Affichage des articles dont le libellé est Droite. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Droite. Afficher tous les articles

jeudi 4 juillet 2024

L'usage de la parole

 

À droite, en France, aujourd'hui, on fait semblant de ne pas comprendre. Les gens de gauche sont plus sincères : ils savent bien, eux, qu'il est tout à fait normal de désirer éliminer une bonne moitié de la population, si l'on est fidèle à ses propres convictions. Les monstres ne sont pas ceux qui s'en donnent l'allure, mais ceux qui font semblant de ne pas en être. 

La situation actuelle nous permet au moins de constater que le régime normal de la politique implique nécessairement la monstruosité. Ce sont les autres temps, qui sont exceptionnels. La radicalité peut être mise sous le boisseau durant un demi-siècle, dans un pays comme la France, guère plus. 

Bien sûr, on m'objectera que la situation est exceptionnelle, que Macron, que le Grand Remplacement, que les convulsions de l'empire américain, que l'Europe, que l'hybris technologique, que ceci, que cela… Je n'en crois rien. Ou plutôt si, la situation est bien exceptionnelle, à l'échelle d'une existence, mais cette exceptionnalité ne fait pas exception, dans l'histoire de France. J'ai tout de même un peu de mémoire, et je me rappelle ma jeunesse. Nous n'avions pas peur de penser ainsi. Nous aurions même eu honte de ne pas nous trouver de ce côté-ci de la radicalité. Tout plutôt que d'être des cadavres… C'est drôle, tout de même, comme notre époque est à la fois ultra-violente et timorée ! (Je m'avise que c'est ça, le sympa…) On a peur de penser ce qu'on pense, on tremble de mettre des mots sur les choses, mais en revanche, on en vient très vite au mains (au minimum) : époque de puceaux et de brutes, et ce sont très souvent les mêmes. 

Je suis tombé hier sur une phrase de Cioran, dans Histoire et utopie, qui me semble à la fois prémonitoire et intemporelle (et sans doute n'est-elle prémonitoire que parce qu'elle est intemporelle) : « Si par le caprice d'une puissance maléfique nous perdions l'usage de la parole, plus personne ne serait en sécurité. » Je pense que nous en sommes là. Nous avons bel et bien perdu l'usage de la parole et sommes en train de vérifier que le corollaire de cette situation est tragique, c'est-à-dire historique. Dans l'Histoire, personne n'est en sécurité. 

Ridiculiser les utopies et ne croire qu'en une démocratie molle, vide et sans saveur devait fatalement provoquer une résurgence de la radicalité dans ce qu'elle a de plus bruyant et désinhibé. 

vendredi 7 octobre 2022

Haro sur Ernaux

À droite, nous allons avoir droit à un bel unanimisme comme nous en avons l'habitude. Annie Ernaux a obtenu le prix Nobel : haro sur Annie Ernaux. Ça donne envie de la défendre. Les droitards sont des gauchistes en miroir. Ils se conduisent exactement comme ceux qu'ils adorent détester, et ils ne se rendent même pas compte qu'ils sont aussi caricaturaux que leurs ennemis. 

Je suis loin d'être ravi que Mme Ernaux ait obtenu ce prix prestigieux (et très bien doté), mais enfin, tout le monde sait bien que le Nobel ne couronne pas la grande littérature (du moins dans ses récentes occurrences), que c'est un prix d'abord et avant tout idéologique (la déclaration du prix Nobel ne laisse aucun doute à ce sujet, qui prétend récompenser « un écrivain ayant rendu de grands services à l'humanité grâce à une œuvre littéraire qui, selon le testament du chimiste suédois Alfred Nobel, a fait la preuve d'un puissant idéal »). Les grands écrivains contemporains sont tous passés à côté — on pense ici tout particulièrement à un Philip Roth. Il aurait été surprenant qu'il en aille autrement en 2022, même si, quand on observe la liste des lauréats depuis l'origine (1901)*, on est bien obligé de constater qu'il y eut aussi de très grands écrivains.

Personnellement, Annie Ernaux m'est antipathique, pour de nombreuses raisons, mais cela ne m'a pas empêché d'aimer certains de ses livres — ce n'est pas la première fois que j'aime la prose de quelqu'un que je n'estime pas ou qui a des opinions politiques qui me déplaisent. Quel rétrécissement de l'âme cela indique, que d'être incapable d'aller plus loin que soi ! J'ai par exemple entendu, cet été, de larges extraits des Années, et j'ai été souvent admiratif. Pour le reste de ses romans, lus il y a fort longtemps, j'ignore si je les aimerais encore aujourd'hui. Peu importe, à vrai dire. Ce n'est pas tant Annie Ernaux, qui m'intéresse, ici, que les réactions pavloviennes et patibulaires qui déferlent en vague. Ceux qui hurlent depuis hier font exactement ce qu'ils reprochent à Annie Ernaux : ils lui en veulent d'être ce qu'elle est, et se foutent éperdument de ce qu'elle a bien pu écrire. Ils l'accusent d'être une idéologue, et ils sont en plein dans l'idéologie. Parmi tous ceux qui hurlent au scandale, il y en a certainement moins de 30% qui ont ouvert un livre d'Annie Ernaux, mais ça ne fait rien, il est tellement agréable de se jeter tous en même temps sur la même proie. Oui, Annie Ernaux est une femme assez déplaisante, c'est vrai, oui, elle a été singulièrement ignoble avec Richard Millet, mais elle est aussi capable de décrire une époque avec justesse, et je lui en suis reconnaissant comme à n'importe quel écrivain qui sait trouver les mots justes pour parler des choses et des êtres — ce n'est pas si fréquent. Est-ce si difficile à admettre ? Être capable de « sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais », c'est déjà beaucoup. Et je ne parlerai même pas des crétins qui s'amusent à citer trois phrases et à en tirer des conclusions définitives sur un auteur qu'ils ne connaissent manifestement pas ; c'est tellement bête qu'on a honte d'en faire état, même si le procédé est plus que jamais d'actualité, malheureusement. Les Français adorent depuis toujours jouer au chamboultou. Tout y passe, à intervalles réguliers. Le nouveau roman et l'autofiction sont évidemment à jeter, par exemple : c'est une affaire entendue, pour ces hommes au goût très sûr. Ils me font penser aux imbéciles qui condamnent en bloc le dodécaphonisme ou le sérialisme, sans s'être donné la peine d'entendre les œuvres de génie qui ont été composées dans ces styles passés de mode. Ils ont une conception de la littérature ou de la musique, et il serait malvenu de leur demander de se questionner davantage, puisqu'ils sont arrêtés en eux-mêmes pour l'éternité. 

“L'idéal” d'Annie Ernaux n'est sans doute pas le mien. J'aurais largement préféré qu'un Milan Kundera, par exemple, soit couronné par le Nobel. Qu'elle soit une femme et qu'elle défende les positions politiques et sociales qui sont les siennes a à l'évidence joué un rôle considérable dans cette élection — c'est regrettable, je suis d'accord — mais cette curée saturée de bêtise et de hargne revancharde est lamentable. Pour un peu, on aurait presque l'impression que la France est encore une patrie littéraire ! 




(*) Sully Prudhomme, Frédéric Mistral, Rudyard Kipling, Maurice Maeterlinck, Rabindranath Tagore, Romain Rolland, Knut Hamsun, Anatole France, George Bernard Shaw, Henri Bergson,  William Yeats, Thomas Mann,  Luigi Pirandello, Eugene O'Neill, Roger Martin du Gard, Pearl Buck, Hermann Hesse, T. S. Eliot, William Faulkner, Pär Lagerkvist, François Mauriac, Winston Churchill, Ernest Hemingway, Albert Camus, Boris Pasternak, Saint-John Perse, Ivo Andrić, John Steinbeck, Georges Séféris, Jean-Paul Sartre, Yasunari Kawabata, Samuel Beckett, Alexandre Soljenitsyne,  Pablo Neruda, Heinrich Böll, Saul Bellow, Isaac Bashevis Singer, Czesław Miłosz, Elias Canetti, Gabriel García Márquez, Claude Simon, Naguib Mahfouz, Octavio Paz, Kenzaburō Ōe, Günter Grass, V. S. Naipaul, Imre Kertész, J. M. Coetzee, Elfriede Jelinek, Harold Pinter (je m'arrête en 2005). 

mardi 31 juillet 2012

Ma conférence sur les présocratiques


« Les vrais amateurs de traditions sont ceux qui ne les prennent pas au sérieux et se marrent en marchant au casse-pipe, parce qu'ils savent qu'ils vont mourir pour quelque chose d'impalpable jailli de leurs fantasmes, à mi-chemin entre l'humour et le radotage. Peut-être est-ce un peu plus subtil : le fantasme cache une pudeur d'homme bien né qui ne veut pas se donner le ridicule de se battre pour une idée, alors il l'habille de sonneries déchirantes, de mots creux, de dorures inutiles, et se permet la joie suprême d'un sacrifice pour carnaval. C'est ce que la Gauche n'a jamais compris et c'est pourquoi elle n'est que dérision haineuse. Quand elle crache sur le drapeau, pisse sur la flamme du souvenir, ricane au passage des vieux schnoques à béret, pour ne citer que des actions élémentaires, elle le fait d'une façon épouvantablement sérieuse, "conne" dirait-elle si elle pouvait se juger. La vraie Droite n'est pas sérieuse. C'est pourquoi la Gauche la hait, un peu comme un bourreau haÏrait un supplicié qui rit et se moque avant de mourir. La Gauche est un incendie qui dévore et consume sombrement. En dépit des apparences, ses fêtes sont aussi sinistres qu'un défilé de pantins à Nuremberg ou Pékin. »

Calme-toi, Jean, calme-toi ! Tu n'as rien vu, tu n'as rien compris. Si tu pouvais voir la Bloge, si tu te baladais aujourd'hui dans ce taudis infect, tu regretterais tes années soixante-dix et même l'accordéon de Giscard. Bien sûr que la Gauche est conne, conne à un point qu'on n'aurait pas cru possible, conne à en attraper la chiasse, et c'est pas d'aujourd'hui, mais la Droite je t'assure n'est pas mieux, vraiment pas. C'est qu'ils se prennent au sérieux, ces cons, depuis qu'ils ont enfin compris que la Gauche n'avait d'intellectuelle que le mot, depuis qu'un Jack Lang a autant fait pour nettoyer les yeux chassieux de tout un peuple. Il a bien fallu se rendre à l'évidence, mais les cons de droite ont cru qu'ils pouvaient en profiter pour monter au créneau, pour prendre leur revanche, après un demi-siècle de chuchotis alcoolisés. Il n'y a pas à choisir entre Nuremberg et Pékin, la Bloge nous le prouve tous les jours. À ton époque, Jean, on pissait sur le drapeau, c'était ridicule, je te l'accorde, mais aujourd'hui on chie sur les gens, pour de vrai, on vit dans un bouge sale, mal famé, puant et bruyant, et je ne vois personne qui s'en plaigne. Je donnerais cher pour échanger mon corps avec le tien, pour avoir été le contemporain d'Art Tatum, de Picasso ou de Stravinski, pour avoir le même âge que mes parents ou même celui qui m'aurait permis de les enfanter. Je fouille dans la poubelle du temps, et tout ce que j'y trouve a meilleur aspect que les plus fringantes réalisations qui se donnent à voir ici. Je ne devrais pas dire ça, mais c'est pourtant la vérité. Comment fait-on pour se sortir de ce cauchemar ?

Le Mail, par exemple. Quelle saloperie ! Je pense à mon père : quel veinard, celui-là ! Aurait-il imaginé tomber chaque matin sur ces cochonneries qu'on ne peut même pas balancer sans y penser à la poubelle, sous peine de manquer quelque chose qui aurait une importance quelconque ? Ça n'arrive jamais, mais quand-même, nous sommes obligés de faire comme si c'était possible, comme ceux qui jouent au Loto et qui, en plus, vont vérifier au bureau de tabac qu'ils ont bien perdu. Mourir en 1972, ça c'était une bonne idée ! En 1980, à la rigueur. « Je t'envoie un imèle tout de suite derrière. » J'aurais prononcé cette phrase devant mon père, je me serais pris une baffe monumentale, même s'il est exclu qu'il ait pu seulement la comprendre. C'est comme ça qu'on parle, aujourd'hui, c'est comme ça qu'on s'adresse à nous, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, cordialement-bonjour… J'ai vu un film, il y a quelques jours, un film français, avec des acteurs tout ce qu'il y a de plus connus, un film de Claude Miller. Au début du film, un inter-titre disait : « Une demie-heure plus tard »… J'imagine que ce film a été vu par des milliers de personnes depuis sa sortie, en 2000, peut-être par des millions de personnes, et personne, personne ne s'est avisé de corriger la faute d'orthographe. Ça me fait penser à ces blogueurs qui ne supportent pas qu'on leur parle d'orthographe. Il y en a un qui est très drôle, un certain XP, qui traite ceux qui osent lui faire remarquer qu'il ne sait pas écrire de "femmes de ménage", ou quelque chose comme ça. Mais quand j'étais enfant, une femme de ménage qui aurait eu les ongles sales aurait été mise à la porte, et ces gens qui écrivent avec des fautes d'orthographe à chaque ligne me font le même effet que ces filles qui ont les ongles sales. C'est tout simplement répugnant. Ce n'est pas une question de morale, ou d'éthique, c'est une question d'esthétique et d'hygiène. Mais écoutons XP révèler le fond de sa pensée : « Il y a quelque chose qui ne trompe pas: il parle de l'orthographe. Je m'en fous absolument qu'on parle de la mienne, je déteste en revanche qu'on parle de ce sujet là, en générale. C'est un argument de femme de ménage... La femme de ménage invitée à une conférence sur les présocratiques, qui a regardé le plafond tout le long, et qui parle de la cravate du conférencier à la sortie. » J'adore la femme de ménage invitée à une conférence sur les présocratiques, mais le principal n'est pas là. Le principal, c'est bien entendu "la cravate du conférencier". Il n'a pas tort, XP (car je crois qu'il penserait à moi dans les mêmes termes que ceux avec lesquels il apostrophe son contradicteur), je suis en effet bien plus intéressé, en général, par la cravate du conférencier que par les idées qu'il développe dans sa conférence. XP, quelles que soient les "idées" qu'il professe dans la Bloge, est de gauche. Car les gens de gauche aiment les idées, et les conférences, et les conférenciers, de préférence si ceux-là sont attifés comme l'as de pique et ont les ongles sales. Les gens de droite, eux, regardent en premier lieu si la cravate est de bon goût, avant d'écouter les grandes idées du grand conférencier. En cela je me sens tout à fait de droite. Mais il convient d'ajouter immédiatement que cela n'a plus le moindre sens aujourd'hui, parce qu'aujourd'hui tout le monde est de gauche, oui oui, tout le monde, même ceux qui vitupèrent à droite, et même à la droite de la droite. En tout cas, ils s'habillent, parlent, mangent, à gauche, ils écoutent de la "musique" de gauche, ils décorent leur maisons à gauche, il "mangent" dans des assiettes et avec des couverts de gauche, et ils conduisent à gauche, même lorsqu'ils roulent à droite. Bien qu'il leur arrive de lire des livres de droite, c'est à ce qu'ils s'en vantent si fort qu'on sait qu'ils sont profondément de gauche. Même Marine Le Pen est de gauche, bien sûr, et il est tout de même surprenant que personne ne semble s'en apercevoir. Non, ce n'est pas tout à fait vrai, d'ailleurs, car si les spécialistes de la chose politique ont de la merde dans les yeux (mais ils sont payés pour ça), les quelques ouvriers qui restent en France, eux, l'ont parfaitement compris, même s'ils ont l'air paradoxalement de vieux schnoques à béret.

Les mots n'ont plus de sens, en tout cas plus de sens sur lequel s'accorder, plus de sens avec lequel se comprendre, se faire comprendre et comprendre les autres, c'est ce que la Bloge montre avec une méchante hystérie, c'est là qu'est le cauchemar absolu, dont on ne sortira pas. Nous sommes exactement entre Nuremberg et Pékin, ou plutôt dans un lieu utopique qui est et l'un et l'autre, et il ne sert à rien de pisser sur les drapeaux, car les drapeaux ont disparu depuis longtemps, chose dont personne non plus ne s'est aperçu. C'est fou comme on aime continuer et continuer encore à faire comme si, comme si les choses qu'on a connues n'avaient pas disparu, comme si le monde était stable, permanent, solide, alors qu'il s'effrite sous nos doigts comme le sable sur lequel écrit le Christ. En ce sens, la Bloge est la lumière d'un monde éteint depuis belle lurette, mais qui nous arrive à travers le temps avec des siècles de retard. Comme les humains n'aiment pas être seuls et abandonnés, ils jouent avec cette poussière de lumière, pour ne pas pleurer de désespoir.

Tu parles d'humour et de radotage, Jean. Le radotage, ça, on connaît, c'est même impressionnant, on a l'impression que les enfants sont atteints dès la naissance par cette forme de sénilité affreuse. Mais l'humour, non, c'est une chose qui a complètement disparu du paysage mental. Le radotage sans l'humour, ça donne bien le désespoir, en effet. Un des derniers souvenir que j'ai de mon père, un peu avant sa mort, était le quatuor pour la fin du Temps, de Messiaen, que nous écoutions ensemble. Et je l'entends encore pester contre ceux qui, à la radio, déjà, parlaient de l'œuvre en la nommant "quatuor pour la fin des temps". Mal nommer les choses, c'est le commencement de la fin.