Entre le XIXe siècle et notre XXIe commençant, on voit qu'il s'est produit un événement considérable qui barre le XXe, ou le met entre parenthèses : ce « I » qui s'est déplacé de l'intérieur vers l'extérieur, du centre vers la droite, qui s'est mis en route vers un futur rempli d'hypothèses invérifiables et souvent pleines de vide. J'ai souri quand je suis tombé sur cette page récente du journal de Renaud Camus, car j'avais eu à peu près la même réaction que lui, ce dernier dimanche du mois de mai. La même mauvaise humeur m'est tombée dessus alors que j'étais encore mal réveillé. J'ai vite compris ce qui se passait. On sent ces choses-là, à force de fréquentation d'une radio qu'on écoute depuis soixante ans. Pour moi aussi, le Bach du dimanche est une plage sacrée, puisque c'est le seul jour de la semaine où je me lève tôt, pour écrire, où je bois du café — où je me mets en condition grâce à cette émission. Il faut un bon départ. En général, dans ces deux heures de radio, c'est la dernière demi-heure qui est à éviter comme la peste. C'est à ce moment-là que Corinne Schneider nous inflige ces inévitables et pénibles détours par un jazz qui croit avoir le droit de s'inspirer de Bach pour tripoter des thèmes et des harmonies que nous connaissons trop pour ne pas souffrir de ces tripatouillages de bébés prétentieux qui redécouvrent la roue, s'estimant inspirés. Si elle avait jugé bon de déplacer la demi-heure fatidique pour nous la coller dans la figure dès l'ouverture, comme dans les supermarchés ils déplacent régulièrement leurs rayons pour nous faire perdre du temps et consommer plus, de nous mettre le nez dans ces bouillies fermentées dès potron minet, c'est qu'elle nous réservait un chien de sa chienne, la Corinne. Non, non, Cher Renaud Camus, il n'était pas plus tard que d'habitude, quand vous tombâtes sur Richard Galliano et son accordéon, je peux ici vous servir de témoin d'immoralité, et venir à la barre bougonner au nez et à la barbe de Mme Schneider qui gâcha pareillement mon éveil dominical : il en faut peu pour me faire monter la moutarde au nez, paraît-il. Bref, en temps normal, on est tranquille pendant une heure et demie, si l'on fait exception des insupportables cinq minutes hyper sympa qui précèdent la cantate de 8h (c'est en général à ce moment-là que je m'arrange pour aller aux toilettes, ou sous la douche) ; Maurice, de Perpignan, Lucette, de Pontarlier, François, de Saint-Céré, Maryse, de Montluçon, Jean-Jacques, de Coulommiers, m'en seront témoins : je joue au chat et à la souris avec Corinne et ses improvisations dominicales, je suis un virtuose tranquille du Bach du dimanche non moins que vous, même en l'absence d'un Petrus garant d'un bon ordonnancement du rite. Voyez où va se nicher la contagieuse anti-sympatitude camusienne, je m'avise en vous lisant, que vous aussi vous dites la « boîte à lettres », au lieu de la « boîte auxlettres » qui s'est imposée sans que personne n'y prenne garde, en tout cas dans mon entourage, ce qui redouble encore ma mauvaise humeur, car les petits changements sont les plus vicieux, leur discrétion n'étant que le faux-nez de leur muflerie linguistique.
« À l’extrême de toute pensée est un soupir ». Ce Bach du dimanche matin était le dernier soupir paisible — un des derniers — qui nous restait, une ouverture élégante qui nous mettait en train avec sérénité et plaisir. On ne demande pas grand-chose, tout de même ! Si le dimanche n'est plus le dimanche, si Bach n'est plus Bach, si même cette forteresse-là s'effondre, quand écrirons-nous en étant assurés de nous-mêmes ? « Je suis moi-même beaucoup trop sympa » dites-vous, et je pourrais sans difficulté reprendre à mon compte cette autocritique. Nous avons à peu près tout accepté, nous croyions être parvenus aux limites ultimes de nos renoncements successifs, et nous découvrons, effarés, qu'il faut encore creuser plus profond pour se mettre à l'abri, qu'un des derniers cheveux qui nous restent dépasse de la couverture, que des snipers furieux nous ont en ligne de mire, là-bas, de l'autre côté du monde.
Je n'ai rien contre le jazz, Dieu sait, mais j'ai toujours eu en horreur ces mariages contre-nature et paresseux qu'il a souvent aimés (dont il s'est nourri, aussi), et dont aujourd'hui on ne remarque même plus les exactions, tant elles font partie du décor. Il faudrait nuancer et distinguer, là comme ailleurs : il existe toujours des exceptions, des surprises, qui, en tant que telles, sont les bienvenues, mais ce dont nous parlons ici, c'est bien de la règle, du ce-qui-va-de-soi, et qui n'est plus remis en question que par de sinistres empêcheurs de mélanger en rond. Je n'écoute pas Le Bach du dimanche pour entendre du jazz, mais pour entendre Bach, est-il nécessaire de le dire ? Et si j'écoute du jazz, ce ne sera pas celui-ci. Préservons les races musicales comme les races humaines, ce sont les frontières, qui créent du désir et qui seules permettent les franchissements qui procurent cette jouissance que nous attendons de l'art et de ses intelligences.
Vous parlez de mes « complaisances » pour le jazz et il n'est pas question de les nier. Il faut tout de même que je précise un peu, même si le terrain est forcément glissant, en votre présence, et bien que je sois un peu protégé par mon statut de « pauvre dément », qui m'autorise à déraper sur le verglas camusien. Je respecte infiniment votre position, sur cette question, et je dirais même que je me réjouis que vous n'aimiez pas le jazz. Il faut qu'il existe des gens qui n'aiment pas cette musique, et j'irais jusqu'à affirmer que je comprends vos raisons, que je les comprends si bien que je me suis moi-même éloigné volontairement de cette musique durant vingt ans. On peut la critiquer, ce n'est pas interdit, on peut surtout lui préférer d'autres musiques avec beaucoup d'excellents arguments (il en existe de nombreux, d'ordres très différents). Je m'y suis risqué, durant une assez longue période qui m'a plus renseigné sur moi-même que sur le jazz, et puis, je suis peu à peu revenu à mes amours de jeunesse, car il y a là quelque chose qui malgré toutes les objections qu'on peut faire me semble précieux, et tout à fait singulier. Je ne vais pas tenter de vous convaincre, rassurez-vous. J'ose à peine écrire que je ne déteste pas ce Galliano, pas toujours en tout cas. C'est comme souvent : il faut écouter beaucoup de choses médiocres ou même insupportables pour tomber parfois sur des merveilles (l'improvisation est plus risquée que la composition, elle implique nécessairement le déchet). Les choses sont complexes, les frontières changeantes, les territoires pleins d'enclaves, les exceptions très nombreuses, les dérives et les voies à contresens abondent : ici aussi il faut nuancer et discriminer, du moins si comme moi, on est tombé très jeune dans cette marmite et qu'on ne peut décemment pas nier qu'on en est largement pénétré et pétri. J'aimerais pouvoir écrire comme vous : « Oh la cohérence échevelée du monde ! » mais ce serait mentir, à ce sujet : C'est en moi, sans doute, que l'incohérence tient sa partie avec opiniâtreté, mais qu'y puis-je ? Il y a dans la vie des choses dont on essaie de se défaire, j'ai beaucoup pratiqué cette gymnastique. J'oublie, volontairement. Je m'interdis. Je renonce. Ça fonctionne un temps, mais il y a toujours un moment où elles opèrent leur retour, de manière plus ou moins anarchique et violente ; je suis bien obligé de le constater, en toute humilité. On ne décide pas de tout, même en ces matières où le goût forgé patiemment durant de longues années qu'on a cru définitives peut sembler nous donner une forme d'autonomie et de liberté. J'ai voulu le croire ; je ne le crois plus. Il nous faut porter le poids de notre enfance, qu'on le veuille ou non, et de plus en plus quand l'âge nous presse. La grande loi est que plus on s'éloigne des choses plus elles nous ramènent à elles à la fin des fins.
Il serait trop facile pour moi de tomber d'accord avec vous sur l'essentiel et de m'en tenir là. Quelle valeur cela pourrait-il avoir si c'est pour cacher sous le tapis des questions qui me brûlent les lèvres ? « Que faire de celui dont le désir s'éteint », sinon le mépriser ou le plaindre ? Vous savez aussi bien que moi comme il est difficile, et parfois même douloureux, de constater que les autres, ceux que nous admirons et respectons, n'entendent pas ce que l'on entend, quand on pense avoir découvert dans cette écoute un motif supplémentaire d'aimer le monde, ou de le comprendre mieux. Je ne crois pas que le jazz soit responsable de l'imbécilisation de masse dont vous parlez, mais pour ne pas le croire, il faut le connaître, et pour le connaître, il faut l'aimer. On tourne en rond. Je ne crois pas que le jazz soit responsable du petit remplacement, mais je suis bien obligé de reconnaître qu'il y a souvent participé, à son échelle. Il avançait dès le départ avec ce handicap, puisqu'il s'était formé justement de ses emprunts, que le sang mêlé coulait en lui dès l'origine, mais il est difficile d'ignorer que ce handicap est aussi sa force, quand on voit avec quelle maestria il s'est hissé en très peu d'années (et ça reste pour moi un mystère) à un niveau d'exigence et de technique qui force l'admiration, surtout quand on sait que les pionniers n'avaient que très peu de savoir musical à leur disposition.
La dernière fois que j'ai joué du piano en concert, c'était à Annecy, en 2012, et ça se passait dans un festival de jazz. J'ai beaucoup souffert, je me suis senti très seul, ce jour là (heureusement que Luna était avec moi), parce que mes confrères me semblaient tellement « arrêtés », tellement bloqués dans la course du temps, que j'en ai eu mal pour eux et qu'un haut mur s'est dressé entre eux et moi. Ils ressassaient sans s'en rendre compte un passé qui était passé. Aujourd'hui, treize ans plus tard, je crois que je serais comme eux, délivré de ce surmoi tyrannique qui me tenait encore à l'époque : se laisser aller à la nostalgie n'est plus un motif de honte, chez moi, car il ne reste plus grand-chose d'autre à se mettre sous la dent que le passé, seul refuge inexpugnable et à peu près sûr contre la bêtise et le simplisme éradicateur de notre époque. Chacun d'entre nous choisit (ou croit choisir) dans le passé ce qui lui paraît le moins méprisable, le moins vulgaire, le plus solide, pour se mettre dans l'axe de ces imprégnations puissantes qui nous ont formés et informés. Il est possible que nos dix ans d'écart suffisent à délimiter des terres nourricières fondamentalement différentes, même si bien entendu ils n'expliquent pas tout. Et puis, je crois aussi que le travail gigantesque de synthèse intellectuelle que vous avez fourni (je pense ici essentiellement à Du Sens et à La Dépossession) pour décrire et théoriser les grandes forces sociales et culturelles qui nous ont portés jusque-là vous conduit inévitablement à porter un regard légèrement partial, car il vous oblige à réinterpréter vos goûts à l'aune de votre théorie — peut-être à les durcir un peu. Ce n'est pas l'essentiel, certes, mais ce n'est pas négligeable non plus. Si l'on regarde les choses de très loin, en effet, le jazz participe bien de la destruction d'une forme de culture qui vous est chère, qui nous est chère, c'est indéniable : il est (aussi, mais pas seulement !) du côté de la transe et de l'Afrique. Mais je ne suis pas capable de me placer à cette distance-là (par manque de culture, par sentimentalisme, par immoralisme, peut-être), car je l'ai aimé et vécu de l'intérieur, j'en ai éprouvé ses sortilèges dans ma chair, et n'ai pas réussi à m'en défaire, sans doute parce que je suis déjà trop moderne ou que mes convictions sont moins profondément inscrites en moi que je ne le crois. Le jazz a été un professeur incomparable, pour moi. Il m'est impossible de le répudier complètement, même en comprenant (je crois) ce que vous êtes en droit de lui reprocher.
Ce n'est certainement pas moi qui vous tiendrais rigueur, vous le savez, de regretter l'ancien sens attaché au mot « musique », tel que vous en avez admirablement traité dans le petit livre que vous avez bien voulu me dédicacer, et, dans la « discothèque » numérique (je ne sais comment nommer proprement ces choses) que j'ai réalisée avant de vendre tous mes disques à M. Meyer, j'ai utilisé deux catégories distinctes : « la musique » et « le jazz ». Il n'empêche que le jazz fait pour moi partie de ce que j'appelle la musique. C'est très viscéralement, indépendamment de toute réflexion et de toute idéologie, que je l'entends ainsi. Je suis définitivement entre deux mondes, je le crains. Ce n'est pas pour rien que je parle du XIXe siècle au commencement de ce petit texte. Vous l'avez dit souvent, on vous l'a reproché (était-ce Josyane Savigneau ?), vous êtes un homme du XIXe, alors que je suis pleinement un homme du XXe, dont j'ai aimé passionnément la musique, de Stravinsky à Schoenberg, en passant par Bartok, Debussy et Boulez, cette musique qui, précisément, a eu beaucoup de rapports très fructueux, et parfois conflictuels, avec le jazz.
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