Tout est trop long. La vie est trop longue, l’année, le mois, la nuit et la journée sont trop longs, le livre que je vais écrire ; même cette phrase est trop longue. Chacun des textes que j’écris est trop long. Même les fragments ont perdu les concours du fragment, ils ont pris l’eau, ils sont boursouflés, leurs parois s’effritent ou s’effondrent, elles rejoignent leurs sœurs délavées et digérées depuis longtemps par d’autres que nous. L’informe gagne toujours. C’est même la vie qui veut ça, ce n’est que de cette manière qu’elle peut perdurer. Elle nous regarde de loin, depuis les bords du fleuve du Temps. Nous passons, elle reste. Nous étions ; elle est.
L’attente de la mort, de l’amour, de la paix, c’est trop long. Attendre, c’est toujours entrer dans le « trop long », c’est toujours désespérer (il, elle ne viendra plus). C’est pénétrer dans cette zone de la vie qui s’appelle « trop tard ». Il y a ceux qui savent vivre à l’heure, qui sont tout-un dans leur temps, qui l’épousent, qui lui sont fidèles jusqu’à la mort, et il y a les en-retard/en-avance, comme moi, ceux qui ne coïncident pas, les oubliés de la concordance des temps, qui vivent leur enfance à soixante-dix ans et qui ont été vieux à quinze ans. La durée est un poison qu’ils avalent en le prenant pour un élixir qui leur fait confondre instant et éternité. Sur ma tombe, il serait écrit : « Point d’orgue », ou bien : « Tacet ».
On ne sait plus quand ça commence, quand ça finit. Auto mal réglée, dont le moteur tourne trop vite ou pas assez vite, qui menace de caler à chaque montée, je dyslexise mes changements de directions, je provoque des incidents, peut-être des drames que je ne vois pas, on va m’enlever le permis, c’est sûr. Point par point, la phrase s’efface. C’est une course entre elle et moi : arriver au point, vite, avant la disparition, l’évanouissement. Je veux encore voir le prochain carrefour. Mes phrases sont des comprimés effervescents jetés dans un puits sans fond. Quelqu’un a mal à la tête ? Mes pensées ont des trous que je comble avec des mots, petits, gros, malingres, usés, retournés comme des gants. Mes grands mots ont des trous dans lesquels j’essaie de m’infiltrer comme je peux, mais la plupart ne veulent pas de moi, ils sont déjà plein des autres ; obèses, ils ont le teint vitreux et jaunasse de ceux qui ont trop profité de la vie, qui sont fatigués d’avoir trop parlé sans être écoutés.
Elle ne viendra pas, elle ne viendra plus, c’est trop tard. Aurait-elle encore la force ? A-t-elle encore suffisamment d’ouïe pour seulement entendre que je l’appelle ? La seule promesse, c’est : « Il n’y a rien qui tienne ses promesses ». Rien ni personne. Autant parler à sa tombe, c’est bien la seule oreille dont la patience est sans défaut. Moi qui m’étais promis au monde, sortant de mon cirque profond et glacé, j’avance au pas des cueilleuses de lentisques, au bord du précipice, et je ne vois rien sur quoi appuyer mon bras, sinon cette grande brêle toujours là quand on l’espère ailleurs : Absence. Absence, sœur au cœur vide, aux grand bras maigres faits de courants d’air durcis, là-bas, vers l’église, qu’on va retrouver faute de mieux, avec laquelle on paie tribut au désespoir qui nous suit à la trace autant qu’il nous devance.
J’entends vaguement une voix venue de loin, qui chante « Tout gai ! », sur les batteries du piano, mais c’est si bref qu’on pense avoir rêvé. J’avais accompagné une soprano, une Chinoise dont j’aimais beaucoup la voix, dans les Cinq chansons populaire grecques de Maurice Ravel, et j’avais choisi un Steinway au clavier léger, si léger qu’un rien suffisait pour que la touche s’enfonce. Dans la quatrième pièce, la Chanson des cueilleuses de lentisques, ma veste a effleuré le clavier et a produit une fausse note. Comme il y a très peu de notes, dans cette musique, des notes éloignées les unes des autres, et beaucoup d’espace résonant, l’erreur s’est entendue très distinctement comme fausse-note, à ma grande honte. Ça m’a troublé, je m’en suis voulu, mais finalement, cette fausse note sortie de nulle part (et qui n’était pas produite par mes mains) était merveilleusement à sa place, et quand j’ai récouté le concert qui avait été enregistré, il ma paru que l’intervention de ma veste avait été un coup de génie (que Ravel me pardonne). Bien sûr, on n’est pas là pour se faire remarquer, quand on interprète la musique d’un compositeur, mais il y a toujours de ces minuscules fissures par lesquelles le corps trouve le chemin de l’imprévu, du non-écrit, et se dresse entre le soi et le moi, entre la durée de la musique et l’instant du ça et du là. L’accident fait partie du trajet, qui annonce l’Accident terminal et y prépare. Quoi qu’on fasse, tout est toujours déjà là, même l’impensable.
Je suis au lit, assis, la mère qu’on ne voit pas, à côté, son bras sur le montant du petit lit qui jouxte le sien. J’ai un grand livre ouvert sous les yeux et une mèche de cheveux bouclés qui me barre le front. Sur la page de droite, une illustration, sur la page de gauche, du texte. J’ai l’air heureux. Je souris. Toute la joie de ma vie est là, concentrée en une seule image. Il ne peut rien m’arriver, dans ce temps-là, dans ce temps immobile et silencieux qui diffuse jusqu’à moi par une voie secrète la présence parfaite qui inonde la pièce dans laquelle nous nous tenons, ma mère et moi. J’y suis. Ici et là-bas, dans le même temps. Rien d’autre ne compte. Maman, le livre, le lit, la chambre, les tons de gris et d’argent, le silence, l’heure qui ne passe pas, qui ne passera jamais. Je pense que nous étions alors au-dessus de la pharmacie, pas encore dans la nouvelle maison de la Fuly. Je ne suis sûr de rien, mais je pense à un livre, un livre magique qui résume toute mon enfance, un livre que j’adorais. La musique que j’entends, en regardant cette image, c’est la Chanson triste, de Duparc, dans sa version soprano et piano (Margaret Price et James Lockhart, idéalement) : Un enveloppement d’une douceur infinie, d’une profondeur telle que le moi se dissout en lui-même, sans avoir besoin d’image, sans se heurter à des limites. Je ne sais plus comment s’appelait ce livre, peut-être n’a-t-il jamais existé, mais j’ai envie de le nommer La Forêt de cristal. C’est l’histoire d’une horde de caribous, de caribous roses, qui sont prisonniers d’un cirque glaciaire très profond (mais qui, contrairement à un cirque glaciaire, serait circulaire), dont il leur est impossible de s’échapper, jusqu’à ce que les mâles adultes décident de se battre entre eux afin de perdre leurs bois, dont ils feront une sorte d’échelle gigantesque et merveilleuse accolée à la paroi, qui permettra à tous les caribous de grimper et de sortir enfin de la nasse. Dans mon souvenir, les parois de ce cirque sont d’énormes cristaux allongés de glace tranchante, reflétant le rose des animaux et le bleu du ciel inaccessible.
Je voudrais retrouver ce livre, ces bêtes, cet instant, la glace tranchante et le ciel de la Haute-Savoie. Je voudrais retrouver la grâce et la présence. Non pas la jouissance ou le plaisir, mais le comblement. La paix. Pouvoir et savoir les dire en trois lignes, sans emphase ni métaphore. L’exaucement. L’enchantement. Le grand calme de la joie paisible, sans aucune hystérie, sans démonstration, sans effets, sans extérieur et sans mots, ou au moins sans discours. Tacet ! Juste la chaleur d’une main et la confiance absolue, infinie. J’ai encore ta voix, heureusement. L’instant où l’âme nue n’est pas effrayée par le monde et ceux qui le peuplent, où elle peut être là, simplement vivante, sans exigence autre que la paix et la douceur.
