Catapultée de mec en mec, elle avait atterri là, pauvre petit oisillon sans tête et sans cœur. Prise au divisionnaire de province, retouchée en pointes de nerfs, elle avait les yeux tisonnés en méat de Sphinx, et la nymphe mythologique. Elle mangeait mes doigts, raclait du talon, et reniflait en matant sa série préférée sur Netflix. Je lui apportais des chips et du lait chaud et la badigeonnais de talc, surtout sous la plante des pieds, qu'elle avait minuscules. Il fallait l'enfermer à clef, de 10h à 17h, sans pilules, sans espoir, sans téléphone. Elle avait une brève période de lucidité à la fin de l'après-midi, quand elle se précipitait aux chiottes pour se déboucher l'artère principale en saccades sans ponctuation.
Alors elle chantait à tue-tête. Du Machaut ou du Jean Ferrat, je ne sais pas, espérant couvrir le bruit de la débâcle. Elle m'appelait, après, tremblante, suante, vibrante et blanche et repentante comme l'ultime hostie, essayant un sourire en point d'orgue, malgré sa myopie de chauve-souris et ses larmes mauves. La ramenant à mon bras vers le plumard mouillé, je songeais aux jours heureux, quand elle déclamait sur l'estrade, ses talons perpendiculaires à l'horizon. Soupir et désastre…
Ton vomi sur mon ventre, c'est de la confiture aux cochons, ma princesse. Elle s'en fout, de ce que je dis. Elle s'épile le menton tout en lisant Tolstoï, tout à fait tranquille maintenant, prête à repartir pour un tour de manège, sa bouteille de Courmayeur à portée de main.
[[Ça fait peu, tu sais. Quoi, ça ? Rien, rien, je disais ça pour voir si tu m'écoutais. Tu fais toujours ça. Parce que tu n'écoutes jamais. Mais si, on parle, là. Non, on ne parle pas, c'est pas ça, parler. Alors vas-y, je t'écoute, parle-moi. Mais toi, toi, t'existes pas. T'es pas gentil.]]
Comme dans la musique du XVIIIe siècle, on reprend Da Capo. C'est sans fin. C'est une hôtesse de l'air qui fait son numéro avec le gilet de sauvetage, vous voyez ? Le même à chaque fois. À quoi pense-t-elle ? À quoi ? Vous me demandez à quoi ? À rien, justement. À rien du tout. Je sais, on n'y croit pas, et pourtant c'est la vérité vraie. Il y a toujours un soleil éclatant dans la tête de cette femme, un soleil qui chasse tout le reste. Les ombres ont déguerpi. Elle se cogne aux meubles, aux murs, aux hommes, pourtant. Elle se cogne à l'espace, à l'air, au temps, et même au souvenir. Je suis pas gentil. C'est même mon frère qui l'a dit. Il lui a dit la vérité sur moi. Il lui a expliqué. Elle a bien compris. La vérité sortait de sa bouche. Elle corrigeait ses copies au salon. C'était l'attraction. Il faut fictionnaliser le vide, et vider la fiction de ses scories, vous savez, celles qui dépassent du plan-cul.
C'est tellement incroyable qu'on se dit, mais non, y a autre chose, évidemment, faut juste creuser encore. Et sinon, pourquoi elle serait là ? Ah, c'est pas facile d'accepter que ce qu'on voit soit tout ce qu'il y a à voir. Pourtant, c'est toujours comme ça. On nous raconte toujours, on nous parle des profondeurs, de la psychologie, de l'inconscient, de la vie de l'esprit, des rêves, des jeux de mots, des parents, des enfants, des désirs, de l'angoisse, on nous parle comme si on n'avait pas des yeux et des oreilles, comme si l'autre monde (celui que personne ne voit) était plus vrai que celui-ci, comme si le monde n'était empli que de Bach, de Nietzsche, de Manet, de Proust, de Shakespeare, de Napoléon… Mais non, le monde est rempli d'indigents, de divisionnaires, de dames-pipi, de sacs plastiques et d'éléphants auxquels on a arraché les défenses. C'est avec eux qu'il faut négocier à chaque seconde le droit de respirer ou d'écouter Chausson, pas avec Jules César. C'est Jean-Claude Junker ou Laurent Ruquier, qui vous appuie sur la nuque, qui vous courbe vers la terre et vous esquinte les lombaires, pas saint Jean l'Évangéliste ni Franz Schubert.
On se balade en voiture sur les petites routes de la Lomagne, par exemple, et là on a un flash : ce que la vie serait chouette, tout de même, si tout ça existait, si on pouvait rester comme ça, et lui faire l'amour en regardant par la fenêtre et en lui demandant pardon. Ça dure ce que ça dure, mais c'est bon. Et là, on a des souvenirs qui remontent, pourtant, des vieux souvenirs tout pâles, tout fluets, des souvenirs des vieux, de la Haute-Savoie, du vélo, des champs, des vaches, des filles, de l'odeur de la bouse et de la prairie, de la mère parfumée à la messe, des choux à la crème, de la terre battue au tennis et des seins blancs de Mme Ménichon (elle était tellement bronzée, Mme Ménichon, que ses seins avaient l'air de vous gicler à la figure, quand, faisant avec sa raquette un mouvement un peu plus ample que les autres, une bande sournoise de peau blanche venait à dépasser de son soutien-gorge). Ah, les cons, ils nous ont bien eus. On a pris les souvenirs pour la vraie vie, et la vraie vie pour de la vie.
De temps en temps, il faut remettre les choses à plat, vérifier les boyaux, les artères, la pompe, le temps de réaction et le goût des humeurs. Les femmes sont des mécaniques formidables, mais c'est fragile, toujours à se dérégler, toujours à inverser les flux, à vider les cuves et à désespérer Billancourt. Regardez l'autre négresse, à la télé, qui hurle quand on lui parle de son prénom. Elle pourrait être jolie, pourtant. Mais non, elle veut être elle-même. Elle veut qu'un satellite soit branché en permanence sur son ressenti et un microscope quantique sur son mystère-féminin. Elle veut même exister, en plus d'être accessoirement française. Toujours des demandes, toujours des exigences. Avant, on avait une machine qui traitait directement ces cas-là, et ça se passait très bien, mais la machine a été déclarée obsolète, et même hors-la-loi. Alors les femmes qui restent sont comme les vaches qui sortent de l'étable au printemps, elles dansent comme des aliénées, comme des soupières en leggings, et le spectacle, bien que réjouissant, est affreusement déprimant, car on sent bien qu'elles ont perdu toute grâce à l'abri de la lumière.
Il y a des gens qui veulent à tout prix sortir du lot, et il y en a d'autres qui ne peuvent subsister qu'en disparaissant, en reniant toute singularité en eux. Ceux-là vivent dans un désastre feutré et charitable, et leur surdité confine à la maladie mentale, certes, mais ils restent liquides entre deux vagues de fraises Tagada fondues ; de loin ils font envie, comme ces candidats de Koh-Lanta qui se lavent les dents avec de la cendre et mangent des araignées. Ce qu'on ne sait pas est qu'ils ont la chiasse toutes les nuits.
Une innocence pire que la corruption, c'est peut-être ça, ce qui vient du sol et qui remonte dans la gorge. Pourquoi tu t'accroches, toi, à cette mélasse ? Que penses-tu avoir reconnu ? Questions tout à fait interdites, ça va de soi – un peu comme si je me demandais comment il se fait que je n'ai jamais travaillé chez Lehman Brothers. La vie à crédit, tu connais ? C'est affreux comme on peut avoir honte, parfois.
(…)
Comme dans la musique du XVIIIe siècle, on reprend Da Capo. C'est sans fin. C'est une hôtesse de l'air qui fait son numéro avec le gilet de sauvetage, vous voyez ? Le même à chaque fois. À quoi pense-t-elle ? À quoi ? Vous me demandez à quoi ? À rien, justement. À rien du tout. Je sais, on n'y croit pas, et pourtant c'est la vérité vraie. Il y a toujours un soleil éclatant dans la tête de cette femme, un soleil qui chasse tout le reste. Les ombres ont déguerpi. Elle se cogne aux meubles, aux murs, aux hommes, pourtant. Elle se cogne à l'espace, à l'air, au temps, et même au souvenir. Je suis pas gentil. C'est même mon frère qui l'a dit. Il lui a dit la vérité sur moi. Il lui a expliqué. Elle a bien compris. La vérité sortait de sa bouche. Elle corrigeait ses copies au salon. C'était l'attraction. Il faut fictionnaliser le vide, et vider la fiction de ses scories, vous savez, celles qui dépassent du plan-cul.
C'est tellement incroyable qu'on se dit, mais non, y a autre chose, évidemment, faut juste creuser encore. Et sinon, pourquoi elle serait là ? Ah, c'est pas facile d'accepter que ce qu'on voit soit tout ce qu'il y a à voir. Pourtant, c'est toujours comme ça. On nous raconte toujours, on nous parle des profondeurs, de la psychologie, de l'inconscient, de la vie de l'esprit, des rêves, des jeux de mots, des parents, des enfants, des désirs, de l'angoisse, on nous parle comme si on n'avait pas des yeux et des oreilles, comme si l'autre monde (celui que personne ne voit) était plus vrai que celui-ci, comme si le monde n'était empli que de Bach, de Nietzsche, de Manet, de Proust, de Shakespeare, de Napoléon… Mais non, le monde est rempli d'indigents, de divisionnaires, de dames-pipi, de sacs plastiques et d'éléphants auxquels on a arraché les défenses. C'est avec eux qu'il faut négocier à chaque seconde le droit de respirer ou d'écouter Chausson, pas avec Jules César. C'est Jean-Claude Junker ou Laurent Ruquier, qui vous appuie sur la nuque, qui vous courbe vers la terre et vous esquinte les lombaires, pas saint Jean l'Évangéliste ni Franz Schubert.
On se balade en voiture sur les petites routes de la Lomagne, par exemple, et là on a un flash : ce que la vie serait chouette, tout de même, si tout ça existait, si on pouvait rester comme ça, et lui faire l'amour en regardant par la fenêtre et en lui demandant pardon. Ça dure ce que ça dure, mais c'est bon. Et là, on a des souvenirs qui remontent, pourtant, des vieux souvenirs tout pâles, tout fluets, des souvenirs des vieux, de la Haute-Savoie, du vélo, des champs, des vaches, des filles, de l'odeur de la bouse et de la prairie, de la mère parfumée à la messe, des choux à la crème, de la terre battue au tennis et des seins blancs de Mme Ménichon (elle était tellement bronzée, Mme Ménichon, que ses seins avaient l'air de vous gicler à la figure, quand, faisant avec sa raquette un mouvement un peu plus ample que les autres, une bande sournoise de peau blanche venait à dépasser de son soutien-gorge). Ah, les cons, ils nous ont bien eus. On a pris les souvenirs pour la vraie vie, et la vraie vie pour de la vie.
De temps en temps, il faut remettre les choses à plat, vérifier les boyaux, les artères, la pompe, le temps de réaction et le goût des humeurs. Les femmes sont des mécaniques formidables, mais c'est fragile, toujours à se dérégler, toujours à inverser les flux, à vider les cuves et à désespérer Billancourt. Regardez l'autre négresse, à la télé, qui hurle quand on lui parle de son prénom. Elle pourrait être jolie, pourtant. Mais non, elle veut être elle-même. Elle veut qu'un satellite soit branché en permanence sur son ressenti et un microscope quantique sur son mystère-féminin. Elle veut même exister, en plus d'être accessoirement française. Toujours des demandes, toujours des exigences. Avant, on avait une machine qui traitait directement ces cas-là, et ça se passait très bien, mais la machine a été déclarée obsolète, et même hors-la-loi. Alors les femmes qui restent sont comme les vaches qui sortent de l'étable au printemps, elles dansent comme des aliénées, comme des soupières en leggings, et le spectacle, bien que réjouissant, est affreusement déprimant, car on sent bien qu'elles ont perdu toute grâce à l'abri de la lumière.
Il y a des gens qui veulent à tout prix sortir du lot, et il y en a d'autres qui ne peuvent subsister qu'en disparaissant, en reniant toute singularité en eux. Ceux-là vivent dans un désastre feutré et charitable, et leur surdité confine à la maladie mentale, certes, mais ils restent liquides entre deux vagues de fraises Tagada fondues ; de loin ils font envie, comme ces candidats de Koh-Lanta qui se lavent les dents avec de la cendre et mangent des araignées. Ce qu'on ne sait pas est qu'ils ont la chiasse toutes les nuits.
Une innocence pire que la corruption, c'est peut-être ça, ce qui vient du sol et qui remonte dans la gorge. Pourquoi tu t'accroches, toi, à cette mélasse ? Que penses-tu avoir reconnu ? Questions tout à fait interdites, ça va de soi – un peu comme si je me demandais comment il se fait que je n'ai jamais travaillé chez Lehman Brothers. La vie à crédit, tu connais ? C'est affreux comme on peut avoir honte, parfois.
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