« Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève,
comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout
est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on
a tout perdu, que la ville brûle… ? » (Giraudoux)
Il aura fallu cet incendie pour que nous comprenions que Notre-Dame était vivante, et par conséquent qu'elle pouvait mourir. Et si on peut le dire de la Cathédrale, on peut le dire également de la France – mais ça nous le savions déjà. Elle était déjà incompréhensible, mais c'était encore trop de sens, trop de France. C'est donc arrivé. On aurait pu, on aurait dû l'aimer plus et la protéger mieux. C'est trop tard, maintenant.
***
Dans la rue, à la poste, j'observe les visages de ceux que je croise. La Catastrophe est invisible, elle est advenue dans un autre monde. Ils sont aussi souriants ou aussi renfrognés que d'habitude, aussi sournoisement obtus, aussi vertigineusement vides, aussi emphatiquement morts, aussi légendairement inconsistants. Ça n'a pas creusé une ride dans leur front, ça ne les a pas fait trébucher, ils ne sont pas tombés malades, ils n'ont pas hésité à aller faire leurs courses à CORA, pour profiter du discount sur le vin et le chocolat. Ils n'ont rien changé à leur journée. Les merdeux qui sortent de l'école écoutent les mêmes chansons, ont les mêmes parloteries que d'habitude, sont vêtus des mêmes hardes. Il n'y aura pas plus d'infarctus du myocarde ou de ruptures d'anévrisme qu'un autre jour.
À la mort d'un proche, il nous paraît impossible que le monde continue comme si de rien n'était. On nous arrache le cœur, ou les entrailles, la peau nous brûle, et il faudrait faire comme si rien n'avait changé ? L'air est empli de soufre, les poumons ne sont plus qu'une carcasse calcinée et brimbalante, et autour de nous, tout paraît insupportablement ordinaire. Le quotidien se pavane tranquillement avec son emphase habituelle. Qu'ils soient hébétés, alentour, on en a l'habitude, mais l'hébétude pourrait changer de sens, quand le Sens en majesté descend parmi nous, quand les flammes font signe au sang et quand le Signe se fait flammes pour creuser dans la ville un tombeau hurlant. Tout est gâché, tout est saccagé, rien ne résiste à ce hurlement silencieux qui a parcouru le pays comme une onde formidable, bouffée âcre de cave : à huit cents kilomètres de la Cathédrale, on sentait une coulée sourde et rauque nous tordre les boyaux comme si on avait versé de la chaux dans nos gorges. Le jour était refoulé par la nuit surpuissante. La forêt s'est ouverte et un souffle atroce nous a sauté au visage. C'est la Mère qu'on nous a prise. C'est la Demeure. C'est le Lien. C'est l'Origine. Comment a-t-elle pu se laisser faire, l'Obligée de nos fautes ?
Il ne faudrait pas oublier que c'est de Notre-Dame, qu'on parle. Toujours penchée sur le grabat des âmes… La Patience. Elle était là pour toujours. Elle demeurait afin que nous ayons une demeure, un refuge, elle nous reliait à l'Origine, toujours intacte, avec ses poutres de chêne de mille ans, intangible et insubmersible, elle avait échappé à tous les désastres, à la guerre, à la Révolution. Mais les Satrapes ont besoin de faire place nette, il faut que le cirque continue, ils sont déjà là dans la pierre fumante, à sortir leurs carnets de chèques et leurs projets mirobolants. Fumiers, je vous hais. Les étoiles ne sont pas encore éteintes que déjà ils retroussent leurs sales babines, ils salivent, ils ont de ces dysenteries de pognon qui ne les lâchent jamais, ces ordures puantes, ça leur coule dans le cervelet depuis vingt générations, ça ne les lâchera jamais, dussent-ils pour cela enjamber le cadavre de la mère. On aurait préféré qu'ils nous arrachent les ongles et les cordes vocales.
C'est en entendant le début du cinquième concerto de Beethoven, l'Empereur, que j'ai réalisé ce qu'on avait vraiment perdu : cet argent tubulaire du mi bémol Majeur, la même tonalité que celle de l'Héroïque. Il y eut donc des époques où les hommes n'avaient pas peur de la conquête. Des époques où l'on se savait assuré de l'arrière. Où l'on pouvait dire nous. Mi bémol majeur et le cœur en avant, la poitrine offerte et les étendards claquants, parce qu'il n'y avait qu'un seul peuple ; la chose ne se discutant même pas. C'est formidable, une race qui avance. Une gigantesque bourrasque diatonique qui construit, qui ordonne, qui met cent-sept ans à se poser là (là, c'est-à-dire dans l'Éternité du Christ enfanté, insondable mystère) d'où partent toutes les routes de France. Notre-Dame la France, c'est le compas du sens, sa Substance, c'est la Madone bienveillante sous le regard de laquelle notre nation s'est constituée patiemment, à travers la longue lignée des rois catholiques, c'est le corps spirituel qui donne au peuple sa légitimité intemporelle. Mais Notre-Dame, c'est également la littérature, la peinture et la musique, c'est la grandeur de l'art architectural et de la foi mêlés inextricablement, c'est le cœur vibrant de la Mémoire, c'est le Secret de la vie qui rejoint le ciel, c'est le Commencement décliné en perspectives infinies. La Cathédrale nous forçait à lever les yeux et nous permettait par moment d'oublier les trottinettes et le rictus imbécile des contemporains avachis dans leur sale présent festif – échapper à l'horreur du siècle, il y a des cathédrales, pour cela. Il y avait ce lieu, cet édifice, cette présence, ce texte déployé, cette forêt de pierre, en France, où la grandeur et la tendresse ne s'excluaient pas, où les pleurs les plus intimes pouvaient côtoyer le sublime, où l'amour pouvait se dire avec timidité et emphase, dans la vérité et le goût. Défi inouï, lieu et non-lieu, Temps et Éternité, science et silence, profonde arithmétique secrète au cœur de laquelle les siècles pouvaient se donner rendez-vous sans craindre la contingence : Notre-Dame de Paris, c'était l'absolu ici et maintenant, dans lequel on pouvait pénétrer et se soulager du séculier, à l'abri de la Patience. C'est cela qu'on veut éradiquer. Même si la nouvelle Notre-Dame n'était pas l'amorce d'une proto-mosquée, elle serait forcément l'antithèse de ce qu'elle fut jusqu'alors. Quand on a pris l'habitude de s'agenouiller devant le présent, il est difficile d'envisager autre chose que la prolongation névrotique des thèmes anti-catholiques qui ont précipité depuis cinquante ans les Français dans une spirale morbide et masochiste. Se dépasser soi-même, être plus que soi ? Vous m'insultez de moisi ?
La nouvelle cathédrale, sur laquelle tous se précipitent avec des appétits de bouledogue mal élevé, qui sera bien entendu la véritable mise à mort de l'ancienne, le coup de grâce, est le symbole de la victoire générale d'Hermogène sur Cratyle. Si l'on vous dit que c'est Notre-Dame, c'est que c'est Notre-Dame, quand bien même lui aurait-on ravi tout ce qui lui donnait sens. Le Façadisme du millénaire, nous y sommes. L'Être n'existant pas, on ne peut pas le tuer – voilà le postulat. Comme pour la musique : on garde le nom, estimez-vous déjà heureux. Le Louvre y était déjà passé, pourquoi pas cette vieille chose qui gagnera beaucoup à l'indispensable revisitation. Ce que je vais dire va énerver tout le monde, et c'est une des raisons pour lesquelles il faut le dire : si Benoît XVI était encore pape, Notre-Dame n'aurait pas brûlé. À faux pape, fausse cathédrale. François dans la place, Notre-Dame était condamnée. Les choses se déroulent selon un agenda implacable, et l'actuel président de la République ne peut que s'en réjouir. Même le maire de Paris a vu l'aubaine, avec ses foutus jeux olympiques de 2024. Les forces en présence sont colossales, et ce ne sont pas les pauvres cathos d'aujourd'hui qui vont inverser la tendance. Ils se contenteront comme toujours de quelques bougies aux fenêtres et de quelques pleurnicheries vite oubliées, et puis ils se feront une raison. On va parler d'eux durant trois jours, c'est toujours ça de pris. La grande falsification, ils ne sont pas les derniers à la promouvoir, on ne les prendra pas en défaut, même en ces exceptionnelles circonstances. Faire contre mauvaise fortune bon cœur ? Mais où voyez-vous de la mauvaise fortune ? Ils vont nous réciter la jolie fable de l'Église éternelle, comme les dingos qui psalmodient régulièrement à la France éternelle, et puis, vous savez, qu'importe le flacon, tant que la drogue est bonne. Je vous parie même qu'un geek halluciné et subventionné va nous pondre une Notre-Dame virtuelle qu'on pourra visiter depuis son canapé. Pratique ! Fini le temps où il fallait grimper à la Salette pour rencontrer une Vierge qui loupait un rendez-vous sur deux… Les miracles sont quantiques ou ne sont plus, les cantiques vous pouvez vous les faire en intraveineuses, ça évitera d'incommoder le mahométan laïc sourcilleux. Je vous le dis : le jour n'est plus très loin où Notre-Dame sera reproduite « plus belle encore » à Las Vegas, entre la tour Eiffel et un château de Versailles plus vrai que nature. Tout est une question de temps, et de moyens.
C'est après que j'ai compris : la sidération et le désespoir, ce 15 avril 2019, ont été ressentis instantanément, dans le monde entier, par ce qu'on pourrait appeler le vieux peuple français, ou le peuple français profond – et ce fut une Révélation. C'est bien elle, Notre-Dame, qui incarne notre âme entière, notre âme minérale et invisible ; il n'y a pas lieu d'opposer les pierres et les hommes, car les pierres dressées par l'homme sont sa parole et son espérance ordonnées dans l'espace. Ici étaient réunies, de manière extraordinaire, la beauté et la vérité, en une présence maternelle et sereine. Même absente, ou défigurée, ou trahie, on pourrait encore lui rester secrètement fidèle.
On pourrait…