Je suis blanche. Je veux dire : un suis une Blanche, je fais partie de la race blanche, enfin, non, pas de la race, puisque les races n'existent pas, mais la couleur de ma peau est blanche. Je suis née blanche, d'un père et d'une mère blancs. Je n'y peux rien. C'est ma croix. Je dois porter cette couleur blanche qui me fait horreur jusqu'à la fin de mes jours. La seule chose qui me console un tout petit peu de cette malédiction est que je ne me suis pas reproduite. Je n'ai pas d'enfants et je n'en aurai jamais. Je ne voulais pas leur transmettre cette infamie et ces privilèges, c'était au-dessus de mes forces. J'aurais lu dans leur regard de petits Blancs que j'avais bousillé leur vie, que j'avais commis un crime, ou pire qu'un crime (un crime, on peut l'expier), car je suis certaine qu'ils auraient été des enfants conscients des réalités politiques mondiales.
Évidemment, j'ai bien songé à me marier avec un homme de couleur, mais il n'est pas certain que nous n'aurions pas donné naissance à un petit Blanc. J'ai donc décidé de ne jamais avoir d'enfants. C'est la seule solution fiable à cent pour cent. N'empêche, mon petit ami est noir, et nous sommes très heureux ensemble. Il est un peu triste de mon refus de faire des enfants, mais il comprend mes raisons et il m'approuve.
Ma race me fait horreur. Si je le pouvais, je m'injecterais de la mélanine dans les veines. Je voudrais tant être noire. Les Noirs sont les seuls être civilisés sur Terre. Ils sont beaux, ils sont nobles, ils sont vaillants, courageux, robustes, et ils viennent d'un continent si mystérieux, si exaltant, si chaleureux ! Et ils ont tellement souffert, par notre faute !
Le racisme me fait horreur. Et les Blancs sont porteurs de racisme, comme les Noirs sont porteurs de noblesse. J'ai vécu dans une famille noire, quelque temps, et ce furent les seules années réellement heureuses de ma vie. Je me suis rasé la tête, pour ne plus avoir à supporter ces cheveux blonds. Je lis exclusivement des auteurs noirs, et au cinéma, j'essaie de choisir les films en fonction des acteurs.
Je hais mes ancêtres, et les Blancs qui n'ont pas honte d'être blancs. Je ne peux pas supporter de les voir se conduire normalement, comme si le fait d'être blancs ne les culpabilisait pas. Je ne comprends pas cette attitude. Nous devons expier nos fautes, ça me semble tellement évident ! Nous avons fait tant de mal à l'humanité ! Même les animaux sont supérieurs à nous autres Blancs. Je préfère et de loin sauver un chien de la noyade qu'un Blanc ou une Blanche.
Maintenant, quand je sors de chez moi, je porte une perruque afro. Je sais bien que ce n'est pas grand-chose, mais ainsi j'affirme ma solidarité avec le Peuple noir. À la maison, je suis toujours en boubou, et je ne mange que de la nourriture africaine. Je me suis abonnée au "Bouquet africain", pour pouvoir capter les chaînes de télé africaines, qui sont les seules qui m'intéressent. Je capte ainsi vingt-sept chaînes et cela me permet de ne quasiment pas voir de Blancs sur le petit écran.
Je fais évidemment de la danse africaine, et je fais du bénévolat dans une petite association de quartier qui aide les Africains à obtenir des aides sociales. C'est un tel bonheur de parler avec eux, de les aider, concrètement, de leur venir en aide. Parfois, j'en invite certains à dormir à la maison, quand ils se trouvent dans une mauvaise passe. L'important est de leur montrer qu'on est solidaires, qu'on est de leur côté. Et je ne ménage pas ma peine. Mais ce qui m'accable est que je sais pertinemment que j'aurai beau faire, jamais je ne pourrai me laver de ma faute originelle. Être blanche me tue à petit feu. Je veux que la race blanche s'éteigne. Et j'ai bon espoir que cela arrive vite.
Spinoza a dit : « L'ignorance n'est pas un argument. » Les Blancs doivent savoir qu'ils portent sur eux la marque de l'infamie, et qu'elle est indélébile. Ils doivent, s'ils ont un peu de conscience, s'effacer, laisser la place au monde qui vient, c'est-à-dire aux Noirs, porteurs d'espoir et de jeunesse. Mais je n'y crois guère. Ils sont bien trop égoïstes et sûrs de leur domination, ces salauds ! Ils veulent continuer à piller tranquillement les ressources de la planète, comme ils l'ont toujours fait. Non seulement ils ont fait le mal depuis des siècles, et même des millénaires, mais en plus ils voudraient rester les maîtres, alors qu'ils sont désormais ultra-minoritaires. Le vent de l'histoire va les balayer comme les détritus qu'ils sont, je n'ai aucun doute là-dessus. La seule chose que je regrette est qu'il est possible que je sois morte, ou en tout cas bien vieille, avant leur extinction totale.
J'ai pris mes dispositions pour léguer le peu de biens que je possède à une famille africaine au Gabon, que je parraine. Tous les ans, je leur rends visite avec mon ami. Ces deux semaines sont la récompense de ma vie. Quand je vois les douze enfants de cette famille, tous si beaux, si gentils, si intelligents, je sais, alors, que je ne lutte pas en vain, et je suis la plus heureuse des femmes.
Marie-Amélie de Lensaint