dimanche 4 décembre 2016

Ta Chatte (lettre)

Ne sois pas offusquée, Très Chérie, ta vulve est un chef-d'œuvre, il est normal que je l'admire et l'adore. Jamais je ne m'en lasserai. J'écrirais des pages et des pages sur elle, si j'en avais le droit. C'est un trésor que je vénère. Mais plus encore que de la vénération ou de l'adoration, c'est de l'amour et de la tendresse. Merci d'exister, merci d'être qui tu es, merci de m'avoir donné ton corps.

Pour célébrer ta vulve et ses effluves, il faudrait écouter Im Abendrot, de Schubert, en boucle. Et Du bist die Ruh, du même Schubert. Tu es le repos, / La paix clémente, / Tu es le désir / Et ce qui l'apaise. « Mes yeux et mon cœur »… Entre en moi / Et ferme / Derrière toi / La porte. Comme je voudrais lire ces quatre vers à moi adressés, par toi !

En t'écrivant, j'écoute Asturiana et Nana, de Manuel de Falla, chantés par la très belle Teresa Berganza. 

Tu vois, c'est amusant, nous parlions hier de crudité du discours, et j'étais insatisfait de ce que je t'avais dit. J'aime la crudité du discours sexuel, oui, mais surtout quand elle est contrepointée d'un désir amoureux et d'une vénération sincère qui lui ôte son caractère vain et parfois ridicule. Les quatre musiques que j'ai choisies le disent à leur manière. On peut parfaitement désirer une femme, son sexe, sa peau et ses humeurs, et tous ses défauts, on peut même désirer la brutaliser, avec en fond cette qualité d'amour qui relève de la berceuse et du culte. J'aime la crudité lorsqu'elle est la vêture paradoxale d'un respect profond, un voile acide et joyeux qu'on dépose sur une tendresse vertigineuse. C'est dans le contraste entre la violence et la douceur que l'amour exhale ses parfums les plus forts. La crudité peut être de la pudeur majuscule.

Tu te trouves visiblement dans une configuration astrale particulière* qui attise tous les regards et qui te rend désirable à un point extraordinaire. Tu es belle comme jamais parce que tu brûles et que tu laisses s'ouvrir des portes qui peut-être n'avaient pas assez servi. Tu es dans le plein épanouissement de la fleur gorgée d'odeurs autour de laquelle ton être s'enroule depuis ta puberté. Je suis persuadé que tu dégages ce ce moment même des arômes puissants ; je peux presque les sentir d'ici. Tu sais que j'adore te manger le con et le cul, que toujours je me suis régalé de tes odeurs, et, ce matin, je crois en être cerné. C'est pourquoi je t'ai envoyé cette photo que j'adore. Ta chatte, au seuil de la vie et de la mort, ta chatte suave, délicate et onctueuse m'enivre comme un alcool fort ; je n'oublie pas. En écrivant ce mot, je bande. Je t'aime comme au premier jour. J'entre en toi et je ferme derrière moi la porte. Tu es ma Chérie et tu le resteras.

(*) Uranus et Jupiter mondiales circulent dans sa maison V, maison des amours, et elles sont en harmonie avec Mercure et Saturne, la planète des rencontres et Saturne le maître de son ascendant, toutes deux recevant la conjonction de Saturne.

lundi 19 septembre 2016

Les jolies femmes et l'imagination



La phrase de Proust la plus stupide est sans doute : « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. » D'abord, il n'est pas question que nous laissions les jolies femmes aux autre hommes, qu'ils aient ou non de l'imagination, ensuite je crois qu'il faut au contraire beaucoup d'imagination pour aimer une jolie femme, et peut-être même… pour la trouver jolie, car la beauté secrète elle-même ses anticorps. Retrouver une femme jolie sous la jolie femme, voir de la beauté dans la belle femme, demande un regard aigu, un regard qui sait se débarrasser de lui-même

Il faut peut-être plus d'imagination pour aimer une jolie femme que pour aimer une femme quelconque. La beauté, très souvent, s'est déposée sur la jolie femme comme en poussière, ou comme en vernis, ou comme en pâte. Elle a pris. Elle a durci. Elle empêche de voir la femme. Elle contraint celle-ci. La beauté d'une femme se dépose sur son être comme un sédiment qui peut aller jusqu'à la rendre invisible (c'est le sédiment, qu'on voit, pas la beauté vivante). Les formes qu'elle a prises encerclent le regard, le regard de l'homme et le regard de la femme. C'est un peu comme si la beauté de la femme l'avait à force empêchée de jouir librement de sa beauté. Elle n'ose plus sortir de son image, de peur de briser la forme, le miroir, le désir et son double mouvement. 

Le vrai regard n'hésite pas à se débarrasser de lui-même, de lui-même car il est toujours en retard sur l'événement, sur la vérité, il mue constamment, et doit se débarrasser de ses peaux mortes s'il veut aller au présent. Une belle femme n'est pas une belle femme dans l'instant ; elle l'est dans le temps. Sa beauté est un chemin, un paysage, une durée, une utopie. Le présent, s'il veut être vraiment présent, doit s'inscrire dans cette durée. Comment être belle sans se le demander à chaque instant ? 

La beauté doit être infinie pour être réelle. Si elle est finie, circonscrite, placée, elle est morte. Elle ne doit pas avoir de limites intangibles. On ne doit pas pouvoir l'assigner à telle ou telle place, tel ou tel trait, elle doit circuler, aller toujours plus vite que le regard. C'est comme la musique : vous l'entendez au présent, mais elle est déjà ailleurs — et elle est encore ailleurs ; incoercible. Les pères apprennent l'infini aux garçons ; l'infini et la musique ; c'est une manière de les préparer aux femmes. Pour l'infini, comme pour la beauté, il faut de l'imagination. Il faut ajouter, et ajouter encore, faire apparaître tous les visages sous le visage, tous les ventres sous le ventre, toutes les cuisses, toutes les peaux, il faut composer. Composer et écouter.

vendredi 2 septembre 2016

J'apprends à parler


1. Les décideurs innovants sont les pionniers d'un monde neuf. Porteurs d'un imaginaire résilient et ouvert sur le monde, ils investissent les nouveaux secteurs d'activités en impulsant de la compétitivité créatrice en résonance avec la diversité inter-générationnelle et inter-culturelle qui irrigue des projets aux schémas directeurs fédérateurs. Que ce soit dans la filière animation culturelle, dans celle des nouvelles technologies, ou encore dans celle de l'audiovisuel de troisième génération, on voit émerger au quotidien des professions qui ont pour finalité de prendre soin des individus et de contribuer à recréer du lien entre eux. Les réseaux citoyens et l'immensité de ses possibles font sens par-delà les résistances et les peurs afin de contextualiser des programmes à échelle humaine, programmes qui vont dans le sens d'une ouverture maximale aux différentes scènes engagées d'une contemporanéité sans concession. Au jour d'aujourd'hui, il est clair que les énergies déployées se mobilisent toutes en faveur d'un développement équitable et respectueux de l'environnement, sans que cela impacte durablement les traditionnelles solidarités sociales. 


2. Au quotidien, la gestion des foules est, pour un décideur, un problème qui peut impacter durablement sa résilience et la convivialité de son environnement familial. Bien que la réalisation de soi à l'intérieur de la cellule familiale soit un objectif primordial dans l'espace citoyen post-moderne, il n'en demeure pas moins que certaines pratiques à fort coefficient d'autorité peuvent sur la durée avoir des conséquences invalidantes sur le capital-santé de la belle personne en recherche d'autonomie affective. Les modes de gouvernance doivent être repensés en lien avec la conscience écologique globale des créatifs qui sont susceptibles de buguer, à l'instar des autres acteurs de l'écosystème démocratique. Si l'attractivité de ce questionnement n'est pas optimisé dans un futur proche, il se pourrait qu'il faille poser un diagnostic qui pourrait aider à mettre en phase les discrépences des dispositifs pulsionnels dans les espaces de liberté, même si les thérapies comportementales n'ont plus la dimension innovante qui les avaient propulsées sur le devant de la scène sociale. Ce qu'il faut bien intégrer, c'est que bilanter les archaïsmes est une nécessité qu'il faut gérer sans états d'âme et même accompagner d'une dénonciation impitoyable tant dans la famille recomposée que dans les structures atomisées qui gravitent autour des pratiques ancestrales comme des satellites géostationnaires qui à l'occasion jouent un rôle de perturbateurs hormonaux dans le corps social. Il convient d'effectuer une sorte de tri sélectif et de travail de deuil proches du langage machine dérangeant tel qu'il nous a été légué par les sciences de l'information. C'est à ce prix que nous parviendrons à éradiquer les radicaux libres de l'apprenant citoyen et que nous investiront les derniers bastions de la pensée unique enfin libérée d'une ruralité fermée sur elle-même qui a placé le curseur sur une actu d'un passéisme révélateur. 


[non utilisés : info ; devoir de mémoire ; trouple ; revisité ; patrimoine universel de l'humanité ; nappes phréatiques ; couche d'ozone ; pervers narcissique ; scientificité ; mémo ; agent de nettoyage ; agronomie ; connectique ; procréatique ; biotopes ; terminaux ; acides gras insaturés ; intelligence artificielle]

vendredi 26 août 2016

Quelles listes ?



Si l'on écrit pour ceux à qui l'on doit expliquer ce qu'on écrit, c'est déjà la moitié du plaisir qui se perd. 

Le mot est toujours un embranchement, un nœud, un écho, un miroir, un carrefour, un rond-point, un  vase, un réceptacle et une (res)source, une reprise. Il recueille ce qui vient de plus haut ou de plus loin que lui et le redistribue en aval, vers les côtés, en étoile, en arborescence ; il laisse se diffuser, à travers lui, des mots, d'autres mots, des phrases, des idées, des concepts, des récits, des noms, des lignées, des paysages, des heures, des sons, des désirs, toute une magie efficiente qui provient du souffle et de la mémoire diffractée.

« Vous n'avez aucune considération pour ceux qui vous aiment. »

Le terme, comme son nom l'indique, est un terme, une fin. Il referme l'aventure du souffle multiplié des histoires personnelles et met un terme à la présence réelle. Le terme manque de bêtise et d'histoire, il est trop intelligent, et ne sait que se substituer exactement à la chose qu'il d-écrit. Un terme décrit, un mot écrit. Un terme reçoit et s'immobilise, un mot diffuse et se met en marche. Le terme est transparent, et laisse voir la chose, le mot tire de son opacité un surcroit de sens dont il vêt l'objet ou le sujet.

Il n'est pas neuf heures du matin mais dans l'étreinte du réel et de son absence c'est comme un chemin qui se dégage du chaos. 

« J'aimerais tellement vous avoir à dîner ! Ce serait un tel plaisir ! Mais, par pitié, n'amenez pas votre petite amie, si vulgaire, et ne parlez de rien. Contentez-vous d'ÊTRE. Votre être est si rayonnant, si singulier, savez-vous ! Votre PRÉSENCE seule est un enchantement. Il serait dommage de la gâcher avec des paroles. Je suis d'ailleurs certaine que vous les regretteriez, ces paroles. Ne dites pas le contraire, je vous connais mieux que vous ne vous connaissez. Laissez-moi parler pour vous. Je ferai en sorte que tout le monde vous aime. C'est mon TRAVAIL. »

J'adore ces gens qui ne parlent littéralement de rien, et qui, dès que vous commencez à parler de quelque chose, vous disent précipitamment et de manière très insistante: « Et si on passait à autre chose ? ». 

Je lui dis : « J'aime les listes. » Elle me répond : « Quelles listes ? » 

À terme, il était fatal que le mot soit prononcé. Le corps est toujours au-delà du corps, une semence sémantique faite de phrases imprononcées. Obscurément, les heures se tassent sur elles-mêmes, lasses, tournoyantes, mornes. L'inintelligible revient comme une théorie obstinée, désertée, étouffée de chaleur. Autre chose ? Les sens éveillés et l'esprit endormi. Cuisses lourdes, huileuses, offertes au soleil. En la femme la nature est toujours en travail, surtout en son repos : flaques de voyelles liquides. On ne pourrait pas écrire deux phrases de suite si l'on donnait la parole à la Vérité. Tracez donc une ligne droite à l'intérieur du corps humain, pour voir quelle étrange loi vous établissez ainsi. 

mardi 23 août 2016

La smilangue



« Pour conclure ce chapitre, je ne vois plus à réfuter qu'un dernier argument des détracteurs de la novlangue. Selon eux, la rapidité de son renouvellement l'apparenterait à ces idiomes sauvages où ne s'exercent aucune autorité de la tradition, faute d'une langue littéraire pour la fixer, et où le changement est donc si précipité que les vieillards ne comprennent plus les jeunes gens. »

C'est Jaime Semprun qui écrit cela à la fin du quatrième chapitre de son livre, Défense et illustration de la novlangue française. Tout est là. Nous le savons tous, la littérature a aujourd'hui perdu la partie. La France n'est plus une patrie littéraire. Il y a encore des lecteurs, certes, mais ce n'est plus la littérature qui les intéresse. Dans le meilleur des cas, ce sont les livres, des livres

Il n'est pas besoin d'aller chercher plus loin : si la langue commune n'est plus, c'est tout simplement parce que la littérature a cessé d'informer la vie. Elle était le repère, le point fixe (bien qu'infiniment changeant, mobile, divers), le nerf, la référence de la langue. Sans elle, la langue perd sa boussole, sa raison, son centre de gravité, sa direction, et une grande partie de sa vérité. 

François Mitterrand, quoi qu'on pense de lui par ailleurs, aura été notre dernier président littéraire. On peut donc dater de 1995 le décès officiel de la France patrie littéraire. Vingt ans plus tard, on mesure les effets de ce divorce. Le désastre aura été très rapide, même si bien sûr les prémisses de cette catastrophe remontent aux années soixante. 

Jaime Semprun, dans son ironie féroce, est encore trop mou, ou trop optimiste. Il croit que les vieillards ne comprennent plus les jeunes gens, mais il n'a pas eu le temps de voir ce que nous constatons aujourd'hui : que ce ne sont pas seulement les vieillards qui ne comprennent plus les jeunes gens, mais que les vieillards ne se comprennent plus entre eux, et que les jeunes gens, quant à eux, n'espèrent même plus se comprendre, hormis par le truchement de la smilangue, cet ensemble de signes qui sont à la langue ce que le big mac est à la cuisine ou la pornographie à l'amour. J'ai eu, comme tous, j'imagine, l'occasion de me frotter à une authentique smilangue, cet été, et j'en ai retiré la certitude que les principales victimes de cette novlangue sont les jeunes eux-mêmes, qui ne se comprennent plus eux-mêmes. Et quand je dis "eux-mêmes", je ne veux pas dire qu'ils ne se comprennent plus entre eux, mais bien qu'ils ne se comprennent plus eux-mêmes. On les voit articuler des phrases dont ils ne comprennent pas le sens, ce qui a entre autre cette conséquence très amusante, qui est que s'ils répètent la même phrase, exactement la même, elle n'a bien souvent déjà plus le même sens qu'auparavant, à leurs oreilles. 

Il fallait un point d'ancrage extérieur à elle-même pour que la langue ne redevienne pas un simple instrument de communication, même pas efficace, il fallait un détour, il fallait une instance supérieure, donc une hiérarchisation acceptée et intégrée par tous, même d'une manière inconsciente. Quand l'Égalité devient le fin mot de tout, la langue ne peut que se dissoudre dans une poussière de langues. Et c'est à ce moment-là qu'on se rend compte de tout ce que tient la langue, de tout ce qu'elle fait tenir ensemble, et qui dépasse de très loin les seules nécessités de la communication. 

La langue littéraire n'est pas (seulement) un fixatif, elle est aussi et avant tout un irremplaçable lieu commun, une terre nourricière, vivante, désirable.


vendredi 19 août 2016

Savoir-vivre (ensemble)



Nous n'avons plus de langue commune, nous n'avons plus de culture commune, nous n'avons plus de mœurs communes. Chacun parle comme il veut, chacun s'habille comme il veut (à l'école, dans les administrations, dans les salles de spectacles, dans les églises, dans tous les lieux publics), il ne faut donc pas s'étonner que certains en profitent pour s'engouffrer dans la brèche ouverte par la "libéralisation des mœurs" qui est l'autre nom de la désagrégation sociale. Les codes vestimentaires musulmans sont des drapeaux et des symptômes, certes, mais ils ont pris la place qu'on voulait bien leur donner. Si les codes vestimentaires européens avaient subsisté (mais on pourrait en dire autant des manières de table, de courrier, de conversation, de toutes les "manières" (et de tous les codes)), ils auraient facilement barré la route (comme c'était encore le cas dans les années 60) à ceux qui nous viennent d'Afrique ou d'Arabie.

Les mœurs, voilà le point central, celui auquel on en revient toujours. Les "mal-élévés", les "sans-gêne", ce sont ceux qui ne savent pas s'adapter aux mœurs du pays dans lequel ils s'installent. Savoir s'adapter aux mœurs de l'endroit que l'on visite ou dans lequel on prétend vivre est la moindre des politesses et c'est ce qu'on nommait naguère le "savoir-vivre". Ce n'est pas de "vivr'ensemble" que nous avons besoin, c'est de savoir-vivre. (Il ne s'agit ni d'égalité, ni de droits, ni de lois, au sens strict, il s'agit de mœurs, de coutumes, de traditions, de civilisation.)

Il ne faudrait pas croire qu'il s'agit d'un sujet annexe, ou secondaire. C'est même tout le contraire. C'est parce que le savoir-vivre a disparu que des sans-gênes hystériques (et historiques) ont pu croire qu'ils avaient le droit de s'installer ici comme s'ils se trouvaient chez eux. Quand vos voisins ont commencé à mettre de la musique à fond sans se soucier de savoir s'ils vous dérangeaient, c'est à ce moment-là que quelque chose s'est cassé dans la mécanique urbaine et sociale française, et c'est à ce moment-là, comme par hasard, qu'on a commencé à croire qu'on pouvait "intégrer" des peuples, et non plus des individus. 

L'islam parle fort, toute la journée, toute l'année. Nous n'avons plus dans les oreilles et dans le regard que des signifiants musulmans. Il n'est plus question que de cela. Que ce soit à la plage, à l'église, dans la rue, à l'Assemblée nationale, à la télévision, à la radio, dans les journaux, sur Facebook, et même dans les conversations privées, cette question, ce bruit de fond, a pris toute la place. On en tombe du lit. Ah, ce sont les Libanais, qui doivent rire sous cape, en nous voyant nous prendre les pieds dans les burkinis, entre deux serviettes de plage ! Ils nous avaient pourtant prévenus, il y a fort longtemps.

mercredi 17 août 2016

La langue de chacun et celle de personne



La langue avait eu du mal à appartenir à tous, mais il fut une époque où c'était à peu près le cas, je m'en souviens. Puisqu'elle appartenait à tous, elle était notre bien commun, au même titre que nos paysages, nos églises, nos frontières et notre nourriture. Cela permettait de voyager d'une province à l'autre, d'une classe sociale à l'autre, d'une classe d'âge à l'autre, d'un niveau de langue à un autre niveau de langue, et de parvenir à se comprendre sans difficulté majeure, même s'il y avait des particularités qui signalaient les régions, les classes, les âges, les situations, et parfois marquaient des antagonismes souvent profonds et quelquefois violents entre ceux-ci. Les années 60 et 70, pour des raisons qu'il serait trop long d'énumérer ici, ont transformé notre rapport à la langue en profondeur. Celle-ci a cessé petit à petit d'appartenir à tous pour appartenir à chacun. Puisque la langue appartenait désormais à chacun, il était normal qu'elle soit privatisée, et, de privatisée à privée, il n'y a avait qu'un pas, qui est aujourd'hui franchi. Il n'y a donc aucune raison de s'étonner que d'une langue, la langue française, on soit passé à des langues. Même si le phénomène des langues régionales a joué un rôle dans cette transformation du paysage linguistique, ce n'est pas à elles que je pense. Je pense d'abord à la langue que chacun désormais s'est cru autorisé a aménager, à personnaliser, comme on le fait d'un appartement ou d'une voiture. Au fur et à mesure que la littérature cessait d'être une référence, la référence, chacun se bricolait dans son coin son petit français de poche, encouragé en cela par les dictionnaires qui, après avoir été normatifs devenaient descriptifs, et par l'École qui cessait de croire à sa mission jusqu'à s'effondrer complètement sur elle-même quarante ans plus tard. 

Quand un peuple (mais il faudrait aussi interroger ce singulier-là, et peut-être ce substantif-là) a des langues au lieu d'avoir une langue, il ne se comprend plus lui-même, et les individus qui composent ce peuple ne se comprennent plus les uns les autres. Nous en sommes là.

La démocratie numérique et ses zélotes assermentés ont bien entendu accéléré encore la tendance et a parachevé l'œuvre qui arrive aujourd'hui à son terme.

Vous prétendez lutter contre un ennemi qui vous assiège, mais vous n'avez plus pour ce faire la puissance et l'assurance que donne une langue commune. Vous mettez de nombreuses embarcations à la mer mais elles ont toutes un trou béant dans la coque. Toutes ces voix qui s'élèvent ici et là sont des miettes de pain qui seront mangées avant que vous ne trouviez votre chemin. 

dimanche 31 juillet 2016

L'amour



Elle parle d'amour toute la journée. Elle dit : j'aime, je suis amoureuse, mon amour, mon chéri, je t'aime, je ne suis qu'amour, etc. 

On l'entend ne pas s'entendre. On l'entend très clairement parler de quelque chose qu'elle aimerait connaître. On entend son désespoir de ne pas aimer. On entend une sorte de folie très ordinaire. 

On entend le vide, la peur, l'espoir, on entend une psalmodie, une récitation, une prière. 

On n'entend rien.

vendredi 29 juillet 2016

Le prénom



CORA. Je suis à la caisse. Comme d'habitude, je regarde le nom de l'hôtesse de caisse, nom qui est inscrit sur sa poitrine, à droite. Ces prénoms me passionnent.

Mais la jeune femme a les cheveux longs, qui tombent sur sa poitrine, masquant à demi le prénom, et je suis myope. Je me penche très légèrement en avant pour parvenir à lire. À ce moment-là, mon regard croise celui de la caissière et je me mets à rougir, car je comprends instantanément à son coup d'œil qu'elle pense que je reluque ses seins.

Je ne vais tout de même pas me justifier. Je reste donc avec une honte qui n'a d'autre objet que l'intention que cette jeune femme a cru déceler dans mon geste.


***


CORA. Je suis à la caisse. Comme d'habitude, je regarde les seins de l'hôtesse de caisse.

Mais la jeune femme, qui porte les cheveux longs, a un nom inscrit sur sa poitrine, sans doute le sien. Je me penche très légèrement en avant pour parvenir à mieux voir ses seins. À ce moment-là, mon regard croise celui de la caissière et je me mets à rougir, car je comprends instantanément à son coup d'œil qu'elle pense que je veux connaître son prénom.

Je ne vais tout de même pas me justifier. Je reste donc avec une honte qui n'a d'autre objet que l'intention que cette jeune femme a cru déceler dans mon geste : connaître son prénom.

vendredi 1 juillet 2016

30 CH



Je lis de plus en plus souvent le mot "audiophile", dans des commentaires ou même des textes sur la musique. Comment en est-on arrivé à substituer au classique "mélomane" ce terme absurde d'"audiophile" ? L'audiophile est celui qui aime le son. Le son n'est évidemment pas la musique, pas plus que les mots et les phrases ne sont la littérature.

Eh si, justement ! Aujourd'hui, la musique, c'est du son, c'est "le son". Le son c'est de la musique, si l'on veut, mais une musique d'où est absente sa composante fondamentale : la pensée. Il est donc tout à fait logique que l'on nous parle désormais des "audiophiles", en lieu et place des mélomanes qui, il faut bien le dire, se font si rares qu'ils n'ont même plus une station de radio qui leur est dévolue.

De mon temps, les "audiophiles" étaient ces gens un peu ridicules qui dépensaient des fortunes dans du matériel audio de très haute qualité. Je m'en souviens parfaitement, car un de mes frères ainés était de ceux-là. Plus ils faisaient attention à la qualité du son, ces audiophiles, moins ils écoutaient… la musique. Il s'agit là typiquement d'une perversion. On perd de vue (d'ouïe) la substance de la musique, pour n'en conserver que l'enveloppe.

Mais les choses ont tellement évolué qu'on ne doit même plus comprendre ce dont je parle. J'ai eu hier, sur Facebook, une discussion tout à fait hallucinante avec une dame qui me parlait du pianiste Polnareff, et qui voulait à tout prix me persuader que celui-ci donnait des concerts, « de la même manière qu'une Callas ou qu'une Montserrat Caballé »… Quand les mots perdent à ce point leur sens, il n'y a plus de conversation possible.

Un berger, j'imagine, aime sans doute beaucoup le son qui l'entoure, quand il mène ses bêtes dans les pâturages ; et je ne peux que lui donner raison. Les sons de la nature sont la plupart du temps très beaux, mais la musique c'est autre chose, puisqu'il s'agit d'une construction humaine. Qui dit construction dit pensée, dit composition (au sens strict : poser avec, à côté, mettre des sons en rapport les uns avec les autres, et de ces rapports, tirer un sens, un langage, des images). Qui dit composition dit donc relations. Si vous ne savez pas mettre des sons (et des sens) en relation les uns avec les autres, vous ne savez pas composer, de la même manière que si vous savez pas mettre des phrases (et des sens) en relation les unes avec les autres, vous ne savez pas écrire. Peu importe le son, peu importent les mots, dans un premier temps c'est le sens qui importe. Qu'il existe une composante hédoniste dans la musique est indéniable. On peut parfaitement prendre du plaisir, un plaisir passif, à la beauté des sons, des accords, des timbres instrumentaux, des dynamiques, mais l'on sait bien, et le compositeur le tout premier, que l'essentiel n'est pas là. Pour la beauté des sons, encore une fois, point n'est besoin d'instruments ni de compositeur, la nature pourvoit à notre bonheur. Seulement elle parle dans un langage qui n'est pas le nôtre — et c'est là son principal attrait. 

Le force de la musique, c'est qu'elle exige de nous une volonté. Être entouré de la plus belle musique du monde ne sert à rien si vous n'avez pas la volonté de l'écouter, puis de l'entendre. Elle ne se donnera pas à vous si vous ne faites pas l'effort d'aller vers elle. On dit en général qu'il faut une dizaine d'années pour faire un instrumentiste accompli (je pense qu'il faut beaucoup plus, mais peu importe), mais je suis certain qu'une vie ne suffit pas à faire de quelqu'un un écouteur de musique accompli. Heureusement, nous vivons plusieurs vies, grâce à une chose fondamentale dont tous cherchent aujourd'hui à nous débarrasser : l'héritage. Le goût et les aptitudes se déposent lentement dans la généalogie d'un individu. Ça laisse des traces… Il n'y a pas d'art possible dans un monde de la table rase. La volonté est nécessaire mais pas suffisante, il lui faut encore un terrain sur lequel s'inscrire, et ce terrain, ce sont les traces laissées par notre ascendance. 

Le son n'est donc qu'un vecteur. Il peut être vivant ou il peut être mort. La musique est l'art qui rend les sons vivants, elle s'adresse donc à des êtres vivants, qui restent vivants malgré la très puissante injonction incessante à être mort. Conduisez-vous comme des morts, aimez comme des morts, votez comme des morts, vivez comme des morts. La variété, la chanson, le rock, la pop-music, le rap, la techno sont des choses mortes qui s'adressent à des morts qui s'ignorent. Et la mort s'étend sur le paysage… Parfois, ici ou là, on en voit un qui se réveille, qui se frotte les yeux, et qui ne comprend pas ce qu'il voit. Il se sent un peu seul…

mercredi 29 juin 2016

S'exprimer



Existez-vous ? C'est une question de pure forme car si vous me répondez c'est que vous n'existez pas. Avez-vous déjà essayé de vous exprimer, de sortir quelque chose de vous, donc ? L'expression est-elle le contraire de l'impression ?

On pourrait se demander si, pour s'exprimer pleinement, il ne faudrait pas justement ne pas exister. Imaginez la liberté inouïe de qui s'exprimerait sans exister ! La tentative de celui qui existe et qui pourtant veut s'exprimer est vouée à l'échec. Il sera toujours retenu à droite, à gauche, par Untel, par l'amour, par le sentiment de culpabilité, par le passé, par le présent, par le poids des solidarités de classes, professionnelles, raciales, générationnelles, sexuelles, par la peur, par le côté fascisant de la langue commune. Non, croyez-moi, il vaut bien mieux de pas exister. Ou le moins possible.

C'est la raison pour laquelle ceux qui existent ne savent pas s'exprimer, tout occupés qu'ils sont à exister. Quand un écrivain — je veux dire un véritable écrivain — vous donne rendez-vous dans un café parisien, vous pouvez bien entendu vous y rendre, mais il ne faut pas que vous espériez le rencontrer. Celui que vous verrez attablé devant un verre de blanc ne sera au mieux que son double social, son avatar médiatique pâle et stéréotypé, un pauvre type envoyé là en mission et qui ne sait pas pourquoi. Du vide enveloppé de chair, sentant le vin et parlant trop fort. Il vous dira immédiatement combien il existe, combien il est vivant, réel, et cela provoquera en vous comme un haut-le-cœur, comme une envie brutale de vous enfuir et d'aller vomir aux toilettes. Mais vous ne laisserez rien paraître. Vous échangerez avec lui des compliments, des commentaires, des opinions, des critiques feutrées, vous le flatterez, vous lui donnerez l'impression qu'il est là autant que dans ses livres et il fera d'autant plus attention à vous qu'il vous méprisera. Vous remarquerez qu'il a les ongles un peu longs, qu'il a un tic de langage agaçant, vous noterez qu'en vous parlant il jette des regards à la femme assise à gauche, qui, elle, l'ignore complètement. Il vous parlera de son chat. Il vous laissera payer l'addition. Déjà, vous voyez, à ses yeux qui clignent un peu trop, qu'il pense à son prochain rendez-vous et qu'il vous reproche mentalement d'être là. Vous vous en voudrez d'avoir cédé à ce désir idiot, même pas le vôtre, de le rencontrer. Le rencontrer pour quoi ? La chose vous paraît maintenant d'une stupidité rare. À votre âge ! Si au moins il était homosexuel… Mais non, il est banalement hétéro, catholique, un peu fané, un peu gras, la peau luisante. Et voilà qu'en plus il allume une cigarette.

Il vous vient à l'esprit les grandes dégoulinades du scherzo en ut dièse de Chopin. Vous ne savez pas pourquoi elles vous font tout à coup penser à ces rideaux en perles de plastique, aux portes des maisons dans le midi. Mais il est temps de prendre congé. Il retrouve un peu de gaieté, enfin. Vous n'aurez évidemment rien appris d'intéressant sur ses livres, mais vous pourrez raconter une ou deux anecdotes à votre petite amie qui vous a bien sûr poussé à le rencontrer. Au revoir, merci. Vite, le métro. La vraie vie. Alors ? Oh, tu sais, un type banal, en somme. Banal ? Comment ça, banal ? Je le savais, tu n'as pas su le faire parler, lui donner envie de s'exprimer. Mais tu n'avais qu'à y aller, toi, tu aurais sûrement su lui donner envie de s'exprimer ! C'est toi qui voulais que je le rencontre, moi je n'en avais pas envie. Tu m'énerves. Tu gâches toutes tes chances ! Des chances de quoi ? Allez, vas-y, dis-moi, des chances de quoi ? Tu es un raté. Et toi une midinette, une rêveuse, tu aurais dû te mettre avec quelqu'un de célèbre. Tu es un raté et tu me fais chier. Elle va pleurer dans la chambre. Il allume la télé.

Eh bien, en voilà de l'expression ! Voilà comment de vrais gens s'expriment dans la vraie vie. Cette idiote voudrait que leur vie soit un peu plus littéraire, mais elle ne comprend rien à la littérature. Comment peut-on concilier la littérature avec le fait d'aller chier tous les matins après le petit déjeuner, je vous pose la question. Elle lui parle de ressenti, mais elle est constipée. Je me demande d'ailleurs si ceux qui parlent de "ressenti" ne sont pas tous constipés, ce qui expliquerait qu'ils insistent sur ce qu'ils ressentent : ils ont le temps d'y penser. Elle a dit : « Tu me fais chier ! » Mais non, justement. On ne peut pas dire qu'il y réussisse. Il se demande si son amie ne préférerait pas vivre avec un homosexuel. Finalement. Tout bien considéré. Elle existe drôlement, n'empêche ! Elle existe suffisamment pour lui donner envie de ne pas s'exprimer devant elle. À sa manière, lui aussi est constipé. Il passe beaucoup de temps aux toilettes, avec des livres. Quand il est aux toilettes avec un livre, il pense qu'il n'existe pas, et ça le soulage terriblement. Mais il y a toujours un moment où elle vient tambouriner à la porte des toilettes en lui disant : « T'es mort ? » Et ça la fait rire. Il répond oui, machinalement, mais il se dit : « Oh oui, si je pouvais être mort, au moins quelques minutes par jour ! » Quand elle lui a dit qu'il était "un raté", il a pensé que ceux qui réussissent leur vie se laissent mourir à de certains moments, sans que personne ne s'en aperçoive. Lui ne sait pas faire ça. Elle a raison, il rate tout. Quand il veut s'exprimer, c'est un ratage complet, à chaque fois. Même lui ne comprend pas ce qu'il est en train de dire. Surtout lui. Les autres semblent comprendre, ou alors font semblant. Et quand par miracle il trouve les mots exacts pour dire ce qu'il a sur le cœur, tout le monde le regarde avec de gros yeux de poisson mort. La seule personne qui le comprendrait correctement serait son chien s'il en avait un. Il a emménagé avec son amie parce qu'il pensait que ce serait comme d'avoir un chien, mais il se rend compte que ce n'est pas du tout pareil. Ah non, alors, pas du tout ! Les chiens ne vous envoient pas rencontrer un écrivain. Ils vous accompagnent, ça oui, mais ce n'est pas pareil. Les chiens vous permettent de draguer au square et ils ne vous traitent pas de "raté". Ils ne veulent pas d'enfants. Ils ne tiennent pas absolument à partir en vacances. Ils ne vous parlent pas du dernier film qu'ils n'ont d'ailleurs pas vu et surtout ils ne parlent pas de leur ressenti. Ils existent, leur existence réchauffe la vôtre, et c'est tout. 

vendredi 24 juin 2016

Pour en finir avec la Fête de la musique



Allez signer la pétition contre la Fête de la musique !


Pour en finir avec la Fête de la Musique

La Fête de la musique, le 21 juin de chaque année, est sans aucun doute l'une des nuisances les plus graves que les Français (et les Européens) ont à supporter depuis trente-quatre ans. La musique a besoin de silence, elle n'a pas besoin de fête, et surtout pas de cette "fête" sale, bruyante et laide, qui à elle seule illustre parfaitement la prolétarisation et l'orwellisation effrénées de notre société. Que ce beau mot de "musique" ait changé de sens à ce point et qu'en son nom soit commis chaque année cet attentat contre la tranquillité, le silence, la quiétude, et l'urbanité, montre assez dans quel état d'hébétude et d'imbécillité est tombé le peuple de France, qui tambourine quand on lui dit de tambouriner, qui s'agite quand on lui demande de s'agiter, qui agresse sans vergogne ceux qui ne sont pas assez veules et soumis pour marcher à la baguette. Quelle humiliation, cette atroce journée des incivilités encouragées et du débraillé subventionné qui porte le nom du plus noble de tous les arts, quelle démonstration du mépris de notre civilisation et du sens que de faire d'une apothéose du bruit une "fête de la musique" ! 
Nous demandons à ce que soit mis fin au plus tôt à ce que Philippe Muray a si bien décrit dans ses ouvrages, le festivisme débile, encouragé par une classe politique qui veut avant tout avilir et ridiculiser ceux à qui elle devrait au contraire proposer la beauté et la culture. Si la chose pouvait à la rigueur se concevoir en 1981, ce dont pour notre part nous doutons fort, il est parfaitement clair qu'aujourd'hui cette manifestation a perdu le peu de sens qu'elle pouvait avoir à l'époque. C'est le contraire dont nous avons besoin. Nous avons besoin de calme, de sérénité, de silence, ce silence qui est désormais tellement rare qu'il est devenu l'un des biens les plus précieux de l'humanité, au même titre mais plus encore que la nuit qui elle aussi a pratiquement disparu. Nous demandons donc qu'à la place de la "fête de la musique" soit instituée en France une journée du Silence, journée durant laquelle le bruit ambiant devra être divisé au moins par deux, journée durant laquelle il sera loisible à chacun de constater que beaucoup de maux (sociaux, par exemple) sont exacerbés par le bruit, que le bruit est une des pollutions les plus graves et les plus insidieuses qui soient, et sans aucun doute une de plus sous-estimées. Le bruit rend fou, littéralement fou.
La musique, c'est comme la tolérance, il y a des maisons pour cela. Le 21 juin, célébrons l'étant plutôt que l'été. Un gouvernement courageux et responsable s'honorerait de prendre une mesure de salubrité publique qui soulagerait énormément de Français, et d'abord parmi les plus faibles.

dimanche 19 juin 2016

Écho



POURQUOI pleures-tu ? Parce que j'ai un mouchoir. On va en rester là pour aujourd'hui, me dit-il. Ça tombe bien, je n'ai plus rien à dire. Allons sur Youtube… Oui, oui, c'est ça, allons-y, allons-y. Tu me fatigues, tu sais ? Ah ça, pour le savoir je le sais ! Je suis ta fatigue. TA FATIGUE ! ne crie pas comme ça, je ne suis pas sourd. Oh si, tu es sourd… Quand tu veux. Pourquoi parle-t-il de Youtube ? Quel con ! Il se prend pour mon psy ou quoi ? Youtube, Itube, Hetube, faut quand-même être con pour parler anglais alors qu'il est si simple de parler français sans tituber ! Non mais tu t'entends parler ? Eh non, justement, c'est ça le problème : je ne m'entends pas. Personne ne s'entend. On peut s'écouter parler, mais s'entendre, c'est une autre histoire. S'entendre parler c'est se faire entuber sans but. Quelle fatigue, les autres. Ils se mouchent sur vous. Tu connais Écho ? Si je connais Écho ? Mais je ne connais qu'elle, mon pauvre ami ! Je parle de la nymphe. Moi aussi je parle de la nymphe, qu'est-ce que tu crois ! Ses lèvres, grand con, qui s'ouvrent comme un œil aveugle, dans lequel disparaît le monde, le son, l'autre, une orbite creuse creusée dans le vague d'un désir infini, un œil qui pleure sans cesse, un œil incontinent, un continent de regard infini, mouillé, larmoyant, désarmé, incapable de dire, de voir, de saisir, de reconnaître, un œil qui pisse la vie sourde et liquide, la vie de l'image en écho liquide et salé. Longtemps je me suis mouché de travers. J'ai la cloison déviante, le tube qui titube et enjambe, j'entends tout ce qui se passe de l'autre côté, c'est comme ça, c'est de naissance. Y a de l'écho dans l'alarme. Elle me prend les narines, cette nana, toujours à la ramener à soi. Tu t'entends ? Tu entends comme tu me parles ? Mais je ne te parle pas, je parle à travers et à tort-toi. Il faudrait te mettre en maison de redressement ; t'es vraiment tordu comme mec ! Je veux bien chercher une aiguille dans une meute de foin, mais pas marcher avec le troupeau. Le troupeau n'entendra jamais "geste-à-peau", il entendra toujours Gestapo, il se ruera toujours sur l'effigie du monstre, sur le totem, il faut le piquer, le troupeau, enlève ta main de ma joue, je n'ai pas envie d'être giflée. Comme ça tu saurais pourquoi tu pleures… Larme à gauche, gifle à droite. Fasciste ! Connasse ! Tu te complais dans ton étang. J'ai désappris à nager. Fatigue ! Je titube… Je m'allonge… J'entends double… Du bout des lèvres, j'embrasse la nymphe, et je m'endors. Je manque d'être et de musique. 

dimanche 12 juin 2016

Noir Caca



— Comment, vous ne parlez pas de Noir Caca, Georges ?

— Ah non, excusez-moi, j'étais occupé ailleurs.

— Vous n'allez pas vous en tirer comme ça. On dit que c'est l'événement du siècle.

— Ah ? De quel siècle parlez-vous ?

— Mais du siècle de Laurent Ruquier, enfin !

— Ah oui, pardon, j'avais oublié.

— Dites-donc, vous êtes très distrait !

— Dis-donc, Trou-du-cul, tu sais à qui tu parles ?

— Oui, à un obscur blogueur réactionnaire et atrabilaire qui croit au Père Noël et à la Résurrection des corps.

— Vous êtes bien renseigné !

— Nous travaillons nos dossiers.

— Le pont de l'Alma, c'est bien par là ?

— On vous voit venir avec vos gros sabots…

— Non, je vous demande ça, parce que j'ai entendu un très beau Lied à la radio, tout à l'heure et…

— Oui, mais Noir Caca ?

— Ah oui, c'est vrai. En même temps, je ne suis pas sûr que Pierre Bourdieu…

— Commencez pas avec vos digressions !

— Bon bon bon. Alors, je vais vous dire… Noir Caca, c'est tout à fait merveilleux.

— Comment ça, "merveilleux" ? Vous faites dans le paradoxe ?

— Pas du tout. Noir Caca, c'est le merveilleux de l'époque, c'est le conte de fées chez les ploucs. T'as des poilus en décomposition ? T'en fais de l'art de rue. C'est même pas méchant, ni transgressif, ni blasphématoire, c'est seulement la crotte du petit sur la commode Louis XV de la belle-mère. C'est juste qu'on l'a posée là en attendant de faire autre chose et qu'on l'a oubliée dans son sac plastique. Ça pue, mais c'est naturel. La Grande Guerre, excusez-moi, mais pour nos contemporains, elle n'a tout simplement pas existé, puisque n'existe que ce qui s'est passé hier matin, à la rigueur la semaine dernière. Tu leur parlerais par exemple de 1913 aux Théâtre des Champs-Élysées, ou d'un match de tennis sur une musique de Claude Debussy, ou même de la Commune, tiens, ils te regarderaient avec une stupeur non feinte. Noir Caca est parfaitement adapté à la politique de François Hollande. Il a raison, François Hollande, il a du nez. Verdun, c'est de la salade bio ?

— Oui, enfin, n'exagérez pas, tout de même, il ne s'agissait que de sensibiliser les jeunes à la bêtise de la guerre et à la réconciliation franco-allemande ! 

— Mais arrêtez un peu vos sornettes ! Vous croyez donc vraiment qu'il y aurait besoin de "sensibiliser les jeunes à la bêtise de la guerre" ? Non mais vous vous entendez parler ? À quoi a-t-on réussi à les "sensibiliser", les jeunes, pour rependre votre misérable vocabulaire de propagandiste à la retraite, sinon à l'imbécilité de la guerre, à l'inutilité de la guerre, à l'ignoble stupidité de la guerre, à la monstruosité de la guerre ? Quant à la réconciliation, qu'elle soit franco-allemande ou tout ce que vous voulez, c'est encore pire. Mais vos jeunes, là, vos satanés jeunes, ils ne veulent que ça, être réconciliés, avec eux-mêmes, avec le genre humain, avec les animaux, avec les plantes, et même avec les minéraux, ils ne veulent être l'ennemi de personne, ils ne veulent être haïs par personne, ils ne comprennent même plus ce que c'est qu'un ennemi ! Et puis de toute manière, quelle différence entre un Allemand et un Français, hein ? Ils aiment tous les deux le foot, ils ont de grosses bagnoles tous les deux, ils écoutent la même musique, ils sont aussi cons l'un que l'autre, aussi trouillard l'un que l'autre, aussi aveugle et sourd l'un que l'autre, ils ont aussi mauvais goût l'un que l'autre, ils sont aussi déculturés l'un que l'autre, ils parlent le même genre de langue et ils mangent la même chose. Et vous voudriez qu'ils se fassent la guerre ? La guerre, de toute façon, plus personne ne sait de quoi il s'agit. Vous en connaissez, vous, des jeunes qui lisent de récits de guerre ? Évidemment, je parle des Kevin, pas des Mouloud — je dis ça parce que je sais ce que vous allez me rétorquer ! "Ennemi" et "guerre" sont des mots dont ils ne comprennent pas le sens, sauf dans un jeu vidéo ou dans le sport, cet ersatz pourri de batailles militaires. Vous connaissez les films de Michael Haneke ? Voilà où est passée la violence. Elle s'est retournée contre soi-même, comme toujours, quand elle ne trouve pas à s'employer utilement. Quand le monde devient un immense terrain de jeu pour enfants, la violence immémoriale des humains se retourne contre la société dont ils sont issus, contre la famille dont ils sont issus, contre les voisins, contre les proches, contre eux-mêmes. Pas d'ennemi, cela signifie que chacun est l'ennemi de chacun. Avant on allait se faire trancher la gorge à l'autre bout du monde ; maintenant, on trouve ça au coin de la rue. C'est ça le mondialisme. 

— Nous nous éloignons un peu du sujet, Georges !

— Pas du tout. L'ennemi, c'est le fondement de ma philosophie.

— Oui, peut-être, mais moi je vous parlais de Noir Caca et de Verdun.

— Ça vous intéresse vraiment ?

— Je suis là pour ça.

— Vous m'emmerdez, j'ai d'autres chats à fouetter.

— Oui, on sait, vos petits machins qui n'intéressent personne.

— Qu'ils n'intéressent personne fait qu'ils me passionnent.

— Ça, on s'en serait douté…

— Écoutez, mon petit monsieur, si je ne m'intéresse pas à mes petits machins, qui s'y intéressera ? Vous venez me faire suer avec vos histoires de Grande Guerre et de merdeux qui dansent sur des tombes, que voulez-vous que je vous dise, que ça me passionne ? Adressez-vous à Philippe Muray, si vous voulez savoir qu'en penser.

— Il est mort.

— M'étonne pas de lui ! Eh bien moi je suis encore vivant et je vais encore vous emmerder pendant un petit moment. 

mercredi 8 juin 2016

Bérangère et les valeurs sûres



Elle me dit : « Ah mais je ne suis pas du tout d'accord ! » Il ne s'agit pas d'être d'accord ou pas d'accord, il s'agit de parler français.


J'adore quand des bien-pensants, sur Facebook ou ailleurs, parlent de "sites d'extrême-droite" qui délivrent des nouvelles qu'ils (les bien-pensants) ne voient nulle part ailleurs. Des nouvelles qu'on ne voit nulle part sont forcément suspectes, pour ces gens-là, qui s'abreuvent sans doute à la télévision, à Libé ou dans les journaux de référence.

Il m'est arrivé à de nombreuses reprises de faire de la "réinformation", c'est-à-dire de diffuser de ces nouvelles que les "grands médias" ne trouvaient pas assez nobles pour être communiquées aux Français, et, à de nombreuses reprises, on m'a fait ce même reproche : « Mais votre truc, là, vous le tenez d'un site d'extrême-droite ! » Eh, est-ce de ma faute, moi, si les sites "non d'extrême-droite" ne veulent pas en parler ? Sans compter que très souvent, c'est simplement faux. En fait de "sites d'extrême-droite", il s'agissait seulement de sites qui se contentent de diffuser des informations trouvées dans… la presse régionale. Bon, et puis même si c'est un site vraiment d'extrême-droite, est-ce pour cela que l'information est fausse ? Je ne vais pas reprendre le vieux cliché, mais tout de même, si Adolf Hitler dit qu'il fait beau un jour de grand beau temps, va-t-on s'empêcher de dire la même chose que lui au prétexte que c'est lui qui l'a dit (à condition de bien vouloir considérer que "l'extrême-droite" est forcément hitlérienne, ou qu'Hitler était d'extrême-droite, ce qui est  discutable…) ? Je sais, il est désagréable de dire la même chose qu'un con, par exemple, ou qu'un salaud, mais avouez que ça arrive ! 

Mais quel admirable système, quand on y pense ! Une nouvelle vraiment nouvelle, c'est-à-dire qui n'a pas ce caractère de marronnier insipide, une nouvelle qui n'intéresse pas (seulement) le Paris du onzième arrondissement, ou du Marais, est tout simplement une non-nouvelle que seuls des sites forcément louches peuvent avoir le culot de communiquer à leurs lecteurs. Et si, en plus, il s'agit d'une information qui a un caractère de mauvaise-nouvelle, c'est-à-dire qui contredit la doxa du Parti dévot (la Gauche divine), c'est non pasaran. Une nouvelle idéologiquement désagréable n'est PAS une nouvelle, elle est donc forcément suspecte, et, dès lors, attribuée à "L'EXTRÊME-DROITE", puisque la seule chose dont il convient de se méfier réellement, en régime dévot, c'est L'EXTRÊME-DROITE. Votre nouvelle est donc automatiquement décrédibilisée, suspecte, ce qui permet de s'en débarrasser sans ambages. En fait, l'idéologie se débarrasse de ce qui pourrait la gêner en prenant le prétexte de l'idéologie ; joli tour de passe-passe. Le "doutuparle" poussé au paroxysme, ça donne un monde où plus personne ne parle vraiment. 

On pourrait a contrario penser qu'une nouvelle qu'on ne voit nulle part ailleurs est une nouvelle brûlante, qui dérange, qui inquiète, et qu'il y a donc lieu de révéler… Mais ça, c'était avant, avant que le gauchisme ne s'institutionnalise et que l'idéologie remplace la politique et la recherche du sens, avant que prendre des vessies pour des lanternes soit devenu le réflexe conditionné qui vous sauve de l'infâme et de la mauvaise réputation.


Toutes les querelles, non, j'exagère, pas toutes, mais la très grande majorité, disons 97% des querelles sont des disputes crées presque entièrement par le langage, par le(s) défaut(s) de langue, par l'incommunicabilité, par la difficulté énorme qu'ont les gens, de plus en plus, à se comprendre entre eux, et même… eux-mêmes. Je vérifie ça dix fois par jour et cinquante fois par semaine. 


Le droit du sol (blanc) sera supprimé, et remplacé par le droit du sol dièse (noir). Ah, merde, c'est pas ce qui était prévu !


B. : « Mais enfin, on peut pas faire de différence, tous les métiers se valent ! »
Moi : « Ah bon ? Allez demander ça à un ouvrier à la chaîne ! »
B. : « Je suis désolée, mais tous les métiers se valent ! »


Les clichés souvent parlent à notre place, c'est plus fort que nous. Le dentiste te demande ce que tu lis. Tu lui réponds. Il réplique : « C'est une valeur sûre. » Et là, tu t'entends répondre que « le nouveau roman a tout de même mal vieilli. » Mais pourquoi je dis ça, moi ? Ce n'est pas du tout ce que je pense ! Ou plutôt si, je le pense un peu, mais, en l'occurrence, ce roman-là, celui que j'avais dans son cabinet, je ne trouvais pas qu'il avait tellement vieilli, et même, en un sens, pas du tout. Et d'ailleurs, est-ce que je le pense tout court ? Rien n'est moins sûr. De toute façon, on a du mal, aujourd'hui, un demi-siècle après, à savoir exactement ce qu'est le nouveau roman. Mais, certes, Robbe-Grillet, et ce Robbe-Grillet-là (La Jalousie), en particulier, c'est indéniablement du nouveau roman. Alors pourquoi ai-je répondu ça ? Pourquoi ça a répondu cela, à travers moi ? Sans doute parce que, pris de court ("valeur sûre" ?), je n'ai pas su quoi répondre. La "valeur sûre" m'a déstabilisé, c'est vrai. Valeur sûre, Robbe-Grillet ? Comment ça, valeur sûre ? J'aurais eu un Stendhal, un Flaubert, un Balzac, un Chateaubriand (encore que là, il n'aurait sans doute pas parlé de "valeur sûre" (ou peut-être que si ?)), voire un Simenon, un Racine, un Proust, un Pascal, bon, j'aurais entendu « une valeur sûre » sans me démonter ; je ne sais pas ce que j'aurais répondu mais je ne me serais pas démonté. Bon, je n'ai pas su quoi répondre, d'accord, mais ça n'explique pourtant pas pourquoi ce cliché m'est venu aux lèvres. (Et d'ailleurs, tiens, aurait-il dit la même chose de Duras, Claude Simon, Robert Pinget, ou même Nathalie Sarraute ? Sont-ce des "valeurs sûres" ? Non, il a bien dit cela en voyant un livre de Robbe-Grillet (chez Robbe-Grillet, La Jalousie est sans doute un de ses plus fameux romans, c'est vrai (est-ce que cela veut dire qu'il ne connaît que ce roman-là de Robbe-Grillet ? (Aurait-il pu dire la même chose des Gommes ?))). Tout de même, Robbe-Grillet n'est pas le plus célèbre auteur de ce qu'il est convenu d'appeler nouveau roman (enfin si, mais seulement pour les amateurs de nouveau-roman) ! Robbe-Grillet, lecture de dentiste ? Pourquoi pas, en somme, mais si vraiment il lit Robbe-Grillet, que lit-il à côté de Robbe-Grillet ? (Beckett, Duras, c'est possible, Pinget, Butor, c'est déjà moins probable…Claude Ollier, non, quand-même pas… (Au fait, Perec est-il un auteur de nouveau-roman ?))) Pourquoi un cliché nous vient aux lèvres, ou plus exactement, pourquoi tel cliché nous vient aux lèvres en telle occurrence ? [Valeur sûre => vieillir…] Il semblerait que j'aie voulu (un peu sottement) le contredire, mais le contredire sans le contredire. Oui, il s'agit bien d'une valeur sûre, je suis d'accord avec vous, mais tout de même, une de ces valeurs sûres qui sont susceptibles de vieillir ? Mais une valeur sûre peut-elle justement vieillir ? Une valeur sûre, c'est un classique, en somme, et un classique, chacun sait que ça ne se démode jamais. En même temps, dire d'un "nouveau roman" que c'est "un classique" est peut-être un peu osé (non, pas forcément, un genre qui en son temps a voulu être neuf (même radicalement) ne peut pas prétendre l'être un demi-siècle après (mais il n'est pas non plus certain qu'il ne puisse pas le rester, après tout)). Je suis d'accord avec vous mais pas complètement. D'ici à penser que je ne l'ai pas pris tout à fait au sérieux, il n'y a qu'un pas. (J'avais déjà remarqué, au premier rendez-vous, que ce dentiste semblait s'intéresser à ce que je lisais : j'avais donc en moi plus ou moins consciemment le sentiment qu'il s'agissait d'un dentiste "littéraire". Mais précisément, cette manière de sembler s'intéresser à ce que lit son patient (la première fois, je crois que j'avais avec moi les Récits de la Kolima) n'est-elle pas un peu démonstrative, un peu trop pour être authentique ? Est-ce d'une pose qu'il s'agit ? (Quand deux êtres se parlent, ils échangent des mensonges. Pas des mensonges purs, des mensonges 100% mensongers, mais pas non plus de vérités 100% vraies. La vérité se fraie un chemin à travers le mensonge, toujours ; elle s'en détache, plus ou moins nettement, elle vient à la surface pour respirer, avant de repartir dans les profondeurs, qui sont peut-être sa véritable demeure. Heureusement que la vérité n'a pas de branchies !) Et, s'il s'agit d'une pose, s'agit-il d'une pose qu'on pourrait qualifier de "réactive" (on peut imaginer qu'il existe deux sortes (au moins) de poses : la première, de premier degré, consiste à vouloir simplement donner une certaine image de soi ; la seconde, qui n'agit qu'en réaction à l'image donnée par la personne qui nous fait face, consiste à se rebeller contre une supposée discrimination : vous êtes un littéraire, vous (valeur qui, jusqu'à il y a peu, était encore intériorisée, au moins par les gens qui ont au minimum mon âge, comme positive), je vais donc vous (dé)montrer que je le suis (au moins autant que vous)) ? Est-ce que c'est cette impression-là qui m'a conduit à réagir à l'aide d'un cliché, et d'un cliché qui, en plus, ne dit pas ce que je pense (car il est également possible de s'enrôler sous la bannière d'un cliché qui nous correspond) ? J'aurais ainsi inconsciemment réagi par un semi-mensonge (le cliché) à un autre semi-mensonge (la pose réactive) ? 



La jalousie a vieilli en moi. Elle s'y est épuisée. Ou alors elle est tellement et profondément enfouie, comme la vérité, que je n'en possède qu'un souvenir un peu fatigué. Mais qui sait, peut-être n'est-elle endormie que pour mieux se réveiller, plus vivace et dangereuse que jamais. Pour l'instant, du moins, elle est comme ce mari qui voit tout mais qu'on ne voit jamais, qui décrit ce qu'il voit, et ce qu'il voit c'est son absence à lui, et la place démesurée que prend l'autre à la fois dans les signes émis par sa femme et les signes auxquels elle est sensible. La jalousie fait plus mal qu'une dent arrachée, elle m'a terrorisé, quand j'étais plus jeune. 

mardi 24 mai 2016

Au fur et à mesure



Pourquoi (et comment) le temps passe-t-il ? A-t-il besoin de nous pour passer ? Il semblerait bien que non — même si la chose ne nous arrange pas vraiment —, car nous ne sommes là que depuis peu, alors que l'univers (et donc le temps) sont à peu près sept mille fois plus anciens que nous. L'espace-temps est une entité qui n'est pas elle-même temporelle. Il est statique, amorphe, sans motricité, là depuis toujours, et il est donc très difficile d'expliquer le passage du temps. Einstein affirme que chaque observateur suit sa propre ligne d'univers, se déplace dans l'espace-temps, et c'est sa propre motricité (celle de l'observateur) qui crée l'impression qu'il a que le temps passe. Ce qui est présent pour moi n'est pas forcément présent pour un autre observateur, c'est une donnée locale. Quand je suis assis dans un train et que je regarde par la fenêtre le paysage défiler, le paysage ne défile pas, c'est moi qui défile, ou plutôt, c'est le train dans lequel je suis assis qui défile, me donnant l'impression que le paysage "défile". Le paysage existe bel et bien à l'endroit où je ne me trouve pas encore. Tous les endroits du paysage, qui pour moi, observateur, ne seront que durant une fraction de seconde, sont là, avant et après que je les voie, ils co-existent dans l'espace-temps. Leur présence (à moi), leur présent (à moi), n'a pas plus de réalité que le paysage du passé, ou que le paysage du futur. Tous les éléments de l'"univers-bloc" existent, mais on ne les découvre que pas à pas, moment après moment, au rythme de son propre parcours dans l'espace-temps. La réalité est une partition de musique. Toutes les notes sont écrites, sont là, toutes les notes co-existent statiquement sur une feuille de papier, mais vous ne les entendrez, elles ne deviendront réelles, effectives, qu'au moment où l'exécution par l'interprète en sera arrivé au moment T, l'interprète t-e-m-p-o-r-a-l-i-s-a-n-t la totalité du sonore virtuel (écrit), le faisant apparaître au fur et à mesure de son avancement

Il y a des siècles, il y a du temps, il y a de la durée, il y a un passé, un présent et un futur (encore que nous venons de voir que ces notions sont sujettes à caution), et il faut qu'il y ait du temps pour que le son existe, puisque chaque son a une histoire. Et pourtant, la partition est là, quelque part — dans un tiroir, ou dans l'esprit du compositeur, ou dans la mémoire de l'interprète. Notre vie a donc aussi sa partition, quelque part, mais nous n'y avons pas accès. (Seul Dieu la connaît, comme il connaît toutes les partitions de toutes les créatures de l'univers. Être Dieu, c'est même exactement ça, c'est connaître la partition, et peut-être l'avoir écrite.) 

Nous vivons au fur et à mesure, alors que la musique est toujours déjà là, en son état originel. 

Longtemps, nous avons cru que le son était une entité stable, linéaire, homogène, alors que nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien. C'est le timbre (et ses métamorphoses) qui nous a permis de comprendre que les sons évoluaient dans le temps, et d'une manière qui est tout sauf linéaire. Je suis toujours extrêmement frappé de la proximité du temps et du son. Vous croyez jouer une note ? Non, quand vous jouez un do, vous faites entendre un faisceau de sons, que votre cerveau appréhende, entend, comprend comme un do, ce qui est très différent. Vous pensez que le do que vous venez de jouer est le même pendant toute la durée de son existence ? Pas du tout. La musique concrète nous a appris, empiriquement, que presque toute l'information (le sens) se tenait dans l'attaque du son, et non dans la tenue qui suit cette amorce. Pourtant elle est si brève, cette attaque, qu'elle en est quasiment insaisissable. Et le plus étonnant est que ce commencement est un bruit, ce qui signifie que les composantes de ce son ne sont pas de même nature que ce qui va suivre. Elles sont plus complexes, plus difficiles à déchiffrer. Chaque attaque d'une note est un "big-bang" en miniature : une petite explosion d'où est extrait tout ce qui va ensuite servir à constituer la note, à la faire durer, à l'entretenir, à lui donner une forme, un timbre, une couleur, à en donner une occurrence (un présent) reconnaissable, identifiable, et parlant. La durée, ce sont les voyelles, l'explosion initiale, ce sont les consonnes. Les voyelles, ce sont les couleurs, le temps, la durée, la ligne, les consonnes, ce sont le choc, l'entame, le bruit, l'étincelle, l'amorce, le point. Chaque note est la rencontre du temps et de la vibration, du geste et du souffle, du commencement et de l'entretien, de la verticalité de l'événement et de l'horizontalité de la métamorphose. 

Vous croyez que vous vivez une (et une seule) vie ? Non, le temps, votre "ligne d'univers", n'est pas une ligne droite et univoque, elle n'est pas parallèle aux lignes d'univers de vos semblables, elle peut les croiser, les multiplier, les diviser par elle-même, les augmenter, de la même manière que les lignes d'univers des autres vous augmentent d'un coefficient de vie, difficile à évaluer, certes, mais sensible, efficace. Tout cela produit du son : les frottements entres les êtres, contrepoints, accords, les altérations, les interactions avec le monde, avec la nature, avec la violence, avec la peur, tout ce système crée une vibration audible qui modifie en permanence votre équilibre, c'est-à-dire vous inscrit dans le temps, vous donne une signature, un timbre, inimitable, unique, irremplaçable. Votre vie, ce timbre unique et singulier, est fait d'une multitude de sons qui s'engendrent les uns les autres en un faisceau harmonique plus ou moins régulier et épuré, et rien ne vous empêche de vivre à l'intérieur de tous ces sons, de tous ces contrepoints, d'en explorer les possibilités, inouïes pour la plupart, et ainsi d'habiter plusieurs mondes contemporains ; (mais) seule la musique permet cette co-existence, ce dialogue simultané entre plusieurs voix et plusieurs voies. Cette coïncidence est une grâce qui se mérite.

L'être vivant est cette chose qui est obligée de suivre le cours du temps. Il ne peut pas s'en extraire, sauf très momentanément, par un effort d'imagination. On ne peut pas ne pas mettre une flèche sur le cours du temps, ce serait ridicule, ou puéril. Cependant, la musique est sans doute de tous les arts celui qui est le plus à même de creuser un point particulier de ce cours du temps, non pas de l'étaler (dans le temps) — ce ne serait plus un point —, mais de le creuser, de lui donner une profondeur, une dimension autre, par les analogies qu'elle instaure de manière subtile avec d'autres paramètres de la matière sonore. Le vocabulaire dit cela très bien, car tous ces paramètres ont des noms qui empruntent à d'autres catégories que les leurs propres. On parle de la couleur du son, on parle de l'enveloppe du son, en plus que du timbre, et l'harmonie est à la fois une qualité et une science, en plus d'être une figure (un personnage) mythologique et un rapport (le rapport, qui serait lui-même à la fois la rencontre, et la mesure). Personne (sauf maladie, ou drogue) ne voit les sons, et personne non plus ne les unit à la mairie ou à l'église, et pourtant, tout le monde sait qu'ils ont une physionomie, une épaisseur, une allure, qu'ils s'attirent ou se repoussent, et qu'ils établissent entre eux des liaisons plus ou moins dangereuses ou amoureuses (ce qui est loin d'être contradictoire). En chaque point, en chaque instant, en chaque moment de la musique en train de suivre le cours du temps, tous ces paramètres peuvent être précipités, et, souvent s'échanger les uns avec les autres, comme par un tour de magie. Tous les compositeurs, par exemple, savent bien qu'entre la partition — c'est-à-dire cet ensemble formel et symbolique des signes éteints — et la musique, s'établit une liaison plus ou moins forte, plus ou moins étroite, plus ou moins harmonieuse. Il arrive qu'une partition aime ce qu'elle est en train d'énoncer (pour le compositeur), mais il arrive aussi qu'elle se rétracte, qu'elle n'ait pas envie de donner tout ce qu'elle possède en elle de possibilités, qu'elle en garde une part par-devers elle, alors que partition et musique appartiennent à ces champs hétérogènes, l'une n'étant que la description normée de l'autre. Et tous les compositeurs savent également que la mémoire de l'auditeur se cristallise en de certains points du discours musical alors qu'en d'autres elle flotte, ou même se retire complètement — c'est même la gestion efficace et poétique de cette mémoire auditive qui fait toute la profondeur d'un musicien digne de ce nom. Les événements musicaux se temporalisent d'une manière toute singulière, qu'on soit chez un Mozart ou chez un Schubert, par exemple. Autant et peut-être plus encore que le lexique et la grammaire de leur musique, c'est cette manière d'ouvrir et de remplir l'espace-temps propre à leur langage, de lui donner corps, de l'inscrire dans le temps qui passe, qui fait toute la différence. On pourrait presque dire que chaque compositeur écrit une histoire du Temps à lui tout seul, qu'il en donne, pour le moins, une interprétation originale, que ce soit dans une œuvre donnée, ou que ce soit tout au long de sa vie, à travers les diverses œuvres composées, qui se répondent les unes aux autres. Leur musique se respire, car elle est alternativement ouverture et fermeture, tension et détente, précipité et soluté, et qu'elle donne au temps les occasions idoines d'épouser une matière qui lui ressemble. 

Dans la vie de tous les jours, quand nous sommes conscients de nous-mêmes, nous savons bien que les moments où nous sommes réellement attentifs à ce qui "se passe" sont extrêmements rares. C'est la mémoire et l'intelligence qui (re)constituent la trame de nos vies, et nous donnent l'impression d'une continuité qui n'existe pas. Ordinairement, la vie ressemble à une succession d'îlots reliés par des étendues d'eau plus ou moins vastes. Ce qui court dans cette eau, bien que très mystérieux, est en même temps ce qui nous permet de croire que nous sommes le même à l'instant A et à l'instant B, qu'il n'y a pas de rupture entre les deux moments. On pourrait certainement dire que la plus grande partie de nos vies est faite de ces courants mystérieux (ou peut-être ces mares) dans lesquels nous étions plus ou moins endormis, inconscients, nous laissant porter par le temps. Il y a beaucoup de choses que nous ignorons, dans la musique, beaucoup de choses que nous n'entendons pas, ou pas bien, mais ce n'est sans doute pas le moins important. Il est à peu près certain que même le compositeur ignore ce qu'un auditeur va entendre de sa musique ; entendre, c'est-à-dire à la fois ouïr, distinguer, et retenir. Le temps ne passe pas de la même manière pour tout le monde, et ne passe même pas deux fois de la même manière pour une seule personne. Si le style c'est l'homme, le temps, c'est l'auditeur, et le compositeur doit composer avec cette donnée fondamentale.

Vous voulez réaliser le vieux rêve de l'humanité, et "voyager dans le temps" ? C'est très simple : écoutez de la musique. De la vraie ! Vous voulez affronter le vrai Réel, le Réel vrai ? Composez de la musique… quand vous aurez le temps.