mercredi 1 novembre 2017

Daniel, Boris, Bruno, Jérôme


« Je ne voudrais surtout pas proférer de mensonges, 
écrire d’une encre douteuse, enjoliver, redorer ce qui est. 
Si nous sommes là, c’est pour dire la vérité. 
Soyons réels. J’exige des exactitudes terrifiantes. » Rafael Cadenas

« Ceci est une histoire sur ce qui n'a pas de nom. » Une mère qui perd son fils est une mère qui perd son fils ; elle n'accède pas pour autant au répertoire des solidarités. Je suis orphelin, alors qu'elle n'est rien, dans l'ordre du langage : seulement une mère qui sait que plus jamais elle ne verra ce visage-là, que ce visage-là ne se transformera plus jamais, que ce visage restera éternellement le même.

« Je ne vais pas prononcer le nom de cette maladie, pense le médecin, parce que je ne veux pas le cataloguer, le condamner, ou lui faire perdre espoir et le plonger dans la dépression. De toute manière, il n'y a pas de maladie, il n'y a que des patients. Je ne vais pas prononcer ce nom, dit le malade, parce que les gens vont me fuir, parce qu'on risque de m'abandonner ou de m'enfermer, parce que plus personne ne m'aimera, parce qu'aucune fille ne voudra de moi, parce qu'on aura peur de moi.  Je ne vais pas prononcer ce nom, dit le père, dit la mère, parce que ce n'est pas possible, pas possible, pas possible. »

Je revois mon frère, au portail de la maison, ce samedi matin là, un 19 juillet, à l'heure de Répliques… « Nous sommes orphelins. » a-t-il dit, et j'ai trouvé cette phrase abjecte, stupide et immonde. C'était pourtant la vérité. Mais qu'avait-il besoin de cette entrée en matière à la fois grandiloquente et dérisoire !

« On ne sait rien des hommes. Celui-ci, qui rit comme un fou parce qu'en société, se suicidera le soir même. »

Bruno était venu passer une semaine à la maison, pendant que j'allais tous les jours à Villaz, dans la montagne. Il profitait du piano, et pouvait vivre à sa guise : je partais le matin et ne rentrais qu'à la nuit tombée. Je l'avais installé dans la chambre du haut. Lui aussi était schizophrène. Lui aussi est mort à l'heure où j'écris ces mots. Ils sont morts au même âge, Boris et Bruno, tous les deux dans des circonstances étranges. Durant tout le temps qu'a duré notre amitié, je n'ai jamais su que Bruno était schizophrène. Il n'a pas prononcé ce mot devant moi, jamais. Et je me demandais souvent : Mais qu'est-ce qu'il a, ce garçon ? Il est dingue ? La schizophrénie, pour moi, c'était seulement un mot. Une catégorie abstraite. Je n'avais alors jamais rencontré quelqu'un dont on pouvait dire qu'il était schizophrène. Lui, je le trouvais dingue, mais ce n'était pas gênant. Il était en outre d'une intelligence stupéfiante qui excusait beaucoup de choses.

Notre mère aussi avait perdu son fils, et dans des circonstances encore bien plus dramatiques s'il est possible, puisque Jérôme est mort à deux ans, un 19 juillet, d'une méningite tuberculeuse. Je n'en ai entendu parler qu'assez tard dans ma vie, de ce frère aîné si jeune à jamais, et pourtant j'ai toujours vu son portrait sur la commode de la chambre de mes parents. Petit ange blond couché dans son berceau, si triste, si fatigué, mais si beau. Mais de ce Jérôme-là on ne parlait pas à Jérôme. Pas possible à comprendre, ou à expliquer…

Le problème des schizophrènes c'est le nom de leur maladie. Pour qu'ils prennent leur traitement, il faut qu'ils acceptent d'être nommés ainsi, mais être nommés "schizophrènes" est la maladie. Bruno n'était pas malade, pour moi. Il était seulement dingue. Original, singulier, décalé, étrange, toujours en retard ou en avance, toujours ailleurs, surprenant, très agaçant, très pénible, mais aussi brillant, drôle, séduisant, intense, stupéfiant, doué, écoutant avec une intensité rare, cabotin, comédien mais toujours vrai ; je ne l'ai jamais surpris en train de mentir. Il n'a jamais été violent avec moi. Je dis ça parce que j'ai appris après qu'il pouvait être violent. Je revois son père qui me serre la main et me dit : « Vous êtes le professeur de Bruno ? Bon courage ! » J'avais trouvé ça drôle.

Ralenti, lointain, détaché du monde, indifférent, tremblant, plein de tics, somnolent… Tuer ces maudits démons, bien sûr… Qui ne le voudrait pas ? Ce qui n'a pas de nom existe quand-même.

Je revois Bruno dans la cuisine, le matin, à Rumilly, penché sur la cafetière électrique comme sur un insondable mystère : « Qu'est-ce que c'est ? » Tu te fous de moi, Bruno ? Et en effet, il est très possible qu'il se soit foutu de moi, mais je ne le saurai jamais. Je revois aussi la chambre dans laquelle j'avais installé Bruno, au deuxième étage. Le sol était jonché de mouchoirs en papier, qu'il jetait par terre après s'être mouché. Le pragmatisme n'était pas fort. En revanche, il avait une facilité exceptionnelle à se faire des amis, tout le contraire de moi. Il voulait par exemple à toute force me faire rencontrer un autre Bruno, Bruno Monsaingeon, qu'il connaissait bien. Il était entouré de célébrités, mais il n'en parlait pas. Il faisait du théâtre, il était mannequin, et c'était surtout un mathématicien de très haut niveau. Il avait appris en quelques mois ce que mes autres élèves apprenaient en plusieurs années. Il disparaissait de temps à autre pour quelques semaines, je ne savais pas que c'était pour être interné. Si j'avais su, aurais-je eu peur de lui ?

Elles n'ont pas de noms, ces mères, mais elles sont pourtant orphelines, en un sens, car le fils est naturellement destiné à devenir le père de sa mère, j'ai connu cette chose-là moi-même. Quand la mère redevient une petite fille dont il faut prendre soin, qu'elle devient si légère qu'on la transporte facilement d'une pièce à l'autre, et qu'il faut, parfois, lui réapprendre les gestes qu'elle-même nous a appris quand nous étions enfant. La mort d'un fils prive la mère (et le fils) de ce renversement des rôles, ce renversement des rôles qui est comme une récapitulation de la vie elle-même. Ce qu'on t'a appris, tu vas l'apprendre toi-même, et parfois à ceux-là mêmes qui te l'ont enseigné. Tout ce que nous apprenons, nous allons l'oublier, et les enfants sont là pour nous rappeler cet oubli. Que sont ces mères orphelines de leur fils ? Qui sont-elles en vérité ? On les reconnaît dans la rue ? On peut les aborder, avoir des relations avec elles, les aimer ?

Elle avait peur de son fils. Personne ne devrait lui reprocher cette peur. La maladie mentale est effrayante. On est là, à côté d'eux, et on sait qu'ils ne sont pas vraiment là. On sait qu'on ne sait pas. On ne sait pas leur parler, on ne sait pas les comprendre (les entendre et les prendre avec nous), et surtout, on ne sait pas ce qui se passe. Qu'est-ce qui se passe, là, juste à côté de nous ? On glisse sur une surface réfléchissante, une surface sur laquelle on se voit soi-même : ce n'est pas eux, que nous voyons, c'est nous-mêmes. Impossible de passer, impossible de pénétrer, on rebondit à la surface, ce sont des miroirs. Leur force gravitationnelle est si intense qu'elle ne laisse rien passer, rien ne franchit la surface. Ils sont internés même quand ils ne sont pas à l'hôpital.

Boris appelait sa mère en pleine nuit, pendant qu'il était en train de se prostituer. Il voulait qu'elle sache. Il voulait qu'elle paye, qu'elle souffre autant que lui, si possible. Il lui rendait, pensait-il, la monnaie de sa pièce. Après tout, qui l'avait fait tel qu'il était ? Il était bien sorti de cet utérus et pas d'un autre !… Qui peut supporter une telle violence ? Qui peut la comprendre ? Qui est capable d'en retrouver les traces dans la voix et les gestes de la mère, dans l'aboulie ou la dysphorie qui viennent régulièrement brouiller son beau visage ?

« Mais à présent, comment pourrais-je rire de la folie ? » J'ai toujours eu un rapport ambivalent à la folie. J'en ai peur et je la désire. Je me souviens très bien de ce soir, de ce début de soirée, à Paris, avenue Montaigne, en face du Théâtre des Champs-Élysées. Il devait être huit heures, la rue était mouillée, je crois, j'étais face au théâtre, sur le trottoir opposé, et tout à coup, j'ai eu peur. Une frayeur intense m'a traversé le corps et l'esprit : j'ai eu peur de devenir fou. Ce soir-là, j'ai compris, j'ai senti, que la folie n'était pas cette chose romantique et qui me faisait vaguement signe depuis les rives du Rhin, sur les traces de Schumann. Elle n'était plus, tout à coup, qu'une bête effrayante et répugnante, terrifiante, même, qui me glaçait le sang. Je devais avoir vingt ans et je n'ai jamais oublié cette horrible vision. Mon père, Schumann, le soir, l'hiver, ou l'automne, je ne sais plus, un intense sentiment d'abandon, et quelque chose, s'étaient donné rendez-vous, ce soir-là, à cet endroit précis, et s'étaient rejoints en moi. C'était comme un court-circuit, j'ai entendu le craquement électrique, la foudre, ou bien autre chose, et mon corps en est resté troué.

Autre chose… Quoi ? Ce qui n'a pas de nom. En nommant la maladie, on fait seulement exister la maladie, qui est bien autre chose que ce qui arrive à celui qui en souffre : rien que de la douleur, « l'horrible babil du monde » qui se porte à ses oreilles, sans possibilité d'interrompre ce caquet. Une chose est de pressentir la folie qui pourrait tout aussi bien nous habiter, prendre possession de nous, d'en ressentir l'annonce ou l'imminence, et autre chose est d'être expulsé de soi-même par une présence indésirable, qui demeure, qui s'incruste, et s'interpose entre le monde et soi. Tout ce qui se passe autour des fous est une référence secrète au murmure sans ponctuation qui les habite. Les phénomènes de la vie courante les espionnent en permanence, où qu'ils soient. Leur prison est ce qui rend les autres libres. Même la nature, alentour, disserte sur eux en silence. Un rayon de soleil peut les blesser mortellement et une porte qui claque leur signifier le danger que personne ne voit. Les alphabets se nourrissent les uns les autres en une ronde infernale. Tout parle, toujours, partout, et le déchiffrage incessant de ces signes est épuisant. Un schizophrène est comme qui serait sans cesse en train d'étudier les fugues en miroir à douze voix d'un contrapuntiste furieux, pour savoir ce que ce dernier a à lui dire. Leurs muqueuses sont tapissées de phrases, en tout sens.

La maladie mentale, c'est le secret : qu'on le veuille ou non, il y a ce secret autour duquel tourne la vie de celui qui en est atteint et de ses proches. Ça ne peut pas se dire. Ils savent très bien, ceux qui en souffrent, que le dire est impossible, et que, le disant, le malentendu sera plus grand encore, et fera davantage pression sur eux. Ils sont internés en eux-mêmes, en leur secret, sous la pression et sous la surveillance d'un dehors toujours plus ou moins hostile. Tout le monde veut changer, tout le monde prétend qu'il était différent hier et qu'il sera encore différent demain. Les fous, qui de ce point de vue sont les moins fous d'entre nous, savent qu'une minuscule différence est quelque chose de vertigineux, de diabolique. Faites bouger, déplacez votre être d'un demi-millimètre et vous verrez instantanément que le monde est méconnaissable, et que vous êtes immédiatement expulsé de ce que les autres nomment la réalité. C'est cette connaissance qui les oblige au secret. Ça ne vaut pas la peine, d'expliquer aux autres ce qu'ils ne pourront jamais comprendre. Autant le deuil tient l'autre en respect, autant la maladie mentale abat le mur qui protège celui qui en est atteint du terrible regard d'autrui, ce qui, paradoxalement, l'isole encore davantage.

Ça ne vaut pas la peine. Tous les suicides ne sont pas des aveux d'échec. Il faut du temps, beaucoup de temps, pour comprendre que les échecs peuvent s'améliorer, dans une vie d'homme, prendre un sens, et qu'un visage est fait pour se transformer. Ça ne vaut pas la peine mais quand-même

On l'a retrouvé chez lui, face contre terre, Bruno. Tout son corps était devenu noir, sauf le bout de son nez. Personne ne sait ce qui s'est passé. Personne non plus ne sait pour Boris. Ils sont morts tous les deux, tous les trois, en comptant Daniel, au même âge ou presque, ravis à leurs mères. Je me demande si Jérôme parlait, quand il a atteint la fin de sa courte vie. Il a en tout cas emporté un énorme silence avec lui ; un silence gigantesque, tout un univers de silence. C'est ça qu'on essaie de mettre en terre : le silence qui s'arrache du monde en même temps qu'eux. Mais ce silence est radioactif. Il revient, il est le plus fort, il n'a pas de fin. Quand un homme meurt, ce sont des phrases et des phrases qui sont enfouies avec lui, et des signes par milliers, mais le silence qu'il emporte est bien plus important encore, et dès lors ne cesse plus d'habiter les vivants qu'il laisse derrière lui.

Le deuil, c'est : « Il ne se passe rien. » On attend en vain. Piedad Bonnett a voulu « mettre au monde une seconde fois  » Daniel, « dans la même douleur que la première ». Ma mère, elle, a mis au monde Jérôme une deuxième fois, par les mêmes voies, et dans la même joie. Je ne connais pas la mère de Bruno, mais je connais bien celle de Boris. Je connais ce drôle d'animal fragile et apeuré qui se débat dans la nuit. « Je fouille mes sentiments. Je suis en vie. » Elle est en vie, elle aussi, et cette vie lui appuie sur le cœur et les poumons. Quand je lui parle, en ce moment, elle m'exaspère et je m'exaspère de cette exaspération. Je suis un profanateur acharné qui refuse l'absurde pièce que joue Isabelle. Je la vois se cogner aux parois qui l'entourent, je la vois se mettre elle-même dans des situations impossibles et se plaindre de l'impossibilité à trouver une issue. Elle habite un présent inhabitable. Elle est sur scène mais le public n'est pas là, elle joue pour elle-même une pièce absurde, absurde parce que sans objet, sans dénouement, et sans texte.  Elle est entourée d'une armée d'ombres qui absorbent sa voix. Elle a même renoncé à parler, puisque sa voix ne porte pas. Je me dis, je ne peux pas ne pas me dire : elle ne parlait pas à Boris. Elle ne lui écrivait pas. Oh, bien sûr, ils échangeaient des paroles quand ils se voyaient, avec les autres enfants, ou au téléphone, il y avait des mots, des phrases, des propositions et des silences, mais je suis sûr qu'elle ne lui parlait pas. Je la connais. Je sais quelle est sa difficulté à parler, à parler vraiment. Elle a posé une enveloppe vide sur une table. Elle y tient tout entière. Elle attend. Elle attend et il ne se passe rien. Elle vit dans un présent qui n'est pas présent. Quelqu'un ouvrira-t-il l'enveloppe ? Peu importe ce qui se trouve ou ne se trouve pas dans l'enveloppe, il faudrait seulement que quelqu'un pense à l'ouvrir, que quelqu'un ait envie de réveiller cette femme. Elle vit de rien. Comme un chien dans sa niche, attaché par une chaîne. Elle n'a pas de rêves, pas de désirs, pas d'ambitions. Elle vit au ralenti, en essayant de faire que le désastre ne se voit pas trop. Je prononce ces terribles paroles en entendant le passage cantando de la marche funèbre de Chopin, et je me dis qu'Isabelle, c'est ça, c'est exactement ça. Elle vit une marche funèbre qui ne ressemble pas du tout à une marche funèbre. Ça chante doucement, et personne ne voit rien. On la complimente et on la jalouse… personne ne voit la tragédie sur laquelle elle pose son être léger comme une plume. Ne pas parler, ça peut rendre fou.

Je voudrais que les différents visages de cette mère apparaissent ici, « dans les reflets vacillants » d'un texte sous doute maladroit et peut-être superficiel. Le temps de l'écriture, au moins, je serai près d'elle. Le temps court, plus rapide que moi, plus intelligent que moi ; je me laisse distancer, je suis bientôt perdu, à la traîne de mes propres pensées. Je suis plus vide que l'enveloppe dans laquelle j'ai mis le vide de cette femme sans paroles. Moi aussi je fais comme si de rien n'était. Personne ne me voit. Ça ne vaut pas la peine et pourtant je continue. Je perds mon temps, je le dépense, en tout cas, quand-même, en pure perte, à quoi bon. Il est possible que je ne parle que de moi, ce qui ajoute encore à l'absurde. La voix de cette femme s'enfonce en moi, je sens cette chose qui envahit mes chairs à mesure que son visage s'efface. Ralenti, lointain, détaché du monde, indifférent, tremblant, plein de tics, somnolent… C'est moi maintenant. Et toujours cette marche funèbre. Me viennent à l'esprit les funérailles de Staline, Richter au piano, et mon père, au piano, jouant Mozart, après l'inhumation de Jérôme, et ma mère, sur son lit, déjà transformée en statue, mon baiser sur sa bouche, mes promesses, mes larmes. Les noms glissent les uns sur les autres, comme de l'eau sur de l'eau, comme le temps sur le temps, comme ces couleurs captives dont parfois nous essayons de trouver un équivalent entre quatre angles, en une après-midi perdue.

Elle répète les mots qu'elle entend, les phrases, comme si elle devait se persuader que le son de sa propre voix est réel, qu'il renvoie à une réalité vraie, que c'est encore elle qui décide de sa propre vie, qu'elle existe en tant que volonté et respiration. Cela ressemble beaucoup à du mensonge mais c'est pourtant la seule vérité à laquelle elle a accès alors elle se dit qu'il faut continuer. Tout cela est bien arrivé, oui, et ça continue d'arriver. Les jours sont la suite des autres jours qui eux-mêmes ont continué ceux qui les ont précédés. C'est comme ça que ça marche. Je repense à son petit mot, le jour où Boris a été retrouvé mort : « Tout est dit. » J'entends le tout est consommé du vendredi saint. Ne va pas plus loin. Je pense au « Femme voilà ton fils… voilà ta mère » du même vendredi saint. À qui Boris a-t-il confié sa mère ? Mystère. Je lis : « C'est l'envie de l'âme qui est le corps. » et je me demande si j'ai été un jour en contact avec l'âme d'Isabelle.

« Jamais l'univers ne produira un autre » Boris, et jamais l'univers ne produira une autre Isabelle. Si je ne connais pas son âme, je connais au moins son odeur. Va-t-elle rester elle aussi éternellement la même ?

Je les vois tous les deux, nus, l'un contre l'autre. Ce petit corps blanc arrondi tourné vers la mère nourricière, aimante, protectrice, ce petit corps qui est sorti tout récemment de celui-là et qui semble fait pour y retourner. Je ne connais Boris que par des photos. Je ne connais Boris qu'à travers sa mère, qu'à travers l'empreinte et la douleur qu'il a laissées en elle, par la peur qui ne la quitte jamais. Je ne connais Boris qu'à travers des noms de somnifères, d'anxiolytiques, des colères subites, inexplicables, des éclats, des échardes, des lésions indéchiffrables et muettes. La nuit elle est "en mode avion", elle débranche son téléphone, car les appels la nuit étaient toujours synonymes de terreur. Parenthèse blanche. Je ne suis pas là, je n'y suis pour personne. Elle a pris l'habitude de n'y être pour personne, cette absence s'est inscrite dans ces gestes, dans sa voix. Ce deuil a été pour elle une bénédiction. « Un deuil profond nous rend momentanément libres, du moins c’est ce qui m’apparaît à voir les autres s’arrêter au seuil de mon chagrin, dans un instant d’effroi, tétanisés par la peur ou la pudeur. Mon visage, mon espace, mon silence, ma volonté m’appartiennent aujourd’hui plus que jamais. Je suis maîtresse absolue de mes paroles. Comme si la mort de Daniel me permettait de vivre dans une impunité totale pendant quelques jours. » Il lui octroie le droit de ne pas y être, et, encore plus précieux, celui de n'avoir aucune justification à donner. Pour une fois on lui fout la paix ! Ce n'est plus seulement la nuit qu'elle est en mode avion, c'est toute la journée. Être sur terre lui est pénible. Son élément, c'est l'air, ou l'eau. La seule fois qu'Isabelle m'a écrit, c'était pour me relater un épisode de son enfance qui se déroule dans la mer. Elle se noie et son père, le héros, le pilote de chasse, vient la secourir. J'ai perdu ce court récit et je le regrette beaucoup. Tout y était.

« Je ne voudrais surtout pas proférer de mensonges, écrire d’une encre douteuse, enjoliver, redorer ce qui est. Cela m’oblige à m’écouter. Si nous sommes là, c’est pour dire la vérité. Soyons réels. J’exige des exactitudes terrifiantes. » C'est Piedad Bonnett qui place ces quelques mots de Rafael Cadenas en exergue de son livre sur son fils Daniel. Cela m'oblige à m'écouter… Ne pas proférer de mensonges ? N'est-ce pas une utopie ? Une folie ? J'essaierai de dire des exactitudes terrifiantes. Personne n'est obligé d'écouter, personne n'est obligé de lire, et, surtout, personne n'est obligé de comprendre. « Une femme dit qu’il lui devient impossible de lire, parce que chaque mot éveille en elle toutes sortes d’associations. » Si c'est ça la psychose, alors j'en suis atteint aussi. On peut ne pas lire pour plusieurs raisons. Soit parce qu'on ne fait aucune association, qu'on ne lie rien à rien, que les phrases glissent sur nous comme de l'eau plate sur du marbre, ou, au contraire, parce que tout fait signe, que tout renvoie à autre chose, que les phrases, les mots, et même les lettres sont liés, tous, sont intersections, tous, et que ce réseau de sens est si dense et palpitant que la pensée se décourage devant tant de possibles. Le vrai lecteur est celui qui ne peut plus lire. Isabelle ne lit plus. Moi non plus.

La sidération provoquée par le deuil d'un autre que soi, tout le monde en joue, plus ou moins. Je me rappelle parfaitement la cour du collège, à la mort de mon père, j'avais seize ans, et des lunettes de soleil… J'avais le droit de porter des lunettes de soleil (moi qui n'en avais jamais portées auparavant) puisque j'étais en deuil. Je m'étais rendu compte très vite que j'étais protégé par ces lunettes de soleil, et par le deuil qui me frappait. Tout le monde me parlait gentiment. Tout le monde me respectait. Je les tenais en respect. Je pouvais observer les autres mais le regard des autres ne pouvait pas s'appesantir sur moi. Il glissait sur mes lunettes de soleil et mon chagrin supposé. En réalité je ne ressentais rien. Rien du tout. Et c'est parce que je ne ressentais rien que j'avais éprouvé le besoin d'endosser la panoplie du deuil. Jamais je n'aurais été capable d'avouer alors que la mort de mon père me laissait complètement froid. Le deuil fabrique des droits nouveaux mais très éphémères. Très vite on s'aperçoit que cet état d'exception n'a pas duré, qu'on doit réintégrer le peuple ordinaire, celui des vivants inconscients de la mort. Les vivants sont redevables à la mort des autres et ils en éprouvent « un frisson de gratitude ». Pas moi, pas maintenant. Comment savoir qu'on est en vie autrement qu'en se comparant à un mort ? Le mort est un autre. La mort tape à côté. Encore et encore… Elle est très maladroite mais elle a le temps pour elle, tout le temps. Notre vie n'est qu'une succession de deuils, jusqu'à ce qu'elle cède la place au deuil des autres, celui qu'ils vont endosser un temps pour nous. Ça disparaît autour de nous, jusqu'au jour où ce sera notre tour. Nous leur ferons nous aussi ce plaisir inavouable, un jour, de mourir à leur place, avant eux. Un peu de patience, ça ne devrait plus tarder.

On a toujours envie de leur demander, à ceux qui sont en deuil, ce qu'il y a de plus terrible pour eux : le monde sans celui qui est mort, ou ce mort sans le monde, sans vous, sans nous ? Il y a un défaut d'actuel. Le présent de cette femme, je l'ai déjà dit, n'est pas présent. Il y a des êtres dont on ne voit pas l'effet de la vie sur eux. Ils se sont mis en retrait. Ils ne possèdent qu'un seul aujourd'hui. Le vent de la vie ne les touche pas. Leur présent est immobile, il n'est qu'un instant qui prépare le lendemain. On devient fou, à ne pouvoir ni avancer ni reculer. Elle est gonflée de rouge, les joues tremblantes de malheur, les yeux brillants de désir, un désir qui est mouillé de larmes pas encore versées, de larmes rentrées, au bord, perpétuellement au bord. Ça vient après le sucre, après l'écrasement, après le long et lourd sommeil dans quoi on s'enfonce jusqu'au sang. Je n'ai même pas besoin de voir cette photo. Pleins et opaques étaient les mots, les musiques, les êtres, à la fois complets et insignifiants, qui l'accueillirent dans le monde — ils n'avaient pas encore créé de liens entre eux, chacun d'eux était un monde en soi, une île perdue, cernée par la nuit. Je suis à l'intérieur, contre Isabelle. Je sens ses chairs, ses odeurs, son haleine. Il n'y a qu'une seule note, mais si précise dans sa nuance. Tout cela est si ancien déjà qu'on peine un peu à en retrouver la vérité, et pourtant c'est bien plus important, en quantité et en importance, que tout ce qu'on a cru comprendre, et vivre, après. Les adultes sont des enfants ratés. Malheur, souffrances, plaies, ça ressort toujours un jour ou l'autre. Quand elle se met à crier comme une folle, imaginez-la enfant, dans sa chambre… Isabelle trouve que je rhapsodise trop. Moi que ce n'est pas assez, jamais assez. Je vous salue, Isabelle, pleine de grâce, le fruit de vos entrailles est béni. Une seule note, qui retentit à l'infini… le bruit des entrailles, sonnailles, failles, semailles, grenailles, mailles, éventail, le cru et le recuit des entrailles,  quel mystère ! Bruits et frottements… L'amande, la figue, l'âme, le noyau, et le corps entier. Pleine de grâce… Je la vois, elle est pleine de grâce, c'est indéniable. Ses entrailles… Ses entrées… À travers le givre des muqueuses cuivrées, comme une terre retournée, au matin, qui fume, je vois l'enfant qu'elle fut. La voix ne sort pas du corps, le corps est tout entier dans la voix. Je me dis qu'il faut absolument qu'elle écoute L'Amour et la vie d'une femme, de Schumann. Je suis toujours à la recherche de la voix de mon père, de la voix de ma mère. Pas le souvenir de la voix, mais la voix elle-même, de la voix vraie, présente, actuelle (qui est un acte de présence). Il ne faut pas avoir peur. Ce ne sont pas des fantômes. Ils sont toujours là. Il y a les oiseaux dans le jardin, le coq, les voitures un peu plus loin sur la route, la rumeur générale, le souffle du vent, et puis, comme une fente verticale dans cela, une amande qui est là, qui attend, des entrailles qui palpitent. Il faut tout écouter en même temps, comme un contrepoint. Si le corps est tout entier dans la voix, entendre la voix suffit. C'est le seuil. La grâce. Grâce à la voix on peut tout. Écoute-toi parler, Isabelle. Assois-toi sur ton lit et parle-toi. Ton corps est dans ta voix. Mon Amour, Mon Très Chéri, Ma Vie, C'est Moi, je suis à toi, je me donne complètement, entièrement, sans reste, prends tout, tout est à toi, vite, viens là, plus près, partout, oui, là et là et ici aussi. Tu as vu, j'ai tout risqué pour toi. Il a suffi d'un soir et d'un alcool de poire. Nous irons partout, partout là-bas et encore ici aussi, loin et près, le soir le matin la nuit au soleil comme tu veux partout allongés debout sur le ventre en planant au-dessus des toits en rêve en dur en croix même s'il pleut debout dans le vent dans la mer sous le sable au Brésil. Je suis raide dingue d'amour. Vite. Tout est là. Regarde, j'ouvre ma valise, mon ventre, mon cœur, mes tripes, ma bouche, viens. Entre. Je n'écris pas, j'entends. J'invoque les oiseaux, les ombres et la mer alliée au soleil. Je ne recueille que les ossements brûlés du temps en lambeaux, suspendus à l'arbre mort, du temps arrêté parmi les cris sourds d'un crépuscule blanchi d'effroi. À quoi me servent les fleurs, les parfums, les musiques, le jardin, la pulsation brûlante de la transe et la pourpre odorante de ton sexe, quand la chambre ne parle que d'un retour impossible et d'un deuil interminable ? J'ai beaucoup réfléchi… et je t'ai vue dans le miroir sans me reconnaître. À quoi servent les sentiments ? Leurs échos n'appellent qu'une matière molle, informe, au goût de viande avariée. Disgrâce, répétition, psalmodie des maladresses, la bourse des phrases est au plus bas. La fêlure était déjà là, bien sûr, je le savais. Il y a ce jeu, ce petit jeu entre les phrases, ces silences juste un peu trop longs, ces endroits où la peinture est écaillée. On ne sait jamais ce qui va provoquer la rupture, comment elle va advenir, mais on sait que tout est là, déjà, que tout est en place pour que la tragédie donne le dernier coup, celui qui va faire passer une forme organique, belle, à l'état de pantin désarticulé, qui va faire d'une parole pleine une suite de sons inarticulés, qui va désorganiser l'ensemble qui ne tenait que par très peu de choses, on le voit alors, on le comprend subitement. L'air est dans le mot, qui lui fait mordre la poussière. « [Elle] entre dans un soliloque précipité, inlassable, sur sa vocation, ses terreurs profondes, la médiocrité de son époque. » Est-ce que ce soliloque est à moi destiné, oui, j'en ai l'impression, très souvent. Elle récite un poème destiné à m'amadouer. L'époque, la fatalité, les gènes. C'est tout un ensemble, comme dirait l'autre. Quand je lui avoue qu'elle est la seule à me faire bander, elle me répond qu'elle en est fière.

Elle me dit : « Ils l'ont fait beau, tu sais. Il est beau. » Nous avions essayé nous aussi de rendre notre mère belle, pour son dernier voyage, mais je n'ai pas aimé son air de statue, pourtant, un air dur, minéral, qui ne lui allait pas du tout. Il y a pourtant une vérité, là, dans ce corps rendu à son temps vrai, infini, débarrassé de sa psychologie, délivré d'une vie que nous avions façonnée, aussi, par notre regard et notre amour, c'est-à-dire notre besoin. Quand elle revient me hanter, dans mes rêves, elle est souvent très dure, méconnaissable, et je sais maintenant que celle-ci est aussi réelle que celle-là. La terreur n'est jamais loin. On marche sur un fil. Il est tranchant.

Tant que le travail n'est pas terminé, la mère est incomplète, et dès qu'il est terminé, elle est menacée de cette même incomplétude. C'est la raison pour laquelle une femme est toujours inquiète, même quand elle n'est pas mère, car elle sait obscurément que son destin biologique est de mettre au monde la mort, d'en permettre la présence cachée parmi nous, cette présence qui par contraste nous fait croire à la vie. Il faut bien que ça continue, pourtant, et même qu'on s'amuse un peu : si les femmes sont coquettes et superficielles, c'est précisément parce qu'elles sont les gardiennes du gouffre vers lequel nous nous précipitons avec une joie touchante.

Au téléphone, elle me dit, dans un sanglot : « Même pas… vingt-neuf ans… ». Pourquoi jouer Mozart dans un moment pareil ? C'est une berceuse. Il faut consoler, bien sûr, mais consoler qui ? Je l'ai vue souvent allongée dans la chambre, consultant l'écran de son téléphone ou en conversation. Elle répond / Elle ne répond pas. Parfois le courant passe, parfois il ne passe pas. On ne sait pas ce qui ouvre ou ferme le cardia. Elle cherche d'abord la chambre, dans une maison. Elle y fait son nid, immédiatement. Le reste l'intéresse très peu. De longues années, elle est restée comme cloîtrée dans sa chambre, à Lyon. Prisonnière. Elle est retournée à ce statut de prisonnière. On a l'impression que c'est le seul dans lequel elle se sent bien. De temps à autre, elle a des velléités de liberté, mais celles-ci cèdent vite, devant une réalité qui toujours lui est imposée du dehors, qu'elle ne choisit pas. Soit prisonnière, soit fugitive… Sa rencontre avec moi était sa dernière fugue. Isabelle a deux chez-elle. Sa chambre et sa voiture. La chambre pour rester. La voiture pour fuir. Elle me fait penser à Luna. Luna était pareille. Parfaitement chez elle dans ma chambre et dans ma voiture. Attachée à celui qui la nourrit. Mais je dérape

Passion, donc. Passion. C'est cela le nœud. La passion de l'herbe coupée, du lilas en fleurs, la passion des chants d'oiseaux, la passion du désir à travers les heures creuses, creusées et pourtant jamais si pleines, inhabitées d'autre chose qu'elles-mêmes. Si l'on pouvait voir les odeurs, on habiterait à nouveau dans le jardin d'Eden. Mozart. Écrire à neuf. La semaine est toujours sainte, quand on y est comme un enfant perdu qui cherche le sein de sa mère. « Pince-moi le bout des seins. » Par la fenêtre ouverte, je vois le néflier, l'herbe coupée, et j'entends les sons du soir qui vient. Luna est bien tranquille dans sa tombe. Pourquoi est-elle venue dans ma vie ? Pourquoi ? Choral de la douleur. Aucune musique ne m'apaise. Les sons m'arrivent par le cul. La musique me tue. Vous croyez que vous vivez une (et une seule) vie ? Non, le temps, votre "ligne d'univers", n'est pas une ligne droite et univoque, elle n'est pas parallèle aux lignes d'univers de vos semblables, elle peut les croiser, les multiplier, les diviser par elle-même, les augmenter, de la même manière que les lignes d'univers des autres vous augmentent d'un coefficient de vie, difficile à évaluer, certes, mais sensible, efficace. Tout cela produit du son : les frottements entres les êtres, contrepoints, accords, les altérations, les interactions avec le monde, avec la nature, avec la violence, avec la peur, tout ce système crée une vibration audible qui modifie en permanence votre équilibre, c'est-à-dire vous inscrit dans le temps, vous donne une signature, un timbre, inimitable, unique, irremplaçable. Votre vie, ce timbre unique et singulier, est fait d'une multitude de sons qui s'engendrent les uns les autres en un faisceau harmonique plus ou moins régulier et épuré, et rien ne vous empêche de vivre à l'intérieur de tous ces sons, de tous ces contrepoints, d'en explorer les possibilités, inouïes pour la plupart, et ainsi d'habiter plusieurs mondes contemporains ; (mais) seule la musique permet cette coexistence, ce dialogue simultané entre plusieurs voix et plusieurs voies. Cette coïncidence est une grâce qui se mérite. Oser, ce n'est finalement pas si simple. Du moins le constate-t-on chaque jour en voyant le peu de facilité qu'ont les gens autour de nous à se livrer tels qu'en eux-mêmes, à jouer, à ne pas se prendre au piège de leur image. Être léger pour être profond. Le texte biblique est-il : « Dieu est créateur de toute chose dans l'univers. » ou bien : « Dieu est créateur de toute chose. » [dont l'univers]. Ça change tout. Dieu est-il dans l'univers, ou est-il extrinsèque à l'univers ? Si l'univers est incréé, il est le grand rival de Dieu.

Il y a dans la vie de tout homme un moment très particulier où celui-là cesse d'éprouver le passage du temps comme la douleur essentielle d'être ; c'est la nuit qui en général nous révèle ce seuil intimidant, quand la terreur de l'insomnie laisse la place au plaisir pur d'être là, allongé, vivant, au cœur du monde, au cœur d'un monde dont le bruit et la fureur ne nous parviennent plus qu'étouffés et diffus, inoffensifs. Jusqu'à une date proche, il me semblait entendre le grincement atroce du monde sur son axe, la Terre ne tournant sur elle-même que dans le but d'approcher mon être de la mort : bruit effroyable. Il s'est tu d'un seul coup. Je ne sais ce qui a brisé les liens que le temps avait noués avec l'abîme à travers mon corps et je ne les ai d'ailleurs perçus que rétrospectivement, au moment même où ils ont cessé de me tenir sous leur emprise. Brahms accompagne naturellement ce passage.

Bruno, en mourant a perdu son o, est devenu brun, tout brun. « J'ai entendu dire que le noir révèle l'incapacité d'un artiste à choisir une couleur, mais je ne suis pas d'accord avec cette affirmation. »


Jaspers aimait citer ce proverbe chinois : « Il faut être malade pour devenir vieux. » Un jeune correspondant m'envoie une page dans laquelle se trouve cette anecdote et je trouve que Jaspers a bigrement raison. Si l'on ne veut pas être malade, c'est-à-dire emprunter ces chemins que le corps nous incite à connaître, on n'a plus que la folie ou la mort pour échapper à l'ennui du libre-arbitre. Tous les suicides ne sont pas des aveux d'échec. Cependant, les échecs qui se répètent dans une vie peuvent évoluer, les échecs peuvent s'améliorer. C'est ce qu'il faudrait comprendre. Il aura manqué du temps à ces enfants, ou bien ils auront manqué le temps qui était en eux. Le temps de l'échec, le temps du retour, le temps de la maladie, le temps de la rémission. Je sais que ce que je dis là est paradoxal, puisque c'est la maladie qui les a emportés loin d'eux, mais la maladie n'est pas univoque. Elle est aussi féconde, même quand elle est dangereuse. Devenir vieux… Cette chance d'avoir le temps avec soi, de profiter de son élan et des dépôts qu'il occasionne, de jouer de son rubato, d'en être à la fois le maître et l'esclave, de l'attendre, de courir plus vite que lui, de revenir sur ses pas, de le prendre à revers, de prendre appui sur ses points d'orgue, de se laisser porter par ses accelerandos, de céder à ses avances et de guetter ses retraits, on ne peut pas savoir ça à vingt ans, on n'a pas eu le temps de comprendre que la maladie n'est pas, ou pas seulement notre ennemie, qu'elle est aussi un signe que le temps nous adresse, que le noir n'est pas une absence de couleur.

(…)