lundi 9 octobre 2017

Au-dessus de nos moyens



Je dois avoir quatorze ou quinze ans. Un de mes frères aînés dit à ma mère, à mon propos, que je fréquente n'importe qui. Ma mère me rapporte le propos. Je me mets en rogne, et je dis, en parlant de ce frère socialement sourcilleux : « Mais il se prend pour qui, lui, il croit peut-être qu'on est nés de la cuisse de Jupiter ! » Ma mère me donne raison. Tout en trouvant qu'il n'a pas complètement tort. Pour moi, il pétait plus haut que son cul, Daniel.

« Mais, Monsieur, il faut déménager tout de suite ! » Elle assiste au désastre, la pauvre assistante sociale, et elle ne comprend pas ; elle ne comprend pas du tout du tout.

Je vis très au-dessus de mes moyens, à tout point de vue. J'habite une maison de 110 mètres carrés alors que je suis seul. Le loyer de cette maison est bien au-dessus de ce que je peux payer. Quand je l'ai réglé, ce loyer, il ne me reste plus rien pour vivre. Quand je dis rien, c'est vraiment rien, cent ou deux cents euros pour le mois. Je discute tous les jours avec des écrivains, des intellectuels ou des artistes qui sont cent fois, mille fois plus cultivés que moi, plus instruits, plus compétents, et bien plus intelligents. J'écris des textes dont je ne comprends pas la moitié ; et encore je suis optimiste. Je tombe amoureux de très belles femmes plus jeunes que moi alors que je suis quelconque, et que je commence à être âgé. Je fais de la peinture alors que je ne connais rien à la peinture. Je compose (ou plutôt il m'est arrivé, dans le temps, de composer), alors que je n'ai jamais appris à le faire. Je donne (ou plutôt, il m'est arrivé de donner, dans le temps) des concerts, alors que je n'ai aucun prix de conservatoire. J'enseigne alors que là non plus je n'ai aucun diplôme qui pourrait me justifier dans l'exercice de cette profession. Je suis très exigent en amitié alors que je ne suis pas un ami extraordinaire. Bref : je pète plus haut que mon cul

Pourquoi est-ce que je pète plus haut que mon cul ? Tout simplement parce que mon cul est trop bas. Le Grand Maléfique a toujours le cul trop bas. On lui a fait des jambes trop courtes. On ne devait pas y croire tellement, à celui-là, quand on l'a jeté dans le monde. Taillé pour courir cent cinquante mètres, et encore, il est toujours là, dix kilomètres, vingt kilomètres plus loin.

110 mètres carrés, mais c'est pour l'opus 110 de Beethoven, Madame ! Quoi ? Qu'est-ce qu'y m'dit ? Bon, on va vous trouver un petit deux pièces en ville, là, vous allez voir comme c'est sympa. Plus besoin de voiture, chauffage compris, les commerces à proximité, une télé pour pas vous ennuyer.

Je les connais, ces gens qui vivent au-dessous de leurs moyens. Je les connais bien. Ils sont mon épouvante.

Le plus ridicule dans cette vie au-dessus de mes moyens est que je me suis même mis à écrire de la poésie ! Là on touche au sublime. Si l'on doit sans cesse mesurer la distance qui nous sépare de la qualité, en toute chose qu'on réalise, ou qu'on tente de réaliser, et je ne parle même pas du talent, c'est là sans doute qu'elle est la plus grande. C'est un peu se condamner au ridicule, que d'écrire de la poésie, et pour tout le monde, mais que dire de celui qui le fait en étant conscient de son propre ridicule, ridicule au départ et ridicule à l'arrivée ?

Mon cul est trop bas, disais-je. Mais trop bas pour quoi ? Je pourrais très bien me satisfaire de l'altitude à laquelle je pète. Après tout, qu'importe ! L'essentiel n'est-il pas qu'on pète en face des trous ? C'est un peu comme ces gens qui vous disent : l'essentiel n'est-il pas qu'on se comprenne ? Bien sûr, c'est important de se comprendre, entre humains. C'est même capital ! Mais comprendre quoi ?

Jérôme fréquente n'importe qui ! Ce qu'il faut entendre par là bien sûr est que je pète trop bas. Notre famille valait mieux que les amis que j'avais. Rien n'a changé. Je ne fréquente toujours pas les gens qu'il faut, même si mon défaut a changé de polarité. Je pétais trop bas, je pète trop haut. Toujours pas appris à viser, en cinquante ans ? Pourtant je professe l'adresse. L'adresse de l'adroit mais aussi l'adresse, de celle qu'on adresse à l'autre pour l'intéresser à ce qui n'est pas lui. L'adresse et la justesse (ni trop haut ni trop bas). Ni trop tôt ni trop tard. Alors ?

Évidemment, je ne vais pas parler de ça avec mon assistante sociale. Une certaine dose de malentendu radical, ce n'est pas toujours déplaisant, loin de là. Alors je lui dis que j'ai beaucoup d'affaires, ce qui n'est pas faux. Elle ne comprend pas. Des affaires ? Quelles affaires ? Des livres, des disques, des partitions, des bandes magnétiques, oui, bon, on met ça sur une étagère, mon bon monsieur ! Des meubles ? Mais pour quoi faire ? Vendez-les ! Elle me répète que je suis seul. Dans ce « seul », il y a tout un monde, il y a toute une conception du monde. Un homme seul a droit a tant d'espace. Disons 35 mètres carrés. Pas plus. Et les autres, vous y pensez, aux autres ? C'est déjà beaucoup, 35 mètres carrés, quand on est seul. Je me demande si elle pense aux migrants ou si elle pense à la démographie mondiale qui explose. Peu importe. Nous sommes en régime de Remplacisme général. Il faut libérer la place. Barrez-vous les Blancs. Une assistante sociale… Comment voulez-vous qu'on se comprenne, avec une assistante sociale ? En deux mots, toute l'horreur du siècle. Emmanuel Carrère, vous connaissez ? Non, c'est un chanteur ? Non, c'est un… Oui, c'est un chanteur mais un peu oublié, vous voyez… Elle voit. Elle c'est plutôt Maxime Leforestier et Florent Pagny. Je vois aussi. On le trouve sur Youtube, votre Carrière ?

Maman, au secours ! Je n'ai jamais retrouvé quelqu'un avec lequel je m'entendais comme avec toi. Sans toi, je me sens toujours comme perché au sommet de la tour de Babel. C'est très inconfortable, tu sais, cette chose qui me rentre dans le derrière. Et ils me regardent tous depuis le sol d'un air soupçonneux. C'est un peu comme à Katmandou, quand on se trouve au sommet d'un temple. On regarde en bas et on voit des hommes accroupis en train de chier. L'odeur monte. Pour ne pas sentir l'odeur de merde que les hommes trainent avec eux, il faut être à leur niveau. C'est ça le problème. Maman ! Tu es là ? Ne me laisse pas avec eux, je t'en prie !

À la vérité, je m'en fous, de mes 110 mètres carrés. Je pourrais vivre à peu près n'importe où, à condition qu'on n'entende pas les voisins, et si possible qu'on ne les voie pas non plus. L'important est d'avoir l'impression d'être seul. Je n'ai rien d'un communiste. Je n'aime pas partager. Je n'ai pas beaucoup de vie alors je la protège. Solitude chérie, tu me permets d'économiser mon don vital, qui est frêle. Ma vie ne déménage pas. La flamme est menue mais contre toute attente elle dure.

Pourquoi mon cul est-il trop bas ? Parce que je veux qu'il le soit. Il le sera donc toujours. Vivre, vraiment vivre, c'est vouloir péter plus haut que son cul, c'est se prendre pour quelqu'un d'autre. Prenons un Beethoven, par exemple. Il pétait sacrément plus haut que son cul, Beethoven. Il a toujours trouvé qu'il avait le cul trop bas. Je suis désolé, mais personne n'écrit la sonate à Kreutzer ou l'Hammerklavier naturellement, comme ça, en se contentant de sortir ce qu'il a dans les tripes, ou même derrière l'oreille. Ce qu'il avait dans les tripes, ce n'était pas folichon. C'est justement pour cette raison qu'il a voulu devenir Beethoven ; Beethoven, ce quelqu'un d'autre que lui. Évidemment, vu depuis notre temps, on a toujours l'impression que Beethoven est Beethoven, et qu'il l'a toujours été, qu'il n'a fait qu'évoluer dans son être-Beethoven. Mais pas du tout, c'est une illusion d'optique. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les centaines et les centaines d'esquisses qu'il a laissées pour voir que devenir lui-même lui a demandé un travail fou. Il a forcé sa nature. Il n'était pas destiné à être Beethoven, Beethoven. Ce n'est pas un hasard si on parle des trois périodes de Beethoven. À chaque fois qu'il était arrivé quelque part, il voulait aller ailleurs. Il ne s'est jamais arrêté. Toujours le cul trop bas. 35 mètres carrés, d'accord, mais à condition d'avoir vue sur les anges et les déesses.