L'extrême arrogance de Moderne est qu'il est toujours persuadé que sa et ses vérités écrasent définitivement celles du passé, même si ce passé a la durée pour lui et de très hautes réalisations à faire valoir et que le présent n'a à lui opposer que des ruines et de la laideur.
L'idée qu'il y a un progrès moral le soutient, le conforte et le justifie dans son être. Moderne, qu'il faudrait plus justement appeler le Contemporain absolu, ou le Contemporain du Contemporain, se sent pleinement justifié, en tout, du seul fait qu'il habite le présent. Le progrès dont il est fatalement issu n'est pas seulement moral, mais scientifique, médical, politique, social, artistique, éthique. Bref, aller contre (contre le progrès et contre le Contemporain absolu) est impossible. Est-ce que Platon savait fabriquer une bombe atomique ? Est-ce qu'Hippocrate connaissait l'imagerie médicale et prescrivait des antibiotiques ? Est-ce que la Rome antique utilisait des Vélibs ?
S'il connaît des difficultés dans sa vie, si la société dans laquelle il a fait son nid n'est pas parfaitement parfaite, les raisons sont à chercher dans le passé, chez ses parents, parmi les générations qui l'ont précédé — toujours hors de lui. Le Mal est forcément à rechercher dans le passé, le Bien, lui, n'est possible qu'au présent ou au futur. En lui n'est présent que le bien qui est bien et le présent qui est présent ; la tautologie et le narcissisme le tiennent droit.
Moderne est une émanation de ce qu'Ernest Hello appelle “l'homme médiocre”. « Le trait caractéristique, absolument caractéristique de l'homme médiocre, c'est sa déférence pour l'opinion publique. Il ne parle jamais, il répète toujours. » Le Contemporain du Contemporain ne parle pas. Il répète. C'est un perroquet enthousiaste mais dépourvu de voix propre qui habite en Tautologie. Il colle parfaitement avec son temps, avec la langue qui se parle, avec la pensée qui se pense, avec l'esthétique qui prévaut. De l'opinion publique, on ne peut même pas dire qu'il la suit, car il l'incarne. Elle est lui et il est elle. Impossible de les distinguer, ils ne divorceront pas. Quand il répète qu'il n'aime pas les préjugés, ce qui lui arrive souvent, cela signifie seulement que son préjugé essentiel le tient solidement arrimé au seul préjugé admissible de l'opinion publique, qui est de n'en avoir pas. Le préjugé absolu du Contemporain absolu est qu'il est ce qui ne peut pas ne pas être, ce qui n'aurait jamais pu ne pas être. Chacune de ses lois, chacun de ses principes, chacune de ses marottes, chacun de ses goûts est donc déclaré éternel, anhistorique et inquestionnable. Ne lui dites jamais qu'on a fait autrement par le passé et qu'on ne s'en est pas trop mal tiré : non seulement il ne vous croira pas, mais il estimera que ce simple constat est une déclaration de guerre et un outrage majeur.