dimanche 10 novembre 2019

Bortsch à rebours


Cette joie dure et douloureuse lui entra dans la gorge au moment que tous ses os craquaient ; et puis plus rien. 

Il courait dans la rue Saint-Antoine, il entendait le bus, derrière lui, mais celui-ci ne tournait jamais dans la rue de Birague. 

Pourtant, dans son rêve, il arrivait de l'autre côté de la place, depuis la rue de Béarn, il traversait le square, entrait au 3, toujours courant, prenait à gauche, l'escalier, sans allumer la lumière, grimpait les marches quatre à quatre, et c'est là qu'on l'attendait. 

Non, c'est bien au moment où il avait traversé la rue de Birague sans regarder derrière lui que le bus le renversa. Cela il le savait puisque sa vie s'arrêta net. Il n'avait pas pu arriver jusqu'à l'appartement. Il n'y avait plus rien, ni à raconter, ni à vivre. C'est dommage car il avait une idée de roman qui lui était venue, c'est pour cette raison qu'il courait : il voulait vite coucher la première phrase dans un cahier avant qu'elle lui échappe. La joie lui entra dans la gorge au moment que tous ses os explosaient, et puis plus rien. Ou bien, cette joie lui entra dans la gorge. L'idée de commencer un roman par « cette » lui semblait excellente, tandis qu'il courait. Cette joie… Quelle joie ? Il avait pensé mettre une majuscule à Joie, mais il y renonça. C'était un peu trop New-Age, la Joie, peut-être, un peu trop développement personnel ou « canal de lumière », comme il l'avait lu quelques heures plus tôt sur Facebook. 

L'idée à laquelle il tenait, en revanche, était celle de commencer le roman par sa mort brutale, sans développements. Une mort nette et sans bavure. Une mort unie. L'écrivain meurt au moment-même où il trouve la première phrase de son roman, le roman qu'il essayait d'écrire depuis des années. Mais pourquoi avait-il tenu si fort à associer la mort et la joie ? Aucune idée. Cela lui semblait seulement la meilleure chose à faire. 

Quand on est mort, on peut parler librement. On peut enfin parler sans contrainte. Oui, de cela il était certain. Cette première phrase, il en avait rêvé pendant des années. Et voilà qu'elle le tuait. Saloperie ! Il courait toujours, dans ses rêves, il courait ou il volait pour leur échapper. Est-ce qu'on peut raconter ses rêves, dans un roman ? Ce n'est pas un peu débile, comme procédé ? Ce n'est pas voué à l'échec, comme de raconter une scène de cul ? 

On peut tout faire, et surtout ce qu'il ne faut jamais faire. Tous ceux qui vous donnent des conseils le font pour vous empêcher d'écrire — surtout si les conseils sont bons. Cela il le savait depuis toujours. Le pire, c'est toujours les bons conseils. 

Et cette famille, cette famille de merde. Toujours là. Toujours là à me faire chier. Putain ce qu'il pouvait les haïr. Surtout un, là. Non, tous. Ne t'arrête pas ; ne les écoute pas, surtout. Raconte tout, depuis le début. Venge-toi. Il voudrait les badigeonner de merde. Les enfermer dans une pièce après les avoir badigeonnés de merde. Ensuite, la pièce rétrécirait petit à petit, jusqu'à les écrabouiller, lentement. Lentement. Et là, il respirerait. Il respirerait vraiment, à fond, comme jamais il n'avait respiré de sa vie. On peut tout faire, dans un roman. On peut se suicider, on peut avoir du talent, on peut échapper à ses poursuivants, on peut oublier qui on est, ou on peut enfin le découvrir. Et même, on peut dire la vérité. Et puis plus rien. Ou mieux : et puis rien. Rien souligné. 

Le bus le renversa, oui, si on veut, mais c'est bien autre chose : le bus se substitua à lui, le bus remplaça la vie vide de cet homme par une force en mouvement, une force qui reprendrait sa course, un peu plus tard, quand le constat serait fait. Et le constat de ce remplacement, c'est le roman. D'où vient la joie ? D'où vient cette joie ? De quelle joie s'agit-il ? La joie du dernier souffle ? La joie de l'expiration ? La joie du point d'orgue ? Je courais pour emmagasiner de la vitesse, pour que cette vitesse me plonge d'un seul coup dans la dernière joie : comme une éjaculation de vie. Je connais déjà l'inverse. Le souffle qui vient, ou qui revient, quand on se réveille brutalement au milieu de la nuit, le souffle coupé, la respiration arrêtée, débranchée, les valves fermées, et qu'on reste là, quelques secondes, terrorisé parce qu'on comprend que le tuyau est fermé, qu'on ne peut plus respirer. Ça ne dure que quelques secondes, et, dans un sursaut d'une violence inouïe, on trouve la ressource (ou l'inspiration) qui remet la machine en route, qui rouvre le conduit, et qui permet à l'air de circuler à nouveau. Miracle ! L'inspiration est revenue. La source n'était pas complètement tarie. C'est aussi violent qu'une éjaculation, mais une éjaculation à l'envers. On a eu un sursis. Le dieu qui veille, là, nous a accordé encore une chance, et la Joie entre d'un seul coup, avec une brutalité d'outre-tombe. On peut se remettre à courir, jusqu'à la prochaine chute, jusqu'au prochain oubli — l'oubli de vivre, l'oubli de respirer. Alors on reste là, assis dans le noir, incrédule, sonné… C'était un point d'orgue, ce n'était pas un point d'arrêt. Ils ont pourtant la même forme exactement. 

 Et c'est là qu'on l'attendait. Les débuts ressemblent aux fins. Dieu a un grand sens de la forme. Bref, on est mort, mais ce n'est pas ce qui nous empêchera de raconter, en n'omettant aucun détail. Le récit sera aussi long et fastidieux que la vie même. C'est comme ça. Ce sera ra-conter, pas conter.

Et c'est là qu'on l'attendait. Là, entre deux étages, entre deux marches, on le prit à bras-le-corps, on le souleva, on l'emporta : il disparut. Pas finie, la gamme, laissée en plan, la sonate. C'est vers le fa dièse que la musique s'est arrêtée. Trois points, cadence rompue. Il avait encore des choses à dire. C'est comme ça que ça finit. Toujours entre deux phrases. Aller jusqu'au prochain point, c'est toujours incertain. On a beau être fait d'os et de ligaments, ça peut toujours rompre, toujours. Alentour, ils ne savent pas, ou alors ils font semblant. C'est du solide, qu'on dit pour se rassurer. Birague/Béarn, Roi/Reine. Dernier souffle, dernier couac. La première phrase était aussi la dernière. Et puis plus rien.

Mais il y a des miracles ! Oh, mais ça, j'en suis sûr. Ça existe, les miracles ! C'est pour ça qu'il faut toujours écouter, toujours avoir les oreilles grandes ouvertes, et les yeux aussi. Parce que dans le plus rien, parce que dans la nuit noire, il arrive encore des choses. Ça remue. Ça bouge encore dans le prélude en sol mineur du Clavier bien tempéré. Ça commence par un trille, un tremblement, un frémissement. Les onze notes du sujet de la fugue, horizontales : 3, 2, 3 et 3. Pouvez-vous m'isoler de la Konnerie, pour un euro, leur ai-je demandé ? Pas de réponse… Pour un euro, t'as même pas une fugue. Un égorgement, peut-être ; et encore, de mauvaise qualité, un égorgement au couteau rouillé. Et pendant ce temps-là Petrouchka fait le pitre sur Hidalgo, sa trottinette. Petrouchka est à la retraite, mais ça n'empêche rien. Il danse avec des trompettes en guise de jambes de bois, il attaque le Maure par devant, par derrière, le Maure mord mais ça ne prend pas, Petrouchka l'assomme d'un coup de code pénal.

Nous sommes écœurés d'avoir cette langue en commun avec un peuple chassé de lui-même par une bande de rats électrocutés par une morale de trottoir. L'air est chaud et bleu, la femme est humide, un merle gazouille, l'homme est sec, tout semble vivre dans une douceur profonde. Ils retrouvent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron ; mais il est tout mangé de vermine, ces mots pourris de l'intérieur, mouillés de pestilence : misogynie, emprise, égalité, séduction, démocratie.

Constat. La clarinette basse de l'Ebony Concerto. Si je vous disais tout, mes propres phrases disparaîtraient du même mouvement que je les écris, à rebours. Roi et Reine. Entrée et sortie. Ébène et ivoire. Ça remue entre les deux extrémités. Humidité et sécheresse. Virtuosité des jambes, des doigts, des langues, phrases entrecroisées, mots enfermés dans des valises, le pantin veut sortir à l'air libre, tirer la langue, montrer sa bite, ouvrir les cuisses de la princesse qui, à la fin, mourra quand-même. Le pantin et la putain, à la manif contre l'islamophobie, se tiennent par la main. Beaucoup de vent. Les cuivres. Les chars dans la rue Saint-Antoine, ça faisait trembler l'appartement. Inouï se cachait sous le piano. Balançons-nous dans le vide, Chérie. Je suis encore là. Pas très vaillant, mais là. Boum ! Petrouchka les assomme, tranquille… Il a le gourdin bien flexible, lui. Il voltige en trottinette, fend la foule et la poire, toujours un psaume à jeter parmi les morts-vivants. Trompettes bouchées. Chiffre phallus en rictus. Miracle ! Je bande ! La vigne laisse pendre ses fruits mûrs, ça remue humide. La source dans une phrase de Flaubert, une phrase incompréhensible, bien sûr, l'air est chaud et bleu. Il aurait fallu le dire avant. Avant le constat. Ça fait mal, la mort ? Ça fait mal, la joie qui entre à rebrousse-poil dans les organes ? Toujours double, le mouvement qui nous attache à la phrase mangée de vermine nous en éloigne. Faites sécher vos sentiments au soleil de novembre et préparez le bortsch, jeunes filles ! Négligeons un peu cette mort qui vous tiraille les traits en trilles et laissons les trompettes traverser les muqueuses trop minces de vos tripes, tirez-vous le portrait à la cuisine, tremblez en rythme, à la pause. Sur la pointe de vos seins un sforzando à béquilles, le visage fendu et la pourpre moite : il danse, le vieux fou, avant de disparaître dans vos forêts sombres, bassons et salades entassés au fond de la grotte. Levez la jambe, la fugue revient. Comptez avec moi jusqu'à onze. À sec. Tout semble vivre dans une douceur profonde.