samedi 17 août 2024

Ma mère n'est pas mon genre

 

Le fils filme les ébats sexuels que sa mère vend sur Internet. « C'est juste un travail, je ne suis pas excité. Ma mère n'est pas mon genre, de toute manière. » Ils rient. 

Ce « ma mère n'est pas mon genre » est absolument merveilleux, par tout ce qu'il laisse supposer, ou ne pas entendre. 

Il faut lire les commentaires sur Twitter ! C'est éprouvant. Je m'abstiens soigneusement de relater ce fait de société sur un quelconque réseau social, car je sais trop quelle pelleté de commentaires à la con je récolterais à coup sûr. Pas envie de ça. L'indignation convenue et automatique (et publique !) est l'une des choses les plus obscènes que je connaisse, la vertu par procuration est toujours répugnante. Ce qu'il faudrait faire, en revanche, c'est inventer, ou imaginer ces choses avant qu'elles ne se produisent en vrai. Je suis certain que la liste qu'on pourrait en dresser serait passionnante et donnerait une idée assez juste du monde qui s'ouvre. Je pense qu'il est possible de deviner avec une marge d'erreur assez mince les nouvelles pratiques qu'Internet, dans sa copulation entre privé et public, entre image et argent, va susciter aussi naturellement qu'elles seront mises en exergue par tous les On-marche-sur-la-têtistes du monde qui verront là un moyen simple et peu onéreux d'afficher leur prétendue morale. Un des topoï les plus puissants des réseaux sociaux, c'est bien cela, cette manie de pointer les travers et les perversions du siècle pour s'en distinguer publiquement, comme les bigotes d'autrefois. Ceux qui pratiquent cette nouvelle religion sont bien plus obscènes que ceux qu'ils dénoncent, mais il ne se trouvera jamais personne pour le leur reprocher, car ce faisant, il courrait inéluctablement le risque de se voir accuser de défendre les pratiques en question. 

Ce jeune homme articulant un féérique « ma mère n'est pas mon genre » est un prototype appelé à se développer très rapidement, j'en suis convaincu, et ce qu'il faut imaginer, bien sûr, c'est le monde et ses lois qui seront nécessairement forgés par ce type d'individus qui, automatiquement, mécaniquement, rendront ceux qu'ils choquent minoritaires et peureux, car ces derniers sentiront très vite que la norme change, a changé, que le jeu a de nouvelles règles. 

C'est juste un travail. Mais oui ! Tout n'est que travail, tout n'est que commerce, tout n'est qu'échange. Tout se justifie sans peine, dans un monde où précisément tout est marchandise, produit, objet d'échange et surtout image. Ce que le Virtuel promet et promeut, c'est bien l'échange de tout pour tous, la circulation inarrêtable, le flux constant, sans fin ni origine, sans vraie réalité. Dès lors qu'on accepte ce monde, on ne peut pas en récuser ce qui fait sa loi la plus profonde. Je travaille, moi, monsieur ! Je vends les images de ma mère en train de se faire sodomiser mais ce n'est que de l'image, vous savez. Et si je ne le fais pas, quelqu'un d'autre le fera. Moi au moins je prends soin d'elle, je la respecte, je ne lui impose pas des cadences d'enfer, je ne la viole pas. 

On a tout de même un peu envie de lui dire, à ce fiston pragmatique et froid, qu'il a bien le droit d'être excité, qu'on s'en fiche, à vrai dire, que ce n'est pas notre problème du tout, et même que ce serait peut-être dommage de ne pas aller un peu plus loin : pourquoi ne se mettrait-il pas en scène avec sa mère, après tout, car l'on sait bien que le fantasme de l'inceste est l'un des plus puissants qui soient — du moins pour l'instant. Si le but est de faire de l'image et du commerce, il n'y a aucune raison de s'arrêter en si bon chemin. Serait-il un peu coincé, ce garçon ? Non, on ne peut pas imaginer qu'il en soit encore là, ce serait vraiment trop triste, trop dans-le-passé… Ce serait déshonorer le Virtuel, ce serait gâcher des talents et des scènes, occulter la réalité et décevoir le client roi qui, à l'autre bout de la chaîne déchainée, met des bit-coins dans la machine et sa bite en surbrillance. Il ne fait après tout qu'occuper une place, une des nombreuses places que la sur-modernité tranquille libère jour après jour de l'oppression d'un passé ringard et tyrannique. 

Et puis la mère s'éclate. Il ne faudrait pas l'oublier ! Si elle a choisi son fils comme réalisateur, c'est sans doute aussi que ça la motive, Maman, que ça lui évite la routine d'une pornographie qui a déjà tout essayé, ou presque. On se lasse de tout, même des meilleures choses, mon Fifi, me disait Tante Glyne avec sagesse.

Comme d'habitude, on continue d'employer de vieux mots dont la signification a radicalement changé ; personne ne semble le remarquer. Pornographie est l'un de ces mots. La pornographie n'existe plus depuis une vingtaine d'années, comme l'immigration, comme la littérature, comme la musique. Les mots sont restés, comme les façades des bâtiments qu'on a ravagés de l'intérieur, comme certaines disciplines, la médecine, la sociologie, comme l'art, comme les villes, comme l'École. Ce n'est pas du pain et des jeux, qu'on leur donne, ce sont des noms, des noms dénommés, des enveloppes, des épidermes sans chair ni muqueuse, des idées de choses, des souvenirs de réalité, des réminiscences d'être. Toujours en retard, l'œil et la conscience ne perçoivent que la lumière et la sonorité de circonstances mortes depuis belle lurette, de faits défaits. 

Ma mère n'est pas mon genre. Mon genre n'est pas mon genre. Ma vie n'est pas ma vie. La mère prend son pied devant la caméra, on fait de l'art, pas de la pornographie, ni du cochon, on fait du business, on fait de l'image, on fait ce qu'on attend de nous, ce pour quoi on a été formés, oubliés. Tout passe, tout lasse, tout circule, la réalité encule la réalité, sans douleur, sans spasmes inutiles, la mécanique des fluides est au top. On participe, c'est tout. On est impliqué. Ce n'est même pas du sexe, qu'on fait. Il n'y a aucune finalité, on ne procrée pas. On ajoute des images aux images. On imite, on suit le mouvement, on empile, on déambule tranquille dans les millions de couleurs. On s'exprime. On imprime (très peu). On déprime aussi un peu mais pas trop. Pas le temps. On déprimera quand on sera à l'EHPAD. Peut-être. Pas sûr. D'ici-là, on n'aura plus de cerveau ou alors il sera dans le Cloud. En bonne compagnie. On regardera de vieux films de maman en train de se faire sodomiser joyeusement.