Le Net est un lieu irremplaçable en ceci qu'il est très facile de s'y choisir des gens dont on a envie à tout prix qu'ils nous détestent. C'est à peu près le contraire de la vie ordinaire. Quand dans la vie de tous les jours on rencontre un personnage antipathique, le premier réflexe (et souvent le seul) est de l'éviter, de faire un détour, afin de ne pas être contaminé par sa négative odeur. On n'a cure qu'il nous connaisse, on est soulagé qu'il nous ignore.
Avec Internet, le problème se renverse. Toute cette négativité avortée, toute cette puanteur que notre corps est conditionné à fuir, dès que les effluves putrides parviennent à nos narines, nous avons désormais envie de l'éprouver, de savoir enfin de quelles nécessités et de quelles angoisses cet enfer est pavé. Les ennemis sont souvent plus féconds que les amis. Dire "déteste-moi !" est mille fois plus amusant que de tirer par la manche quelqu'un qui ne nous effraie pas trop.
Fini les fosses sceptiques de la psychologie incarnée, Internet est le tout-à-l'égoût de la médiation. Tout le refoulaimant boueux et viscéral qui s'est accumulé pendant des décennies dans les boyaux des journaux, de la radio, de la télévision, et plus généralement de-la-vie-en-société est en train de prendre sous nos yeux un autre visage, obsédant, que la nuit n'éloigne pas. Nous pouvions tourner le bouton, fermer le journal, le jeter, nous pouvions rentrer chez nous, tirer le verrou ; ce n'est plus possible aujourd'hui. Les murs ont des bouches ; notre corps est numérique, après avoir été glorieux, assis, après avoir été debout. Se débrancher n'aura bientôt plus même de sens puisque les êtres seront câblés dès l'origine, dès la conception, non séparés et non séparables. La seule liberté, minuscule mais jouissive, qui nous reste, est de pouvoir apostropher un semblable et de voir comment il va nous haïr. Le christianisme était ce monde où l'amour était la mesure (et la démesure) de toute chose, l'hyper-démocratie numérique et post-sexuelle est celui qui aura renversé la chaîne du désir : dis-moi comment tu me hais et je te dirai qui je ne suis pas.