Ça n'arrête jamais. Le malentendu est à la fois la plaie
des plaies et le mode de fonctionnement normal de l'intersubjectivité.
L'anormal est d'entendre, de s'entendre, de comprendre, de se comprendre, et
j'ajouterais même : d'écouter.
J'ai rêvé d'un rêve.
Lorsqu'on rêve d'un rêve (doit-on dire qu'on rêve d'un rêve, ou bien
qu'on rêve un rêve ? (mais si l'on dit qu'on rêve un rêve, n'est-ce pas seulement rêver, ce qu'on fait, n'est-ce
pas alors seulement un rêve de degré un ? (alors qu'à l'évidence il
s'agit ici d'un rêve de niveau 2))), est-ce la négation du rêve, ou au
contraire son assomption ? Dans mon rêve, je tentais de raconter un rêve
que j'avais fait quelque temps auparavant. Rien que cette dernière phrase est
au-delà de mes facultés de compréhension. Car le rêve que je tentais
d'expliquer à ceux qui peuplaient mon deuxième rêve, l'avais-je rêvé
aussi ? N'était-il contenu que dans le deuxième rêve, ou bien avait-il eu un
jour une existence intrinsèque, originelle, nouménale ? Pour le dire autrement,
le second rêve avait-il donné naissance au premier (était-il en quelque sorte
rétroactif?), ou en était-il la conséquence ? C'est une affaire
"indémerdable", dirait un journaliste de Libération. Pour le savoir,
il faudrait que je m'abstraie du rêve, mais comme le rêve n'a d'existence que
rêvée, comme sans le sujet rêvant le rêve n'existe pas, s'abstraire d'un rêve
ne peut avoir le moindre sens. C'est un peu comme l'oignon qui, voulant savoir
qui il est, s'épluche. Quand il sait enfin ce qu'être oignon signifie, il a
disparu. Sachant, il n'est plus en mesure de penser qu'il sait (c'est l'inverse
du cogito cartésien : si je pense que je suis, c'est parce que je ne
coïncide pas complètement avec qui je suis, mais dès lors que c'est le
cas, il n'y a plus personne pour penser qu'il est). C'est un peu
comme le blogueur qui se demande s'il blogue parce qu'il est blogueur ou s'il
est blogueur parce qu'il tient un blog. Il a disparu de la route du sens avant
même de comprendre la question qui lui revient en pleine figure (la question
est l'événement du blogueur, le cycliste qui surgit juste devant la
voiture au sommet de la côte). Ou plutôt, il est renvoyé à son in-existence de
blogueur circulairement bloguant, ce qui revient exactement au même. En
réalité, c'est le chemin qui se dérobe sous ses pas, parce que le blogueur a
des semelles de gomme (elles effacent le sens). Le blogueur est un
autonombriliste qui à tout moment arrive à un rond-point qui ne possède qu'une
entrée et aucune sortie. Il sait pourtant qu'il est entré, et il sait aussi
qu'une entrée peut à certaines conditions devenir une sortie. Ce n'est qu'une
question de sens, il devrait donc pouvoir sortir par où il est entré. Il
devrait mais il ne peut pas. Toujours le même rond-point, toujours cette affreuse
sensation qu'on est déjà passé par là, qu'on n'avance pas, et pourtant il faut
continuer. Ça n'a pas de sens mais c'est la seule direction. Si le blogueur
pouvait s'éplucher l'oignon au lieu de nous bourrer le mou, il nous fatiguerait
moins et l'on pourrait réserver les quelques larmes qui nous restent à des
sujets plus sexys. Imaginons un cycliste qui ne pédalerait qu'en rêve et qui ne
se nourrirait que d'oignon cru tandis qu'il tient le blog où il relate ses
exploits de cycliste, lesquels consistent à effacer la piste sur laquelle il se
déplace à vélo. Plus il avance, moins il parcourt de kilomètres : en réalité,
ce cycliste a virtuellement parcouru un périple infini, avant même le premier
coup de pédale, périple constitué de la somme de tous les parcours effectués
par tous les cyclistes du monde depuis que le monde est monde et qu'ils
effectueront jusqu'à la fin des temps. Son interminable labeur consiste donc à
annuler les millions de kilomètres effectués par tous les autres cyclistes, la
piste sur laquelle il avance est une piste négative qui retranche à toutes les
autres au fur et à mesure de son avancement à lui, avancement que d'aucuns
qualifieraient volontiers de recul, de réaction, de repli. Bon Dieu qu'il fait
chaud ! En pédalant il se débarrasse de ses vêtements, qu'il jette sur le bord
de la route sans leur jeter un coup d'œil. Mais il a toujours chaud, mais il
est toujours autant vêtu, mais il se sait ni qui il est ni pourquoi il pédale.
Il voit seulement ce compteur, il lit ce nombre hallucinant (il n'en a jamais
vu de tel), qui décroit, mais sans espoir qu’on en voit un jour le terme. Au
terme de la route est le sens, mais comme la route est interminable, il ne le
connaîtra jamais, d'autant qu'au moment même où il pédale comme un damné, d'autres
pédalent en sens inverse, les cons, ajoutant ainsi à ce qu'il doit retrancher !
Avez-vous déjà écouté le concerto pour piano de Tchaïkovski en observant un
cageot ? C'est ce que je suis en train de faire. On ne prête jamais attention à
un cageot. Je n'avais jamais remarqué que les planches d'un cageot étaient
agrafées, et non clouées. Quand on y pense, c'est tout à fait logique, on ne va
pas perdre du temps à clouer un cageot, c'est évident, mais enfin, n'empêche
que je n'y avais jamais songé. Et ce n'est pas la seule chose remarquable dans
un cageot. Les cageots ont une existence précaire, c'est le moins qu'on puisse
dire. S'il y a bien une population discriminée, marginalisée, mal
considérée, une population de seconde zone, c’est bien celle des cageots. Je ne
parle pas des boudins, qui aujourd’hui sont très bien considérés, qui tiennent
même le haut du pavé, à tout point de vue, non, je parle bien du cageot et de
ses quelques bouts de bois mal fagotés, mal fixés, tout juste assemblés le
temps du service, ce temps où le cageot se prend pour un cageot (et
certainement pas pour un garçon de café), emploi précaire parmi les emplois
précaires. Personne ne leur jette jamais un coup d’œil, on se les refile, on
s’en débarrasse, on les brûle, on marche dessus pour les faire disparaître,
sans le moindre sentiment de culpabilité, ils n’opposent pas la plus petite
résistance, ils acceptent leur sort avec une humilité touchante. Ah,
évidemment, les grands esprits les méprisent de ce fait même. On en voit même
qui les assimilent à des « trop gentils », à de ceux qui laisseraient
par exemple une famille entière squatter leur appartement, et même se faire
mettre à la porte de leur demeure au bout d’un certain temps par les
squatteurs, enfin vous voyez le genre. Pousse-toi de là que je m’y mette !
Aux chiottes les yogi ! Bien fait pour toi, mon pote ! Bref, les
cageots, les yogi, les cathos, les rêves de niveau 2, les anti-blogueurs
bloguant, les agrafés de l’idéologie, les maniaques de l’orthographe, les
oignons épluchés jusqu’au néant, ceux qui pédalent en négatif, toute cette
population incertaine et fragile, inconceptualisable et inassignable, ces
individus qui n’en sont pas, dont la vie réelle est si peu séparée de la
non-vie qu’un holocauste de cageots n’aurait même pas ses négationnistes, il
vous faudrait le concerto de Tchaïkovski pour les apercevoir enfin, pour les
considérer, ne serait–ce que le temps d’un premier mouvement, ce qui serait
déjà énorme. Pourquoi Tchaïkovski, me demanderont les pénibles. Parce que. Si vous
n'avez pas le sens du contraste, du motif, de la profondeur de champ, du
contrepoint, je ne peux rien pour vous. Les lourds, les pénibles, tous ceux qui
nous font prendre du poids, qui mettent en marche la machine à métastases, on
les tient à l'écart, malgré les crachats. Mieux vaut des crachats par centaines
que l'absence de rêve. Mieux vaut quelques mesures de Brahms, même ordinaires,
que les opinions fantastiques et ultra-pertinentes des blogueurs. Tout à
l’heure, j’ai lu quelque chose qui m’a beaucoup amusé. Quelqu’un de sensé se
trouvait dans l’obligation d’affirmer, à la face rougeaude des transparentistes
hallucinés : « L’énorme majorité des choses qu’on vous dit sont
vraies. » Pour un blogueur qui se respecte, la lucidité s’est
obligatoirement fait engrosser par le soupçon. J’adore ça ! Dites à cette
génération de bitomanes qu’il n’y a pas grand-chose sous la fruste pelure des
discours ordinaires et vous les rendez fous furieux ! C’est la raison d’étant, véritable lettre volée
des technophiles compulsifs. Eh oui, mes amis, tout ça pour ça, c’était bien la
peine de se dresser sur ses ergots de sigles. Ils ont le text toy enflé et
turgescent, c’est le moins qu’on puisse dire, et il leur est impossible de
concevoir que la vie n’est que la vie, sans développement dans un hyper-espace
courbé devant la Technique apocalyptique.
Dans mes rêves, j'écoute très rarement, pour ne pas dire
jamais. Je ne fais que voir. Ah, ça, pour voir, je vois ! Moi qui suis un
piètre "visuel", dans la vie de tous les jours, on peut dire que je
rattrape largement dans ma vie nocturne mon handicap naturel. C'est terrible de
rêver à ce point, d'avoir une vie nocturne à ce point plus riche, plus intense
et plus chatoyante que les mille vies qu'on n'a jamais rêvé d'avoir, car rien
n'est moins partageable que les rêves. Dans le rêve que j'ai rêvé, tentant de
raconter un rêve, donc un récit qui par définition se défait au moment même où
l'on croit en tenir la matière entre les mains (surtout lorsque ces mains
elles-mêmes sont des mains de rêve), cette impossibilité chronique à dire
l'indicible n'était pas levée, mais elle ne provoquait aucune souffrance, ce
qui est déjà un énorme avantage sur la vie diurne. Depuis que je suis
enfant, c'est mon seul et unique problème : je sais immédiatement, quand
je parle à quelqu'un, s'il m'entend ou pas, et, bien sûr, neuf cent
quatre-vingt dix-neuf fois sur mille il ne m'entend pas. Quelqu'un ne peut pas entendre. Vos interlocuteurs sont des êtres
que vous rêvez tels que vous êtes, alors qu'ils vous rêvent tels qu'ils sont.
C'est la définition d'une personne.
Quand vous êtes avec une personne, vous êtes avec personne. Même pas un cageot. Parfois, heureusement, un concerto de
Tchaïkovski vous révèle la vérité, mais la plupart du temps, vous n'écoutez pas
le concerto de Tchaïkovski, en tout cas pas le premier concerto pour piano en
si bémol opus 23. Et quand vous l'écoutez en fumant un peu de marijuana, c'est
seulement en rêve, vous avez dix-sept ans, vous vous trouvez dans le studio de
la Closerie, en été. En ce temps-là, vous étiez encore quelqu'un, c'est-à-dire
personne. Dans un moment vous allez repeindre la grille du parc, en écoutant la
sonate de Liszt, et après, vous irez à Avignon, parce que c'est à Avignon que
se trouvent les filles baisables, la vie n'est pas là où on se trouve, ou très
rarement. C'est comme ça. Là où on se trouve se trouvent les cageots, auxquels
on ne prête pas attention, c'est comme ça, on n'y peut rien, ou pas
grand-chose. Ça n’arrête jamais. La vie n’arrête jamais d’être la vie. Et quand
elle est passée, elle est passée. Alors que la musique peut repasser
éternellement, c’est son grand avantage sur la vie silencieuse. Bientôt je
serai mort. En attendant, je peux récouter la sonate de Liszt, quelques mesures
de Brahms et le premier concerto de Tchaïkovski. Tout passe sauf la musique. On
peut lire un livre deux fois, trois fois, quatre c’est déjà beaucoup, mais on
peut écouter la sonate de Liszt cent fois et la première partita en si bémol
cinq mille fois. Si on en a les moyens, on peut vivre avec un tableau de Fragonard
au-dessus de son lit, mais on ne passera pas énormément de temps à le regarder
chaque jour. Il est là, ça suffit. Bien que j’aie travaillé la sonate de Liszt,
que je sois resté presque un an penché sur la partition, que je la connaisse
par cœur, j’éprouve encore le besoin, encore et encore, de l’écouter, par Untel
Untel et Untel. Elle n’est jamais finie
cette sonate, et je ne parle même pas de la Hammerklavier,
ni des variations en fa mineur de Haydn. Jamais
fini, c’est ça, la musique. La musique, c’est exactement le contraire du malentendu obligatoire.