Une fois n'est pas coutume, je publie aujourd'hui un texte qui n'est pas de moi, mais d'un de nos grands astrophysiciens, Jean-Pierre Luminet.
« Les douze jours dans lesquels nous sommes, qui s'insèrent, dans le calendrier chrétien du moins, entre Noël et l'Épiphanie, soit entre le 25 décembre et le 6 janvier, n’ont été définis qu’en 567 par le concile de Tours. Mais cette période, nichée au cœur de la nuit hivernale tandis que le monde est figé dans le froid et l'obscurité (dans l’hémisphère nord seulement), n'est pas propre au christianisme, qui comme toute religion ou toute idéologie a tendance à se réapproprier l’histoire : on en retrouve la trace aussi bien dans l'ancienne Mésopotamie qu'en Chine ou dans l'Inde védique. Sur le plan astronomique, indépendant de toute doctrine, ces 12 jours représentent le hiatus entre le calendrier solaire de 365 jours et le calendrier lunaire de 12 mois de 29 jours et demi chacun. Ils correspondent alors au rattrapage nécessaire, à une période effectivement hors calendrier, entre deux temps, permettant tous les ans de retomber "juste". Il en résulte une sorte de passage à vide, une période de béance, un temps d'incertitude soumis à tous les dangers, un moment qui met en communication le mondes des vivants et celui des morts. Le réveillon à minuit est d’ailleurs, dans certains pays, un repas offert aux morts.
« Ces 12 jours et 12 nuits échappent à la durée profane en attendant que le temps reprenne son cours normal. Ce statut hors de l'année conférait à cette période une nature divinatoire : l'an qui venait y était en germe, et dans certaines traditions il était possible de prévoir ce que seraient les 12 mois à venir, le temps qu'il ferait à tel ou tel moment, ou le succès des diverses récoltes. Mais plus que d’annoncer l’avenir, il s’agissait de "créer" l'année nouvelle, de la construire, de décider ce qu'elle serait : c’était le moment où les autorités programmaient les actions politiques ou militaires. On voit que rien n’a changé en 2021 avec les annonces gouvernementales.
« Mais il n'est pas de re-création qui ne s'exerce à partir du chaos, du retour à l'unité indifférenciée. C'est ainsi qu'il faut considérer les charivaris et toutes ces "fêtes des fous" qui, dans cette période, bouleversaient jadis les conventions et l'ordre social, et que l'Église a choisi de condamner au XVe siècle. Dans la Rome antique, les Saturnales prônaient déjà, du 17 au 24 décembre, l'inversion : l'esclave se faisait servir par le maître, le roi s'inclinait devant l'enfant pauvre ... Les fêtes des fous étaient coutumières. Outre les fous, le Moyen Âge occidental fêtait successivement l'âne le 25 décembre (jour de Noël, où l'on honorait l'humble âne de la crèche), les sous-diacres et le petit clergé le 26 décembre (jour de la Saint-Étienne, historiquement le premier des diacres), et les enfants le 28 décembre (jour des Saint-Innocents). C'était à chaque fois l'occasion de bouleverser les préséances, de faire porter à l'animal des habits sacerdotaux, de donner raison au fou, d'introniser l'enfant, d'élire l'évêque ou le roi d'un jour qui régnait sans conteste, comme celui de la fève dans la galette (pensez-y cette année et parlez-en à vos enfants avant de leur mettre la couronne). Il s'agissait, pour les plus humbles et les plus démunis, de passer au premier rang, et, au moins une fois l'an et dans la plus grande licence, de prendre le pas sur les autorités légitimes … Les plus fous furent peut-être les représentants de la Révolution française, qui cherchèrent à abolir ce qui persistait de ces pratiques sous le prétexte qu'il n'y avait plus de roi… De la "culture de l’annulation" avant la lettre !
« Mais revenons à l’Épiphanie. Pour la plupart d’entre nous (enfin, j’espère), au-delà de la galette des rois ludiquement partagée avec les enfants, c’est la fête chrétienne qui célèbre la visite et l'hommage de trois rois mages au présumé Messie incarné dans le monde. Elle a lieu le 6 janvier. Cette date a été choisie au IVe siècle par le Père de l'Église Épiphane de Salamine, pourfendeur obsessionnel de toute forme d’hérésie, aujourd’hui considéré comme piètre théologien et mauvais écrivain, bien que béatifié puis sanctifié par une Église rarement regardante dans ses choix. Dans son "Panaron", Épiphane voulait replacer la date de naissance de Jésus proche de l’ancienne fête païenne du solstice d’hiver, alors que certains exégètes jugés hérétiques la plaçaient au printemps ou l’été. L’Évangile de saint Luc indique par exemple qu’à l’époque de la Nativité les bergers, dans la région de Bethléem, vivaient aux champs et y gardaient leurs troupeaux durant la nuit, ce qui suggère que l’événement ait eu lieu pendant l’été. Si tant est, bien sûr, que l’événement ait bien eu lieu et que le personnage de Jésus tel que l’a construit l’exégèse chrétienne ait réellement existé, ce qui est largement débattu sur le plan historique (j’espère ne pas choquer les croyants en mentionnant ce fait).
« Le vrai sens de l'épiphanie est ailleurs, il est plus ancien et plus général. Le terme grec epiphaneia (manifestation, apparition soudaine) désigne la compréhension subite de l’essence ou de la signification de quelque chose. Le terme est utilisé dans un sens philosophique pour signifier qu’une personne ou un groupe de personnes, par une nouvelle information ou expérience éventuellement insignifiante en elle-même, est illuminée de façon fondamentale sur l’ensemble de sa conception du monde et de la vie.
« Cette épiphanie d’un peuple majoritairement plongé dans les ténèbres d’un pouvoir pernicieux et pervers est tout ce que j’appelle de mes vœux pour ce 6 janvier 2022, où démarrent précisément les pires et plus délirantes restrictions de liberté et de pensée que notre pays ait jamais connues. La France termine 2021 avec le record du monde de contaminations — en très large proportion non pathogènes — et un taux de vaccination parmi les plus élevés (source : John Hopkins University, Jan 1, 2022). »