lundi 27 octobre 2014

Altana au bain


Le dernier morceau de Jean était parti dans le vide-ordures. Altana se laissa tomber sur un tabouret en Formica jaune et renifla. On pouvait maintenant passer aux choses sérieuses. Elle jeta un comprimé d'aspirine effervescente dans un verre d'eau et alla s'installer dans le coin salon de son studio. Elle était épuisée. Jamais elle n'aurait pensé que ce serait si difficile, pénible, éreintant. Elle voulait prendre un bain mais la baignoire était pleine de sang. De dépit, elle alluma la télé. Il y avait un reportage sur le chômage, et l'on parlait d'un métier en plein boom : l'animation de rue. Les premiers à entrer dans la carrière avaient été les bûcherons qui tentaient de décapiter les passants en hurlant des sourates coraniques. Ensuite sont venus les clowns qui plantaient des pics à glace dans le ventre des enfants et mettaient le feu aux chiens ; puis les pharmaciennes empoisonneuses, puis les gardiens de la paix qui violaient les vieilles dames dans les squares, puis les faux touristes japonais cannibales, puis les contractuelles qui cassaient tous les pare-brise de voitures. On ne s'ennuyait jamais.

Le téléphone sonne. Altana décroche et semble répondre à un questionnaire. J'ai été élevée en Pologne jusqu'à l'âge de dix ans. Maintenant, j'ai la cuisse un peu molle, mais ça n'a pas toujours été le cas. Si j'aime la musique ? Quelle question ! Je connais toutes les chansons de Zahia sur le bout des ongles. Mais bientôt on la sent qui s'impatiente. On frappe à la porte. Elle raccroche en disant : « Je ne suis pas folle tout de même ! » Elle a encore la main sur le combiné de téléphone mais elle reste immobile. On frappe à nouveau. Cinq coups ; tout à l'heure c'était trois. Elle ne bouge toujours pas. On entend des pas qui s'éloignent, dans le couloir. La télé marche toujours mais le son est coupé. Cette Gestapo qui débarque à n'importe quelle heure, c'est impossible ! Elle va à la cuisine, ouvre un placard sous l'évier, prend du détergent et une grosse éponge et se rend à la salle de bains. Elle allume la lumière, s'arrête, regarde la baignoire, se regarde dans la glace au-dessus du lavabo, puis pose l'éponge et le détergent sur la coiffeuse. Elle va à la baignoire, bouche la bonde et fait couler de l'eau chaude. Le résultat est assez réussi. Pendant que l'eau coule, elle chantonne en se déshabillant puis va s'asseoir sur le rebord de la baignoire et trempe le bout de ses doigts dans l'eau. Elle reste comme ça un moment, semble absorbée dans ses pensées. Finalement elle arrête l'eau et vide la baignoire. Elle regarde les traces rouges qui se dirigent vers la bonde. Impossible de savoir ce qu'elle pense.

Elle se lève, va à la cuisine, ouvre le frigo et en sort une tranche de pâté-croûte qu'elle emporte avec elle dans la salle de bains. Elle s'allonge dans la baignoire vide et mange son pâté-croûte. La faïence est encore chaude. Elle s'endort. À ce moment-là, on se rend compte qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à Isabelle Adjani. Elle lui ressemble tellement qu'on se dit : « Et si c'était elle ? » Mais non, c'est impossible, Adjani ne s'appelle pas Altana ! On voit son ventre qui se soulève et s'abaisse régulièrement. C'est très joli. On ne voit plus que ça. C'est le ventre d'une femme qui a enfanté. On aperçoit sa main droite sur sa cuisse. Son genou. Son mollet droit. Son pied droit. C'est une femme qui aurait pu être heureuse. Si elle l'avait voulu, elle aurait été heureuse. Quand on voit ses orteils, on le sait immédiatement.

Quand Jean Valjean a pénétré dans l'appartement, tout avait été soigneusement nettoyé. La salle de bains était immaculée, les placards étaient vides, ça sentait le Cif crème nouvelle formule. Il voulut aller aux toilettes pour se vider la vessie mais la porte était fermée à clef. Il eut le réflexe de frapper doucement mais personne ne répondit. Dépité, il alla pisser dans le lavabo de la salle de bains, et c'est là qu'il remarqua l'iPad. Il l'alluma. Il vit un couple assis sur un banc de pierre, devant une forêt, en automne. Lui avait les cheveux longs, elle portait une coiffe rouge. La femme tient une lettre dans la main. L'homme regarde la femme. Il fait glisser la page et sur la suivante découvre un chandelier d'argent posé sur une coiffeuse. Se sentant indiscret, il éteint l'appareil. Il referme sa braguette, puis se passe les mains sous l'eau. Il sort de la salle de bains, éteint la lumière, et sort de l'appartement avec la sensation d'avoir échappé à quelque chose de terrible. En sortant de l'immeuble, il croise une jeune femme qui le regarde brièvement puis disparaît à l'intérieur. Il se dit qu'elle aurait pu lui plaire. Il se dit aussi qu'il est temps de passer aux choses sérieuses.