J'aimerais qu'on me présente ceux qui sont morts le 10 janvier 1956 dans l'après-midi. Je ne me rends pas compte, est-ce que cela fait beaucoup de monde ? Ceux dont la vie s'est éteinte au moment précis où je suis né, se pourrait-il que je ne leur doive rien ? Cela me paraît impossible. Qu'ont-ils soustrait au monde qu'il faudrait continuer, ou reprendre, sous d'autres formes, sous d'autres cieux ? Ils ont effacé un trait qui a laissé poindre une forme, non, plutôt l'inverse. Sur une tranche de cœur encore saignant quelqu'un a marché et un nouveau-né a crié avant la nuit. Aglan vient avec son large couteau, je crois que c'est pour moi.
La chair, la chair, la chair. Tiède et peureuse. Rien d'autre dans le crépuscule élastique qui se traîne toute la journée. C'est un ruisseau perpétuel et épais, un pus froid qui se glisse dans l'haleine, un abrégé de douleur calme qui étreint sans répit, tant que la langue vit.
Les fils descendent du plafond et m'entrent dans la gorge. Je crie silencieusement : la chair. Je bave. Ça sent l'ail et la coriandre et l'organe épuisé. Inspiration, expiration, pause, tremblements, fièvre noire. Paix dérivée, reportée sous le souffle. Un trait mène au néant, négligeant même l'effroi. Le trou. Ils étaient durs, féroces et sans mœurs. On entend encore leur sales cris de fantômes ivres.
Même entre les pages d'un livre, je ne suis plus à l'abri. Le bruit entre par les pores de la feuille. Plus personne pour nous embrasser. Le souvenir s'est résigné : il est fatigué, lui aussi. Tout s'est défait comme ils parlent tous en même temps alors que je n'entends rien. Personne n'est là. Pas de caresse. Pas de tête accentuée. Ne reste que le souvenir d'une idiotie impardonnable qui ne me quittera plus. Pourquoi m'as-tu abandonné ?