Pourquoi (et comment) le temps passe-t-il ? A-t-il besoin de nous pour passer ? Il semblerait bien que non — même si la chose ne nous arrange pas vraiment —, car nous ne sommes là que depuis peu, alors que l'univers (et donc le temps) sont à peu près sept mille fois plus anciens que nous. L'espace-temps est une entité qui n'est pas elle-même temporelle. Il est statique, amorphe, sans motricité, là depuis toujours, et il est donc très difficile d'expliquer le passage du temps. Einstein affirme que chaque observateur suit sa propre ligne d'univers, se déplace dans l'espace-temps, et c'est sa propre motricité (celle de l'observateur) qui crée l'impression qu'il a que le temps passe. Ce qui est présent pour moi n'est pas forcément présent pour un autre observateur, c'est une donnée locale. Quand je suis assis dans un train et que je regarde par la fenêtre le paysage défiler, le paysage ne défile pas, c'est moi qui défile, ou plutôt, c'est le train dans lequel je suis assis qui défile, me donnant l'impression que le paysage "défile". Le paysage existe bel et bien à l'endroit où je ne me trouve pas encore. Tous les endroits du paysage, qui pour moi, observateur, ne seront là que durant une fraction de seconde, sont là, avant et après que je les voie, ils co-existent dans l'espace-temps. Leur présence (à moi), leur présent (à moi), n'a pas plus de réalité que le paysage du passé, ou que le paysage du futur. Tous les éléments de l'"univers-bloc" existent, mais on ne les découvre que pas à pas, moment après moment, au rythme de son propre parcours dans l'espace-temps. La réalité est une partition de musique. Toutes les notes sont écrites, sont là, toutes les notes co-existent statiquement sur une feuille de papier, mais vous ne les entendrez, elles ne deviendront réelles, effectives, qu'au moment où l'exécution par l'interprète en sera arrivé au moment T, l'interprète t-e-m-p-o-r-a-l-i-s-a-n-t la totalité du sonore virtuel (écrit), le faisant apparaître au fur et à mesure de son avancement.
Il y a des siècles, il y a du temps, il y a de la durée, il y a un passé, un présent et un futur (encore que nous venons de voir que ces notions sont sujettes à caution), et il faut qu'il y ait du temps pour que le son existe, puisque chaque son a une histoire. Et pourtant, la partition est là, quelque part — dans un tiroir, ou dans l'esprit du compositeur, ou dans la mémoire de l'interprète. Notre vie a donc aussi sa partition, quelque part, mais nous n'y avons pas accès. (Seul Dieu la connaît, comme il connaît toutes les partitions de toutes les créatures de l'univers. Être Dieu, c'est même exactement ça, c'est connaître la partition, et peut-être l'avoir écrite.)
Nous vivons au fur et à mesure, alors que la musique est toujours déjà là, en son état originel.
Longtemps, nous avons cru que le son était une entité stable, linéaire, homogène, alors que nous savons aujourd'hui qu'il n'en est rien. C'est le timbre (et ses métamorphoses) qui nous a permis de comprendre que les sons évoluaient dans le temps, et d'une manière qui est tout sauf linéaire. Je suis toujours extrêmement frappé de la proximité du temps et du son. Vous croyez jouer une note ? Non, quand vous jouez un do, vous faites entendre un faisceau de sons, que votre cerveau appréhende, entend, comprend comme un do, ce qui est très différent. Vous pensez que le do que vous venez de jouer est le même pendant toute la durée de son existence ? Pas du tout. La musique concrète nous a appris, empiriquement, que presque toute l'information (le sens) se tenait dans l'attaque du son, et non dans la tenue qui suit cette amorce. Pourtant elle est si brève, cette attaque, qu'elle en est quasiment insaisissable. Et le plus étonnant est que ce commencement est un bruit, ce qui signifie que les composantes de ce son ne sont pas de même nature que ce qui va suivre. Elles sont plus complexes, plus difficiles à déchiffrer. Chaque attaque d'une note est un "big-bang" en miniature : une petite explosion d'où est extrait tout ce qui va ensuite servir à constituer la note, à la faire durer, à l'entretenir, à lui donner une forme, un timbre, une couleur, à en donner une occurrence (un présent) reconnaissable, identifiable, et parlant. La durée, ce sont les voyelles, l'explosion initiale, ce sont les consonnes. Les voyelles, ce sont les couleurs, le temps, la durée, la ligne, les consonnes, ce sont le choc, l'entame, le bruit, l'étincelle, l'amorce, le point. Chaque note est la rencontre du temps et de la vibration, du geste et du souffle, du commencement et de l'entretien, de la verticalité de l'événement et de l'horizontalité de la métamorphose.
Vous croyez que vous vivez une (et une seule) vie ? Non, le temps, votre "ligne d'univers", n'est pas une ligne droite et univoque, elle n'est pas parallèle aux lignes d'univers de vos semblables, elle peut les croiser, les multiplier, les diviser par elle-même, les augmenter, de la même manière que les lignes d'univers des autres vous augmentent d'un coefficient de vie, difficile à évaluer, certes, mais sensible, efficace. Tout cela produit du son : les frottements entres les êtres, contrepoints, accords, les altérations, les interactions avec le monde, avec la nature, avec la violence, avec la peur, tout ce système crée une vibration audible qui modifie en permanence votre équilibre, c'est-à-dire vous inscrit dans le temps, vous donne une signature, un timbre, inimitable, unique, irremplaçable. Votre vie, ce timbre unique et singulier, est fait d'une multitude de sons qui s'engendrent les uns les autres en un faisceau harmonique plus ou moins régulier et épuré, et rien ne vous empêche de vivre à l'intérieur de tous ces sons, de tous ces contrepoints, d'en explorer les possibilités, inouïes pour la plupart, et ainsi d'habiter plusieurs mondes contemporains ; (mais) seule la musique permet cette co-existence, ce dialogue simultané entre plusieurs voix et plusieurs voies. Cette coïncidence est une grâce qui se mérite.
L'être vivant est cette chose qui est obligée de suivre le cours du temps. Il ne peut pas s'en extraire, sauf très momentanément, par un effort d'imagination. On ne peut pas ne pas mettre une flèche sur le cours du temps, ce serait ridicule, ou puéril. Cependant, la musique est sans doute de tous les arts celui qui est le plus à même de creuser un point particulier de ce cours du temps, non pas de l'étaler (dans le temps) — ce ne serait plus un point —, mais de le creuser, de lui donner une profondeur, une dimension autre, par les analogies qu'elle instaure de manière subtile avec d'autres paramètres de la matière sonore. Le vocabulaire dit cela très bien, car tous ces paramètres ont des noms qui empruntent à d'autres catégories que les leurs propres. On parle de la couleur du son, on parle de l'enveloppe du son, en plus que du timbre, et l'harmonie est à la fois une qualité et une science, en plus d'être une figure (un personnage) mythologique et un rapport (le rapport, qui serait lui-même à la fois la rencontre, et la mesure). Personne (sauf maladie, ou drogue) ne voit les sons, et personne non plus ne les unit à la mairie ou à l'église, et pourtant, tout le monde sait qu'ils ont une physionomie, une épaisseur, une allure, qu'ils s'attirent ou se repoussent, et qu'ils établissent entre eux des liaisons plus ou moins dangereuses ou amoureuses (ce qui est loin d'être contradictoire). En chaque point, en chaque instant, en chaque moment de la musique en train de suivre le cours du temps, tous ces paramètres peuvent être précipités, et, souvent s'échanger les uns avec les autres, comme par un tour de magie. Tous les compositeurs, par exemple, savent bien qu'entre la partition — c'est-à-dire cet ensemble formel et symbolique des signes éteints — et la musique, s'établit une liaison plus ou moins forte, plus ou moins étroite, plus ou moins harmonieuse. Il arrive qu'une partition aime ce qu'elle est en train d'énoncer (pour le compositeur), mais il arrive aussi qu'elle se rétracte, qu'elle n'ait pas envie de donner tout ce qu'elle possède en elle de possibilités, qu'elle en garde une part par-devers elle, alors que partition et musique appartiennent à ces champs hétérogènes, l'une n'étant que la description normée de l'autre. Et tous les compositeurs savent également que la mémoire de l'auditeur se cristallise en de certains points du discours musical alors qu'en d'autres elle flotte, ou même se retire complètement — c'est même la gestion efficace et poétique de cette mémoire auditive qui fait toute la profondeur d'un musicien digne de ce nom. Les événements musicaux se temporalisent d'une manière toute singulière, qu'on soit chez un Mozart ou chez un Schubert, par exemple. Autant et peut-être plus encore que le lexique et la grammaire de leur musique, c'est cette manière d'ouvrir et de remplir l'espace-temps propre à leur langage, de lui donner corps, de l'inscrire dans le temps qui passe, qui fait toute la différence. On pourrait presque dire que chaque compositeur écrit une histoire du Temps à lui tout seul, qu'il en donne, pour le moins, une interprétation originale, que ce soit dans une œuvre donnée, ou que ce soit tout au long de sa vie, à travers les diverses œuvres composées, qui se répondent les unes aux autres. Leur musique se respire, car elle est alternativement ouverture et fermeture, tension et détente, précipité et soluté, et qu'elle donne au temps les occasions idoines d'épouser une matière qui lui ressemble.
Dans la vie de tous les jours, quand nous sommes conscients de nous-mêmes, nous savons bien que les moments où nous sommes réellement attentifs à ce qui "se passe" sont extrêmements rares. C'est la mémoire et l'intelligence qui (re)constituent la trame de nos vies, et nous donnent l'impression d'une continuité qui n'existe pas. Ordinairement, la vie ressemble à une succession d'îlots reliés par des étendues d'eau plus ou moins vastes. Ce qui court dans cette eau, bien que très mystérieux, est en même temps ce qui nous permet de croire que nous sommes le même à l'instant A et à l'instant B, qu'il n'y a pas de rupture entre les deux moments. On pourrait certainement dire que la plus grande partie de nos vies est faite de ces courants mystérieux (ou peut-être ces mares) dans lesquels nous étions plus ou moins endormis, inconscients, nous laissant porter par le temps. Il y a beaucoup de choses que nous ignorons, dans la musique, beaucoup de choses que nous n'entendons pas, ou pas bien, mais ce n'est sans doute pas le moins important. Il est à peu près certain que même le compositeur ignore ce qu'un auditeur va entendre de sa musique ; entendre, c'est-à-dire à la fois ouïr, distinguer, et retenir. Le temps ne passe pas de la même manière pour tout le monde, et ne passe même pas deux fois de la même manière pour une seule personne. Si le style c'est l'homme, le temps, c'est l'auditeur, et le compositeur doit composer avec cette donnée fondamentale.
Vous voulez réaliser le vieux rêve de l'humanité, et "voyager dans le temps" ? C'est très simple : écoutez de la musique. De la vraie ! Vous voulez affronter le vrai Réel, le Réel vrai ? Composez de la musique… quand vous aurez le temps.