Je suis dans les bras de Christine, dans le salon de la rue Joseph de Maistre, devant la fenêtre qui donne sur la cour. Je pleure car je ne veux pas la quitter, mais je viens de lui avouer que j'étais amoureux de Céline, et que je ne veux pas y renoncer. Avoir deux femmes, c'est quand-même pas la mer à boire. Céline a la moitié de mon âge, et Christine à neuf ans de plus que moi, il y a vingt-quatre ans d'écart entre ces deux femmes. Elle me somme de choisir, moi qui ai horreur de choisir. Elle doit penser que je vais la choisir, elle, car je l'aime vraiment. Il n'y a pas de tags dans les rues. Mais non, je ne veux pas me passer de Céline. Est-ce qu'il y en a une de plus jolie que l'autre ? Non, ce n'est pas ça. Alors quoi ? Céline est jeune, très jeune. Elle découvre la sexualité avec moi. On s'entend tellement bien. Je peux tout lui demander. D'ailleurs, non, je n'ai même pas à demander. Elle devance tous mes désirs. Pourtant, objectivement, je préfère faire l'amour avec Christine. On s'est toujours très bien entendu dans le sexe. C'est sans doute la chose qui me plaît le plus chez elle, sa manière de faire l'amour, son corps, sa chatte, son cul, ses poils sous les aisselles, enfin tout ça, tout ça me plaît depuis que je l'ai rencontrée, torse nu dans un couloir de l'ancien conservatoire d'Annecy, ses larges aréoles, sa peau mate, son ventre, tout. Elle m'a beaucoup trompé, Christine, mais pas en cachette. Elle m'a rendu fou de jalousie, elle m'a même fait coucher avec elle et son amant Michel, parce qu'elle nous aimait tous les deux. Nous nous sommes quittés plusieurs fois, et plusieurs fois nous nous sommes remis ensemble, nous ne pouvions pas nous passer l'un de l'autre, c'était physique, comme on dit. Elle a un derrière splendide. C'est un animal. Elle m'a tout appris. On est amoureux, on croit qu'on ne peut pas se passer de celle dont on est amoureux, qu'elle est vraiment spéciale, irremplaçable, unique, on est accordé au goût de son sexe, à ses odeurs, à ses gestes et au timbre de sa voix, son cul, par exemple, comment pourrait-on se passer de ça, et puis l'autre, là, l'autre fille, l'autre femme, à part sa nouveauté, à part sa fraicheur, à part le frisson qu'elle fait courir en nous quand elle semble amoureuse, qu'est-ce qu'elle a pour elle ? Elle a des pieds un peu ridicules. Ses fesses ne sont pas terribles. Elle est un peu godiche, un peu grande, mais elle a de très beaux seins et de très beaux cheveux. Un grand nez, aussi. Des yeux merveilleux. Et puis, elle, au moins, je ne peux pas l'imaginer dans les bras d'un autre. Elle est à mes pieds. Je la domine. Il n'y a aucun rapport de force entre nous — parce que toute la force est de mon côté. J'aime Christine, je l'aime vraiment, mais j'ai découvert une chose qui m'épuise et me dégoûte : les compromis. J'ai découvert qu'on ne pouvait pas vivre avec une femme sans faire des compromis. Sur tout. Les journées ou les semaines se passent à faire des compromis. On fait des compromis toute l'année. Tout se négocie. Tout se discute, se marchande. Avec Céline : rien. Tout est là immédiatement, à disposition. On veut, on prend, on fait, on dit. J'avais trente ans, et j'avais l'impression de renaître. Être un homme, c'est donc ça ? Que s'était-il passé entre mon adolescence et ce moment où je me suis découvert homme ? Une zone étrange, compliquée, riche, faite d'une accumulation incroyable de sensations, de désirs, de désespoirs, de bêtise, d'ivresse. Tout est possible et pourtant rien n'aboutit vraiment, tous les chemins sont ouverts, on oublie, d'un jour sur l'autre, on goûte à tout, on est écœuré, effrayé, perdu, mais le cœur vibre, toute la journée, on a les couilles pleines et la pensée désinvolte, on ne fait pas très attention, mais tous ces regards, tous ces corps, toutes ces bouches, on les absorbe comme un affamé. Ces quinze années c'était l'éternité. On peut dire qu'on l'a connue, avec le soleil, avec la mer, avec l'été, avec la ville, avec un corps qui ne se manifeste pas, qui sert fidèlement. Cette éternité très peuplée, où l'on ce cessait de parler de solitude, où les corps passaient comme des cartes dans les mains, on pensait qu'on allait tous les emporter avec nous, qu'ils seraient là pour toujours, ces personnages fidèles et changeants, qu'ils allaient seulement se transformer, au même rythme que nous. En réalité, nous étions indifférents les uns aux autres, pris dans un tourbillon où personne ne regardait personne, mais on se tenait compagnie, et c'était bien agréable. Il y avait de la musique partout, dans toutes les heures, dans tous les interstices de nos vies, personne n'avait d'ambition, du moins le croyais-je, notre monde était à part du monde, il était minuscule et indemne. On se sentait chez soi. C'est déjà ça. Quelqu'un pourrait-il m'expliquer ce que c'est que de vivre ? Vivre… Ça ne peut pas être seulement ça, tout de même ! Le plaisir et le déplaisir, l'attente et le comble, la nuit et le jour, les hôpitaux et les églises, la mère et les femmes, la crainte et l'abandon, ça ne peut pas suffire à faire un monde ! J'aimerais savoir ce qui manque, mais je l'ignore. Peut-être que rien ne manque, que tout est là, mais qu'on ne sait pas relier le tout ? L'oubli, voilà la seule réalité, la seule chose qu'on ait de commun avec ceux qu'on aime ; la vitesse à laquelle on oublie, le manque de synchronisme de tout ça me saute aux yeux, aujourd'hui qu'il est trop tard. Personne ne marche du même pas. Les pieds sont des cons, les femmes sont des connes, et moi aussi je suis un con. Là, tout de suite, j'aimerais bien fumer une cigarette avec une jeune fille qui se demanderait si je suis en train de la draguer.