Ma tante Glyne, Capricorne absolue, était très rancunière. J'aimerais l'être autant qu'elle. Jamais elle n'oubliait les offenses qu'on lui avait faites. Bien sûr, il faut aimer être seul… Mais est-ce qu'il existe au monde une chose qui nous donne autant que la solitude ? Existe-t-il quelque chose qui soit aussi généreusement créateur, aussi enrichissant, que le dialogue avec soi-même ?
À peine brouillés, pourtant, la tentation est grande de nous réconcilier. Et ce n'est pas seulement par faiblesse. J'ai passé la moitié de ma vie à être brouillé avec l'aîné des mes frères (particulièrement insupportable et grossier, il est vrai) ; depuis quelque temps, j'ai la tentation de me réconcilier avec lui. Il est âgé, puisqu'il a quinze ans de plus que moi, et je ne voudrais pas qu'il meure (ou que je meure) alors que nous sommes fâchés. Pourtant, et cela je le sais sans l'ombre d'un doute, il suffira que je me réconcilie avec lui pour que les motifs de notre brouille me semblent plus actuels que jamais et me fassent regretter notre réconciliation.
Voici ce qu'écrit Vincent Castagno à ce sujet.
Il y a des êtres avec qui l’on voudrait être irréconciliables*. D’un autre côté, mieux vaut rester ami avec ceux contre qui nous sommes fâchés. C’est le seul moyen de ne pas oublier pourquoi nous leur en voulons.
Bien souvent, à peine suis-je réconcilié avec un ami qu’il me rappelle en un rien de temps, par ses manières et paroles, les raisons pour lesquelles j’avais rompu avec lui.
Ma propension à idéaliser l’autre en son absence m’effraie. Rompre, c’est accorder l’absolution. Ne nous quittons donc pas. Restons amis, restons brouillés.
Très récemment, j'ai envoyé une lettre, dont je voulais qu'elle exclue de fait toute possibilité de réconciliation, qu'elle soit, au sens strict, impardonnable. Contrairement à mon ami Castagno, je préfère oublier ce qui me rend certaines personnes insupportables. Si je continuais de les fréquenter, même un peu, cette radicale disconvenance me gâcherait la vie. Je n'ai plus assez de force vitale. Ce n'est pas tant que je veuille oublier ce qui me les rendait infréquentables, mais je suis bien obligé de constater que l'oubli a des vertus émollientes.
Ce qui m'étonne le plus, c'est la propension qu'ont certains (dont celle à qui j'ai envoyé la lettre dont je parle plus haut) à se conduire de la dernière des façons, sans voir que cela nous interdit de fait d'entretenir la moindre relation avec eux. Ils reviennent, quelques jours ou quelques semaines après s'être conduits comme des gougnafiers (et je suis gentil), la gueule enfarinée, et reprennent la conversation là où elle en était restée, comme si de rien n'était. « Coucou c'est moi ! » Je crois que ces êtres se meuvent dans un monde où la parole n'a aucune valeur, n'est lestée d'aucune contrepartie. Ce qu'ils disent ou rien…
On le voit, la brouille est une affaire indémerdable. Qu'on se brouille ou qu'on se débrouille, qu'on se rebrouille ou qu'on se redébrouille, la (ré)solution court toujours plus vite que nous. C'est en amont qu'il aurait fallu agir, ou plutôt non agir, en ne croisant pas ceux avec qui il était évident dès l'origine que la brouille serait la seule issue-sans-issue. Le paradoxe est qu'il n'y a pas plus blessant pour l'autre que de se savoir oublié tout à fait. Ma mère est morte quelques mois après avoir "fait un AVC". Je sais l'immense douleur de voir face à soi l'être qui nous aimait le plus ne pas nous reconnaître. Tout à coup, nous cessons d'exister dans ce regard-là, et c'est la moitié de nous qui meurt.
« Rompre, c'est accorder l'absolution. » « Restons bons amis, ne faisons pas connaissance. » Il me plaît ici de rapprocher deux écrivains que j'admire.
((*) Vincent Castagno tient à ce "s", à « irréconciliables », je respecte donc sa graphie, qui me semble une erreur.)