vendredi 4 novembre 2022

La Chair

J'aimerais qu'on me présente ceux qui sont morts le 10 janvier 1956 dans l'après-midi. Je ne me rends pas compte, est-ce que cela fait beaucoup de monde ? Ceux dont la vie s'est éteinte au moment précis où je suis né, se pourrait-il que je ne leur doive rien ? Cela me paraît impossible. Qu'ont-ils soustrait au monde qu'il faudrait continuer, ou reprendre, sous d'autres formes, sous d'autres cieux ? Ils ont effacé un trait qui a laissé poindre une forme, non, plutôt l'inverse. Sur une tranche de cœur encore saignant quelqu'un a marché et un nouveau-né a crié avant la nuit. Aglan vient avec son large couteau, je crois que c'est pour moi.

La chair, la chair, la chair. Tiède et peureuse. Rien d'autre dans le crépuscule élastique qui se traîne toute la journée. C'est un ruisseau perpétuel et épais, un pus froid qui se glisse dans l'haleine, un abrégé de douleur calme qui étreint sans répit, tant que la langue vit.

Les fils descendent du plafond et m'entrent dans la gorge. Je crie silencieusement : la chair. Je bave. Ça sent l'ail et la coriandre et l'organe épuisé. Inspiration, expiration, pause, tremblements, fièvre noire. Paix dérivée, reportée sous le souffle. Un trait mène au néant, négligeant même l'effroi. Le trou. Ils étaient durs, féroces et sans mœurs. On entend encore leur sales cris de fantômes ivres. 

Même entre les pages d'un livre, je ne suis plus à l'abri. Le bruit entre par les pores de la feuille. Plus personne pour nous embrasser. Le souvenir s'est résigné : il est fatigué, lui aussi. Tout s'est défait comme ils parlent tous en même temps alors que je n'entends rien. Personne n'est là. Pas de caresse. Pas de tête accentuée. Ne reste que le souvenir d'une idiotie impardonnable qui ne me quittera plus. Pourquoi m'as-tu abandonné ?

12 commentaires:

  1. Qu'ont-ils soustrait au monde qu'il fallait continuer, ou reprendre, sous d'autres formes, sous d'autres cieux ?

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  2. Non, il n'y a aucune faute, je me demandais seulement s'il fallait continuer ou reprendre, si cela relevait du devoir.

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  3. Tout bien réfléchi, il faut conviendrait mieux, non ?

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  4. Oui, je crois que c'est bien mieux au présent. Merci.

    Pour le reste, il existe bien des choses pour lesquelles l'impératif moral ne se pose pas, mais qu'il est tout de même nécessaire d'accomplir. Respirer, par exemple. On doit respirer, mais on ne le doit à personne.

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  5. Si je puis me permettre, je trouvais votre "fallait" beaucoup plus élégant et juste...

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  6. Ah bon ? Merde alors, je ne sais plus du tout…

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  7. Le "fallait" me semblait plus dans la tonalité, l'imparfait introduisant une impression d'irréparable, d'irrémédiable, de "trop tard".

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  8. Vous avez raison, mais il faut toujours continuer le monde (pour tous, et en chaque époque, c'est vrai)… Je ne le dis pas au sens où vous semblez l'entendre (« il le fallait ! »).

    De toute façon, je ne sais pas très bien ce que je voulais dire.

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  9. J'ai bien dit que "il faut" conviendrait mieux et non convient mieux.
    Et comme vous ne savez pas très bien ce que vous vouliez dire, "il faudrait" ne serait pas injuste.

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  10. Il aurait été éventuellement possible que je souhaite qu'on me présente ceux qui auraient pu mourir le 21 mars 2010 dans l'après-midi, par exemple. Je ne suis pas certain de pouvoir me rendre compte : est-ce que cela représente une masse considérable de mammifères évolués ayant le don de la parole ? Ceux dont la chaleur et le mouvement donnant l'impression de la vie qui sont tombés dans une immobilité inquiétante à l'instant précis où je suis venu à la vie, se pourrait-il que je ne leur sois redevable d'aucun bien ni matériel ni immatériel ? Cela ne me paraît envisageable qu'au prix d'un effort soutenu. Qu'ont-ils taxé à la Terre nourricière qui porte les hommes, qui nécessiterait d'être restitué ou accompli entièrement au final, sous d'autres formes, sous d'autres latitudes et même au sud de l'Afrique? Ils ont pallié une ébauche de droite qui a laissé apparaître une sorte de forme, genre, non, plutôt l'inverse, ou approximativement. Sur une tranche de cardon saignant et encore palpitant un quidam anonyme a marché et un mioche encore sanguinolent a poussé une gueulante avant le début de la fin d'après-midi. Toufik se pointe avec son gros couteau de boucher, ça va être ma fête, AMHA.

    (Traduction libre et très peu inspirée d'André Marcowitz, le crétin qui traduit Dosto pour la Bloge)

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