Quand les premiers symptômes du mal ont apparu, quand je n'étais pas encore familier de l'insomnie, j'étais plongé dans la terreur, car je sentais précisément et très concrètement mon esprit se désagréger, morceau par morceau. Une fenêtre s'était ouverte sur mon cerveau et je pouvais voir et sentir le désastre en temps réel. Pas besoin de scanner ou d'IRM. Anomalie avait pris ses quartiers dans mon cortex, des connexions indésirées avaient lieu et d'autres, indispensables, étaient rompues, mes neurones vivaient une vie trépidante et pauvrement anarchique, une orgie d'unijambistes adultérins et grimaçants. Mais le pire était cette sensation terrifiante que des régions se détachaient les unes des autres, pièce à pièce, et s'en allaient à la dérive, que la famille très-unie qui m'avait fait jusque là persister dans mon être était en train de se séparer pour des motifs incompréhensibles mais impérieux. Ce qui était à l'origine une symphonie classique et familière, vaguement érotique et métaphysique par moments, était devenue une pièce atomisée d'Helmut Lachenmann aux angles crochus : accouchement difficile par une nuit de blizzard, débandade sur une planète inconnue, rencontre dans la banlieue d'Andromède entre un Beethoven coupé verticalement en deux et une putain borgne assemblée à la lampe à souder. La tension était si formidable que la certitude que tout cela allait rompre d'une seconde à l'autre annihilait tout le reste, si reste il y avait eu. Je n'étais plus qu'un mince fil tendu sur lequel on disposait des blocs de fonte tranchants. Personne ne résiste à un paroxysme devenu chronique. Le paroxysme devient tumeur et cette tumeur belliqueuse enfonce des portes dans l'esprit.
La nuit s'écrit une partition qui n'a rien à voir avec celle que nous déchiffrons durant le jour et qui révèle la fausseté de cette dernière. C'est cela qui nous tient éveillés. Un œil s'ouvre, dont nous ne soupçonnions pas l'existence, et qui contredit les deux autres, les ridiculise dans leur prétention à nous décrire la réalité. On dit souvent que la nuit tout est exagéré. Je crois que c'est l'inverse, qui est vrai. Le jour, tout est euphémisé par notre présence dans le regard des choses et des êtres. C'est le jour, qui ment, pour nous rendre la vie supportable.
À la place nouvellement révélée était quelque chose qui avait toujours été là mais qui était recouvert d'un drap le faisant fort heureusement disparaître à notre conscience. Qui avait décidé de soulever le drap ? Moi, sans doute, mais pour quelles raisons ? Pourquoi maintenant ? Le drame qui se jouait désormais en moi chaque nuit n'avait aucun sens, mais pourtant je savais, sans le moindre doute, qu'il était le sens-même. À côté de lui, tout semble dérisoire, vain, bête et comique. À nouveau, comme dans la prime enfance, l'alphabet était redevenu une suite chaotique de signes qui ne parlent qu'aux fous ou aux très sages, et je n'étais ni l'un ni l'autre. Il y avait sans doute une théorie, cachée dans ce foutoir, mais elle n'était pas à ma portée.
Maintenant que l'insomnie m'est devenue familière, ce tohu-buhu a laissé la place à un silence bien autrement inquiétant, car il ne masque rien. Le vide a remplacé le trop-plein qu'il nous faudrait peut-être regretter. Toute cette agitation n'était que la pauvre ruse d'un esprit qui ne pouvait en croire ses sens, laissé seul face à la mort toujours imminente. Se pouvait-il que la vie et tous ses sortilèges ne fussent rien d'autre qu'un seuil éphémère, ou qu'un pont fragile entre deux abîmes ? Tous ces jeux merveilleux, l'art, la musique, l'amour, les corps, le temps et ses nations ennemies, et même l'angoisse, cette compagne fidèle et exigeante, tout cela n'était qu'un leurre, qu'un décor, qu'une scène, arpentée en tout sens, martelée par le désir et la foi, tout ce en quoi nous avions cru à en mourir ? Si j'étais cohérent, si le monde avait un sens et une permanence, alors les phrases que je suis en train d'écrire se déferaient sous mes yeux et les lettres qui composent les mots s'en iraient valser dans la nuit que j'essaie de regarder en face. Ce n'est même pas le cas… Tout ce qu'on tente de saisir nous échappe et nous échappera toujours, quelles que soient notre volonté et notre ténacité. L'intelligence se révèle un piètre allié, qui ne sert à rien, ici. Seule la musique de Bach peut encore faire vaguement illusion, illusion qu'un ordre ait pu exister un jour pour accompagner notre errance au bord du précipice. Mais déjà on ne l'entend plus que d'une oreille troublée et à moitié obstruée. Là aussi, les notes devraient retourner au chaos qui les ont soulevées de l'abîme, le temps que le temps nous fasse croire que nous existions mieux qu'un brouillard aléatoire.
NON ! Le corps a décidé de dire « non », mais on comprend que le non n'est pas différent du oui, que ces oppositions sont encore du théâtre, de ce drame voluptueux qui nous a permis de croire vivre, jusque là. La langue elle-même est un baume appliqué sur le non-sens, ou, mieux, une enveloppe qui n'enveloppe rien. Je pourrais écrire et penser exactement le contraire de tout ce que j'ai écrit ce matin que cela ne changerait absolument rien. La vie se nourrit de notre mort et l'illusion est presque parfaite.
Aujourd'hui, ça parle de « journée électorale », partout, ce qui démontre jusqu'à l'absurde la folie dans laquelle nous sommes plongés. Ils y croient vraiment, comme ils croient aux chansons ou aux danses de salon, aux chips sans sel ou aux analyses politiques, à la lutte contre le cancer. Ils se mobilisent, ils débattent, ils prennent position, ils prennent leur tension et se brossent les dents, ils mettent un T-shirt propre et téléphonent à leur grand-mère qui pourrit lentement dans un EHPAD. La France, cet asile d'aliénés, voudrait exister encore un peu. Il paraît qu'il est très important de continuer à faire semblant. Soit. Nous irons nous aussi jeter un papier dans une fente, nous signerons le registre et serrerons la main de l'adjoint au maire bien bronzé et souriant. La France, l'Occident, le monde, ils comptent sur nous. Tout le monde est sur scène, prêt à dire sa réplique. Ne les décevons pas !