jeudi 18 février 2021

Nahualli



Très surpris de voir que Juliette Binoche, en 1985, dans Rendez-vous, de Téchiné, fait encore partie du monde dans lequel les femmes ne s'épilaient pas les aisselles (pas toutes, en tout cas). Emmanuelle Béart, Catherine Deneuve, Juliette Binoche, Isabelle Adjani, quatre actrices, quatre voix, surtout. La seule que je trouve émouvante étant celle d'Adjani, que d'abord je ne reconnais pas. Et puis Roland Barthes, et Patrick Dewaere, dont les voix, également, me bouleversent. Les cerises, les tulipes, le frère et la sœur. Les conversations, encore… Pas de conversations sans fruits, ou alcool.

C'est incroyable. Je disais tout à l'heure à C. que j'aimerais le filmer, le filmer en train de parler, et je tombe ensuite sur cette page du journal de Renaud Camus : « (…) Il y a vingt-cinq ans, à un cinéaste qui me voulait du bien, j’avais proposé de faire avec lui un film qui se fût intitulé L’Écriture de Dieu : road-movie, où l’on aurait fait parler quelques minutes, dans des cafés, sur des terrasses, dans des jardins, sur des bancs, des hommes et des femmes de rencontre, parce qu’on jugeait leurs traits inoubliables. » Je lui écrivais : « J'aimerais qu'on parle des hémorroïdes (ou d'une autre maladie du même ordre), de la grammaire, des visages, de l'ivresse, de Molière, des vieux, de Saturne, des mains, des yeux, de la paresse, du luxe. J'aimerais également intituler cette conversation : "La vie est trop courte pour l'art". J'espère que vous serez d'accord. » L'Écriture de Dieu, ou peut-être L'Écriture du Dieu, je ne me rappelle plus, est le titre d'une des plus belles nouvelles de Borges, est-ce dans l'Aleph ? Mon vieux rêve de cinéma… Filmer des corps, des visages, sans histoires, surtout, sans cette horrible fiction qui vient toujours tout gâcher. (Qu'un visage nous paraisse beau et qu'il paraisse laid à l'autre, et les continents se séparent. C'est le goût, toujours, qui prime sur le reste.) Ah, comme j'aurais aimé cela… 

Une phrase magique et secrète permet, lorsqu’on la récite, de renverser le cycle des malheurs et des maux qui nous accablent. C'est l'idée qui sous-tend la nouvelle de Borges. Tzinacán, grand prêtre magicien, a été torturé par les conquérants espagnols, et incarcéré dans un cachot en forme de demi-sphère profondément enfoui dans la terre, en compagnie d’un jaguar. Le prisonnier peut apercevoir brièvement le fauve, au moment où les geôliers jettent de la nourriture aux deux pensionnaires, et il comprend alors que sur l'animal se peut lire la phrase magique. « C’était une des traditions qui concernent le dieu. Prévoyant qu’à la fin des temps se produiraient beaucoup de malheurs et de ruines, il écrivit le premier jour de la création une sentence magique capable de conjurer tous ces maux. Il l’écrivit de telle sorte qu’elle parvienne aux générations les plus éloignées et que le hasard ne puisse l’altérer. » Le jaguar est le double animal de l'homme, il permet le passage dans l'autre monde éclairé par le "soleil nocturne". Et Tzinacán de se dire : « Il me suffirait de la prononcer à voix haute [cette phrase] pour devenir tout-puissant. Il me suffirait de la prononcer pour anéantir cette prison de pierre, pour que le jour pénètre dans ma nuit, pour être jeune, pour être immortel, pour que le tigre déchire Alvarado, pour que le couteau sacré s’enfonce dans les poitrines espagnoles, pour reconstruire la pyramide, pour reconstituer l’empire. » 

Le visage du nahualli, c'est la voix, se mêlant au chant de l'été finissant, de celle qui va manquer, ou qui manque déjà, c'est le jour qui pénètre dans la nuit, c'est le sublime de l'instinct qui creuse l'instant et l'installe dans l'illimité. 

Il suffisait de quatorze mots fortuits pour se libérer de la prison du temps : voir le dieu sans visage.