Béa voulait à tout prix aller au cinéma, mais j'avais réservé au One-Two-Three. J'ai finalement réussi à la convaincre, mais de justesse. Nous sommes arrivés vers vingt-deux heures trente, et l'hôtesse nous a conduits au grenier-à-foin. Bizarrement, la musique qu'on y diffusait était ce cantique de Noël, Douce Nuit, qu'on chantait dans mon enfance. On ne peut pas dire que Béa ait été immédiatement emballée par l'ambiance mais je n'ai pas osé faire une réclamation. Il y avait là une énorme botte de foin, des couvertures, et ça sentait le purin. Ils s'étaient pas foulés. Sur une petite table basse se trouvait une bouteille de whisky et quelques verres. J'ai enlevé mon manteau, Béa m'a imité ; elle a regardé autour d'elle d'un air un peu dégoûté et j'ai vu qu'elle allait commencer à râler quand deux types sont entrés. Ils étaient nus, à l'exception de bottes et de chapeaux de cow-boys. L'un d'eux avait un fouet. Ils avaient l'air passablement éméchés. Celui qui portait le fouet dit : « Le sang est partout, le sperme aussi. » Je remarquais que son acolyte semblait complètement atone, comme s'il était étranger à la scène ; il se conduisait tout à fait comme s'il portait un complet trois-pièces. Béa m'a regardé, elle semblait prête à remettre son manteau. Alors l'autre type, celui qui avait l'air à l'ouest, s'est avancé, a attrapé Béa par la main, l'a plus ou moins traînée derrière lui. Tout s'est passé très vite : j'ai vu la porte se refermer, et je me suis retrouvé seul avec le cow-boy au fouet.
Il pense que je l'ai fait. Il est évident qu'il est persuadé que je l'ai fait. Mais c'est impossible. Évidemment que c'est impossible. Elle était encore avec moi il y a quelques minutes et elle était vivante. « Vous l'avez vue comme moi, elle allait bien ! » Je le regarde mais lui semble ne pas me voir. « Vous aviez un fouet, vous auriez pu faire quelque chose ! »
Je n'arrive pas à croire que je ne reverrai plus Béa. C'est trop bête, je me dis, on aurait mieux fait d'aller au ciné.