C'est à Pierre Michon qu'on dit : « Tu écris avec la voix de ta mère. » Ou même : « Quand tu écris, tu as la même voix que ta mère quand elle te parle. »
J'ai conservé la voix de ma mère, car je savais que les voix disparaissent très vite, quand meurt leur propriétaire. La voix de mon père, par exemple, je suis incapable de m'en souvenir, alors que je vois très facilement son visage – mais sans doute est-ce parce que nous avons énormément de photographies des êtres qui ont traversé notre vie, alors que nous n'avons presque jamais d'enregistrements sonores, les concernant. J'avais demandé à ma mère d'enregistrer un poème que j'avais écrit – un poème exécrable ; mais peu importe. J'ai donc la voix de ma mère dans l'oreille. Je la garde.
Que signifie écrire avec la voix de quelqu'un, la voix de sa mère, en l'occurrence ? Une écriture peut-elle donner l'illusion d'une voix, d'un timbre de voix, d'une intonation, d'une élocution ? Pour pouvoir répondre par l'affirmative…
Ce sera un roman. Ça doit être un roman. Avant le stent, avant la thrombose, avant l'épiphanie des organes. La vie s'écoule encore un peu. Les abribus ont encore une fois flambé, comme les voitures, il y a eu un mort à Annecy. Avant qu'on en mette partout, il faudrait raconter un peu, remonter le temps, parler à travers le tamis des phrases. Eugène et moi, nous étions allés acheter un tamis chez Jacquier, à la quincaillerie de la rue Montpellaz. Il avait dit à sa belle-fille, Eugène : « Je vais le dresser, moi ! » Et sa belle-fille était allée raconter ça à son mari, horrifiée. Dresser mon fils ? Jamais ! Je n'ai pas entendu ma mère prononcer ces mots, mais c'est tout comme. Ils existent tout autant que ceux qu'elle a prononcés devant moi. Le Président lève les bras au ciel, il exulte. Mais comment papa avait-il réagi ?
Pour pouvoir répondre par l'affirmative, il faudrait croire ; or on ne croit pas toute la journée. Par exemple, là, en me levant, avec un mal de dos qui m'empêche presque de croire que la journée va être possible, je crois très peu, ou plutôt, je ne me pose pas cette question-là. Je reprends seulement l'enterrement, où en étais-je ?, ah oui, ils jettent des pelletées de terre sur le cercueil, et le fils veut les arrêter, ce n'est pas possible de jeter de la terre sur son père, comment va-t-il respirer, comment va-t-il voir, comment va-t-il entendre ? On ne peut pas faire une chose comme ça ; on ne peut pas se conduire aussi mal avec un mort ! Et pourtant il le faut. Et le fils se tait, il ravale ses larmes, sa rage et sa terreur. Il se dit juste qu'il va continuer à entendre la voix du père – qu'il le faut.
Ce matin encore, il sait que tout va aller très vite, comme les autres jours. Il y a une tombe en plein milieu de l'après-midi, à l'heure du goûter, qui lui fait signe, éternellement. Cette tombe, il l'enjambe ; mais de plus en plus difficilement. Et ce qui lui pèse énormément, ce sont les bruits du monde alentour : il voudrait ne penser qu'à ça, qu'à l'enjambement, à la voix qui le guide. Eugène, Jeanne qui l'appelait Mon p'tit, comme si elle voulait l'attirer dans un placard, et le père qui ne disait rien, ou seulement dans la chambre, à la mère.
Tous, ils vont répétant : « Tout est dit ! » Mais non ! Tout n'est pas dit, loin s'en faut. Il faut seulement commencer, c'est-à-dire retrouver les voix qui manquent. Ce monde-là, celui du football, celui des festivités, du boucan, ce n'est pas le nôtre : rien ne nous prédisposait à cette rencontre. On ne s'y était jamais intéressé. Il pleut doucement sur le jardin, ce matin, on est torse nu, la nuit a été chaude, douloureuse. On entend vaguement les ouvriers, dans la rue. Tout va bien.
Être le gardien d'une voix, d'un corps, d'une présence, c'est tout le destin d'un homme. La veille, le silence, la patience : les heures données et jamais reprises. Rien n'est dit, tout commence.
Dans le tableau, les morts commencent à s'accumuler. Ça fait un tas. On a cru longtemps, avec une grande naïveté, que les morts étaient à nous, exclusivement, qu'ils étaient uniques, et singuliers, qu'on ne connaîtrait jamais qu'eux et que ça durerait toujours. Mais les autres morts contaminent les nôtres, comme les mots des autres contaminent les nôtres, comme les voix sont elles aussi contaminées par la rumeur. L'effet d'accumulation est terrifiant. Il faut à chaque fois faire place nette, déblayer le terrain et la langue. Tout est à recommencer, perpétuellement, sans relâche, si l'on veut retrouver nos morts dans l'atroce temps collectif qui s'amoncèle et rend les choses floues.
On n'aurait jamais cru, et pourtant c'est ce qui arrive. L'impossible de l'histoire rencontre chaque destin personnel, à l'abri des regards, le fracture, le ronge à l'acide, et l'individu qui se croyait tel voit sa vie s'éparpiller, se disloquer ; il peine à la saisir, à la tenir, à la prendre, à la garder, à la comprendre, car à chaque tentative de sa part, toute une histoire autre lui colle aux doigts et lui fille entre les doigt celle qu'il pensait le constituer. L'horreur du collectif braille entre les lignes et les brouille.
Entre deux égorgements, on devrait pourtant faire quelques phrases.
Ce sera un roman. Ça doit être un roman. Avant le stent, avant la thrombose, avant l'épiphanie des organes. La vie s'écoule encore un peu. Les abribus ont encore une fois flambé, comme les voitures, il y a eu un mort à Annecy. Avant qu'on en mette partout, il faudrait raconter un peu, remonter le temps, parler à travers le tamis des phrases. Eugène et moi, nous étions allés acheter un tamis chez Jacquier, à la quincaillerie de la rue Montpellaz. Il avait dit à sa belle-fille, Eugène : « Je vais le dresser, moi ! » Et sa belle-fille était allée raconter ça à son mari, horrifiée. Dresser mon fils ? Jamais ! Je n'ai pas entendu ma mère prononcer ces mots, mais c'est tout comme. Ils existent tout autant que ceux qu'elle a prononcés devant moi. Le Président lève les bras au ciel, il exulte. Mais comment papa avait-il réagi ?
Pour pouvoir répondre par l'affirmative, il faudrait croire ; or on ne croit pas toute la journée. Par exemple, là, en me levant, avec un mal de dos qui m'empêche presque de croire que la journée va être possible, je crois très peu, ou plutôt, je ne me pose pas cette question-là. Je reprends seulement l'enterrement, où en étais-je ?, ah oui, ils jettent des pelletées de terre sur le cercueil, et le fils veut les arrêter, ce n'est pas possible de jeter de la terre sur son père, comment va-t-il respirer, comment va-t-il voir, comment va-t-il entendre ? On ne peut pas faire une chose comme ça ; on ne peut pas se conduire aussi mal avec un mort ! Et pourtant il le faut. Et le fils se tait, il ravale ses larmes, sa rage et sa terreur. Il se dit juste qu'il va continuer à entendre la voix du père – qu'il le faut.
Ce matin encore, il sait que tout va aller très vite, comme les autres jours. Il y a une tombe en plein milieu de l'après-midi, à l'heure du goûter, qui lui fait signe, éternellement. Cette tombe, il l'enjambe ; mais de plus en plus difficilement. Et ce qui lui pèse énormément, ce sont les bruits du monde alentour : il voudrait ne penser qu'à ça, qu'à l'enjambement, à la voix qui le guide. Eugène, Jeanne qui l'appelait Mon p'tit, comme si elle voulait l'attirer dans un placard, et le père qui ne disait rien, ou seulement dans la chambre, à la mère.
Tous, ils vont répétant : « Tout est dit ! » Mais non ! Tout n'est pas dit, loin s'en faut. Il faut seulement commencer, c'est-à-dire retrouver les voix qui manquent. Ce monde-là, celui du football, celui des festivités, du boucan, ce n'est pas le nôtre : rien ne nous prédisposait à cette rencontre. On ne s'y était jamais intéressé. Il pleut doucement sur le jardin, ce matin, on est torse nu, la nuit a été chaude, douloureuse. On entend vaguement les ouvriers, dans la rue. Tout va bien.
Être le gardien d'une voix, d'un corps, d'une présence, c'est tout le destin d'un homme. La veille, le silence, la patience : les heures données et jamais reprises. Rien n'est dit, tout commence.
Dans le tableau, les morts commencent à s'accumuler. Ça fait un tas. On a cru longtemps, avec une grande naïveté, que les morts étaient à nous, exclusivement, qu'ils étaient uniques, et singuliers, qu'on ne connaîtrait jamais qu'eux et que ça durerait toujours. Mais les autres morts contaminent les nôtres, comme les mots des autres contaminent les nôtres, comme les voix sont elles aussi contaminées par la rumeur. L'effet d'accumulation est terrifiant. Il faut à chaque fois faire place nette, déblayer le terrain et la langue. Tout est à recommencer, perpétuellement, sans relâche, si l'on veut retrouver nos morts dans l'atroce temps collectif qui s'amoncèle et rend les choses floues.
On n'aurait jamais cru, et pourtant c'est ce qui arrive. L'impossible de l'histoire rencontre chaque destin personnel, à l'abri des regards, le fracture, le ronge à l'acide, et l'individu qui se croyait tel voit sa vie s'éparpiller, se disloquer ; il peine à la saisir, à la tenir, à la prendre, à la garder, à la comprendre, car à chaque tentative de sa part, toute une histoire autre lui colle aux doigts et lui fille entre les doigt celle qu'il pensait le constituer. L'horreur du collectif braille entre les lignes et les brouille.
Entre deux égorgements, on devrait pourtant faire quelques phrases.