'hui, me paraissent avoir été miraculeusement dosés, équilibrés, ordonnés par une sagesse intime et grave qui jamais ne se disait mais qui modérait chaque geste et chaque sentiment.
Pendant ce temps-là, le père avait une vie inconnue, dissipée, dont les échos nous sont parvenus longtemps après les mille détours de la rumeur. La débauche et la liberté n'étaient pas encore sœurs, les voyages avaient le caractère paisible et doux de la sieste d'été ou d'une promenade dans les paysages familiers qui bordaient les heures lentes. Les distances étaient courtes, à portée de sens, qui ne ridiculisaient pas notre entendement commun, qui ne nous perdaient pas au milieu de nulle part ; pour le dire en d'autres mots, le tourisme, indésiré, nous était inconnu, et le pays, dont chaque corps était une anamorphose, avait encore une raison d'être indiscutable et charnelle. La voiture, le train, étaient tout ce qu'il nous fallait, et nous suffisaient, quand ce n'était pas le vélo ou la mobylette. Les jumelles, le microscope et le téléphone nous donnaient la mesure d'un monde seulement amplifié par la télévision naissante. L'image et la globalité avaient encore une fausse modestie de première communiante, elles cachaient bien leur jeu. L'universalisme était un provincialisme ; nous n'y croyions que parce que l'étranger, le vrai, nous était inconnu, que nous situions dans un ailleurs féérique. L'exotisme, ce péché auquel nous succombions avec des gourmandises adolescentes et naïves, avait le goût de l'éphémère. Nous savions bien qu'il faudrait vite en faire le deuil : c'était une question autant morale qu'esthétique. Il restera pourtant fiché en nous comme une dent cariée à force d'avoir mâché trop de sucreries, de nous être étourdis de pittoresque et d'oblatives niaiseries. L'univers s'est peut-être vengé d'avoir été si ingénument considéré, avec autant de légèreté que d'arrogance ; il est désormais à l'intérieur de chacun d'entre nous, comme une caverne sans limite et un spasme mauvais qui fait éclater nos rêves et nos sens, et les disperse aux quatre vents de la perception. Sans les machines, nous sommes dorénavant incapables de nous saisir du monde qui ne nous entoure plus qu'au second degré, qui s'éloigne au fur et à mesure que la technologie arraisonne nature et culture et pénètre jusqu'au cœur de nos songes. Plus nos machines sont puissantes et perspicaces plus nous nous laissons dériver à l'extérieur du nous qui nous reliait aux autres : Tout laisser derrière soi, avant même la mort, alors même que nous croyons posséder la matière et ses liaisons fortes, est devenu une habitude qui nous éblouit et nous étourdit. Nous avons cessé de croire que le prochain est proche — c'est trop simple — pour épouser d'autres croyances plus abstraites, à l'abri de nos écrans.
Ils veulent des enfants, mes contemporains, ils ne veulent même plus que ça, mais ils ont peur de tremper leur queue dans un vagin, alors pour se changer les idées ils vont au bout du monde sans carbone, pour en chercher. C'est du sport, c'est moral et quand ils donnent des gifles ils s'excusent vite fait, même avant qu'elle parte — toujours sur le qui-vive : les mères sont aux aguets, dans les Airbnb et les aéroports, ça rigole plus du tout. C'est pas eux qui prendraient une micheline pour faire vingt kilomètres en chantant du Bizet. Leurs rêves sont si grands qu'ils sont à l'intérieur, sans espoir d'en réchapper. Ils n'ont plus de pères, plus de mères, plus que des potes et quelques putes. De bon matin, ils font de la muscu en matant les news et les selfies du jour sur Twitter. Ne pas avoir de père délivre de la folie douce qui tient les enfants à l'abri de la poésie machinale. Mais tout ce qui les intéresse, c'est la température des pôles, les chiffres, les courbes des ventes et la survie éternelle. L'obscénité est la plus belle découverte de l'adolescence, si vous voulez mon avis, et les femmes sont aussi bêtes que la vie. File-moi ton obole, / Ma belle Fernande, / Que je me gondole / Comme une légende / Sur mes pauvres guiboles.
Relisant des textes que j'ai écrits il y a quinze ans, il arrive que je ne les comprenne plus du tout. Relisant celui-ci, que j'avais laissé en plan depuis quatre jours, je ne le comprends déjà presque plus. Dimanche, j'étais dans Bizet, mais aujourd'hui je suis avec Charlie Parker et Wayne Shorter. Il ne sert à rien de faire semblant : l'être est une fiction mal ficelée — je ne suis plus qui j'étais hier-soir et je ne sais pas qui je serai ce soir. C'est à Bandol / Que je bande. / C'est une farandole / Au goût d'amande, / Mais je dégringole / Et j'en redemande. Sans l'effroi, le sexe n'est pas grand-chose. Sans le sexe, l'écriture n'est rien : le sexe est une caisse de résonance pour les mots. De bon matin, seule la fantasia chez les ploucs nous redresse le museau. Pas un souvenir n'est resté. Depuis deux jours, j'essaie de faire quelque chose avec ce texte, c'est l'amère mêlée au soleil. Quand je suis face au texte lui-même, je ne sais pas, les idées que j'ai disparaissent, il ne reste plus que le texte, comme un bloc mort, dont je ne sais pas quoi faire : le temps se disloque et se déglingue en moi ; tout se ramollit ; j'essaie d'attraper et de retenir quelques morceaux au passage. Micheline montre-moi vite tes miches, au fin fond des marais !