Aimer la musique peut suffire à rendre fou, ou malheureux à en crever. Elle nous plonge dans une solitude telle que le cachot dont parle Borges, dans l'Écriture du dieu, nous semble merveilleusement humain, en comparaison. Mais si la musique entraîne ceux qui l'aiment dans une complète solitude, c'est qu'elle dit, elle, sans empêchement. Elle parle sans se soucier de ceux à qui elle parle.
Si la parole ne peut pas dire, simplement dire, c'est parce qu'elle attend la réponse de l'autre (qu'elle ne peut faire autrement que de l'anticiper, que de la prendre avec elle), c'est parce que l'autre fait partie du dire. En préalable à toute parole, il y a cette question : si je dis (ceci), que va entendre (répondre) celui qui écoute cette parole, que va-t-il en comprendre ?
Quand j'écris : « J'aime l'odeur de mes couilles, le matin, au réveil », je ne dois faire suivre cette phrase de rien, pour qu'elle soit entendue pour ce qu'elle est — un fait réel, une simple vérité. Mais si je ne la commente pas (comme je viens de le faire plus haut (ou plutôt plus bas)), elle ne sera pas entendue non plus. Si je la commente, je la dénature tout en l'explicitant, et si je ne la commente pas, je suis certain qu'elle provoquera des effets indésirables. Aurait-il mieux valu s'abstenir ? Surtout pas !
C'est tout l'enjeu de la littérature. Comment dire sans parler, comment parler sans dire ? Quand la littérature parvient à dire, à simplement dire, et c'est parfois dire simplement, elle se retire dans une chambre sourde. Peu auront l'instinct ou le courage d'ouvrir la porte de cette chambre : et c'est très bien comme ça.