dimanche 1 juin 2025

[Arrêt cuve pleine] : l'alliance


« Quel moraliste a dit : “Dans la société tout me rapetisse ; dans la solitude tout me grandit” ? Faux. Il lui semble qu’il en est ainsi, mais c’est parce que dans la solitude il n’y a personne pour rabattre l’impudent caquet de sa vanité. »

J'avais oublié l'alliance de ma mère dans une poche du pantalon que j'avais mis à laver à la machine, et quand je m'en suis aperçu, il m'a été impossible d'ouvrir le hublot pour vérifier qu'elle s'y trouvait bien. D'ordinaire, il suffit d'appuyer sur la touche [Départ], ce qui arrête le programme en cours, d'attendre quelques minutes, et l'on peut ouvrir la porte, pour en général ajouter une paire de chaussettes oubliée. Ici, rien à faire, impossible d'ouvrir. J'imaginais déjà que l'alliance avait été engloutie dans les entrailles de ma fidèle Ben Laden et que jamais je ne la retrouverai. Même la touche [Arrêt cuve pleine], sur laquelle une âme charitable avait attiré mon attention, refusait obstinément de m'octroyer le laisser-passer espéré, et je commençais à désespérer. J'ai attendu près d'une heure qu'un miracle se produise. En vain. Je n'ai pas non plus gagné au Loto. Je sais qu'on dit “lave-linge”, aujourd'hui, mais je n'aime pas ça. De même que jamais je ne dirai “gazinière”. Lave-linge, lave-vaisselle, pièce-à-vivre, bla-bla-bla, quelle horreur… 

Cette nuit, durant une insomnie, j'ai regardé un navet atroce, avec Karin Viard et Eddie Mitchell : « Wahou ». J'ai eu honte d'aller jusqu'à la fin de ce machin ignoble, d'une bêtise et d'une vulgarité inconcevables. Et la musique… Cette saloperie n'a pas calmé mon insomnie ! Comment peut-on faire des films pareils, où il n'y a rien, rien de rien, où tous les acteurs jouent mal, où l'intrigue est consistante comme un chewing gum déjà mâché, où même un Denis Podalydès, pourtant bon acteur, parvient à être nul. Pitoyable machin d'une vacuité révoltante… Comme on se sent misérable d'avoir été le témoin avachi d'une telle misère !

Le milieu des agents immobiliers est sans doute l'un des milieux le plus infestés d'imbéciles prétentieux et vulgaires, je le sais depuis quarante ans, mais la caricature qui se veut telle tombe ici complètement à plat, et les « on est sur un » censés faire rire, j'imagine, sont aussi bêtes et mous du gland que le reste des dialogues. C'est dommage, parce que ces gens sont parmi ceux qu'on a justement envie de malmener et le méritent amplement. À défaut d'intelligence et de finesse, il aurait fallu une méchanceté de silex. Il faudrait les noyer tambour battant dans la cuve pleine du mépris, les laisser mariner avec des chaussettes sales et des pantalons dont les poches retournées laisseraient échapper des insultes écrites en bon français ; on les regarderait boire la tasse et tourner sur eux-mêmes à travers le hublot en écoutant la Nuit transfigurée. 

Il a fallu que je me décide à appuyer sur le bouton [Fin/Annulation], pour que la machine se vidange, tourne un peu, et m'autorise enfin, après une attente de trois minutes, à fouiller dans le linge brûlant, pour m'apercevoir que l'alliance était tombée dans le tambour qui me l'a rendue sans faire d'histoires. 

On a vécu jusqu'à soixante-dix ou presque pour ça, pour parler d'une machine à laver et d'un navet, pour lire des modes d'emploi sur Internet, pour s'angoisser à mort de perdre une alliance, pour sentir le jour venir bien trop tôt, pour se bourrer de Xanax à cause d'un mail au propriétaire ? Vraiment ? C'est ça, la vie ? 

Le lendemain matin, on écoute Catherine Cusset et Anne Simon parler de Proust avec Finkielkraut. Le fouilleur de détails avait tout de même autre chose que nous à se mettre sous la dent, excusez-moi. Ceux qui nous expliquent que sa vie était ennuyeuse ne connaissent pas la nôtre. Répliques, c'était un moment que nous partagions presque religieusement, ma mère et moi. Oui, je suis attaché à des objets, oui, je suis matérialiste, oui, je suis superstitieux et sentimental. Fuck le bouddhisme. 

La Karin Viard, je l'avais croisée, avec son air bête, alors que je sortais du parking de chez Anne, au 51 de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, elle arrivait en face, au volant de sa grosse voiture, malhabile et jouant de sa maladresse, et m'avait forcé à faire une manœuvre délicate alors que c'était à elle, très visiblement, de nous tirer du mauvais pas dans lequel son sans-gêne prolétarien de starlette du 11e nous avait mis. Elle m'avait sacrément énervé, cette connasse. C'est une actrice étrange, que je trouve presque toujours insupportable et souvent assez laide, dont je n'aime pas la voix, mais qui pourtant m'excite indéniablement. Elle a quelque chose d'éminemment sexuel, qu'elle ne parvient pas à masquer. Ça ne la rend pas jolie, mais ça lui donne une présence très singulière. 

Celui qui a trouvé ce nom de Xanax est très doué. Grande économie de moyens, efficacité maximale. Deux consonnes une voyelle en palindrome. Le N de la haine caché au milieu. Bien vu. On en envie d'avaler ça. On a lu l'article de Frédéric Martel sur Angelo Rinaldi dans l'Express. Ce Martel est décidément insupportable, mais son article est intéressant. Le vieux Corse et sa triste fin de vie sont bouleversants, et nous font peur, évidemment, car on s'y voit déjà. Même sans être homosexuel, l'abandon et la déchéance sont ce qu'il y a de plus vraisemblable, et l'on essaie de ne pas trop y penser. Le Xanax n'y suffirait pas.

Aujourd'hui, j'ai enregistré les oiseaux, chez moi, qui s'en donnaient à cœur joie, dans le jardin, à huit heures et demie. Quand je pense que je dispose du matériel le plus sophistiqué qui existe, pour enregistrer ce genre de sons, et que je fais ça avec un téléphone chinois pourri… Ma vie n'est qu'une suite de non-sens. Mais dites-moi, est-ce que la vie de tel qu'on voit paraître sur nos écrans dans toute sa magnificence en a, du sens, un sens moins insensé que le nôtre, moins déchu, moins hilarant dans son exorbitante prétention ? Les oiseaux, au moins, ne sont pas des parvenus. 

J'étais à la place du mort, Raphaële était derrière moi et tenait la main que j'avais passée au-dessus du fauteuil, nous sortions de l'aéroport de Genève, Sylvain conduisait la voiture. C'était le premier jour que je portais cette alliance, au petit doigt de la main droite. J'étais heureux qu'elle soit là, qu'elle ait interrompu ses vacances en famille en Grèce pour venir me rejoindre, sans la moindre hésitation. Ces moments où le drame et le bonheur sont mêlés inextricablement sont des moments qu'on peine à comprendre : toujours soi-même, on ne reconnaît plus le paysage. Il y a ces instants dans la vie où l'on se noie lentement, sans crier au secours, sans même penser qu'il s'agit de quelque chose de terrible ; on s'enfonce dans une matière molle qui nous submerge et se répand en nous, mais on y trouve un plaisir qu'on ne comprend pas, et c'est peut-être justement le fait de ne pas comprendre qui nous plonge dans cet état à mi-chemin entre malaise et jouissance. Quoi qu'il en soit, j'étais entre de bonnes mains, en ce mois de juillet 2003. C'est la mère, qui était morte, et c'est le fils, le dernier d'entre eux, qui était pourtant au centre du drame, qui en était en quelque sorte la vedette. Le monde autour de moi semblait abstrait, atténué et neutre. La solitude dans laquelle je tombais vertigineusement était douce et accueillante, inexprimable, et pourtant faisait place, autour de moi. Que tu étais belle, près de moi, à l'église, digne et silencieuse, toi dont l'élégance naturelle était presque une faute de goût dans ce monde imparfait ! Je ne te regardais pas, mais tout mon corps te voyait. 

Je pris une photo de la morte, allongée sur son lit, dans sa chambre, et jusqu'à aujourd'hui je n'ai jamais osé regarder ce cliché. J'ai la certitude de connaître ce que je verrais si j'avais ce courage, de reconnaître la statue de pierre glacée et presque monumentale qu'elle était devenue en quelques heures. J'avais pris cette photo avec une idée derrière la tête, je m'étais forcé, malgré le malaise profond que cet acte installait en moi. Cette idée, je l'ai toujours, sans parvenir à passer à l'acte. Vingt-deux ans après, je tremble encore à l'idée de me confronter à ce je pense être un devoir. « On supporte tout, la guerre, la souffrance, l’exil, etc. C’est le passage d’un état à un autre qui est terrible. Le temps de s’installer. » Je n'aime pas les passages, j'aime les stations. J'aime l'immobilité, l'inaction, la perpétuation. Et comme la vie est passage, on peut dire que je n'aime pas la vie. À quel moment ai-je décidé de lui retirer son alliance pour la faire mienne ? Je ne sais plus. De quel droit lui ai-je retiré cet anneau qui la liait à mon père ? Je ne sais pas non plus. Je l'ai fait. J'avais effrayé Raphaële : Alors que nous étions couchés, je m'étais relevé en pleine nuit parce que je voulais me rendre auprès de ma mère qui reposait dans le funérarium se trouvant à deux kilomètres de là. Ma pauvre chérie était descendue à ma suite au garage pour m'empêcher de prendre la voiture et c'est sans doute la toute première scène qui ait eu lieu entre nous. Il faut toujours que j'exagère… 

Dans le rêve de ce matin, une insupportable cruche bavarde et imbécile pérorait autour de mon piano, très sûre d'elle-même, qu'elle décrivait à d'invisibles acheteurs. Elle parlait en particulier de l'ivoire du clavier, disant énormément de bêtises d'un ton docte qui me mettait en fureur. N'y tenant plus, je la flanquais à la porte en lui disant ce que je pensais de ses manières d'andouille calibrée. Je crois que j'ai été traumatisé à la fois par l'acheteur potentiel qui est venu ici l'autre jour et par la femme de l'agence Féau qui faisait visiter l'appartement que j'habitais à Paris en 1990, quand il fut brièvement question de le vendre. Quel type étrange, ce professeur de piano du conservatoire d'Aix-en-Provence ! Déjà au téléphone, alors que nous ne nous étions pas encore rencontrés, et qu'il n'avait vu mon piano qu'en photos, il avait posé des questions sur le clavier qui m'avaient un peu heurté mais qui après tout étaient légitimes. Ce qu'il prenait pour des défauts était simplement de la saleté que je n'avais pas jugé bon d'enlever avant de prendre les clichés. Il m'a expliqué comment nettoyer un clavier en ivoire, avec la crème du lait de vache. Il est très savant, très soigneux, très exigeant, et j'imagine que ma relative désinvolture à l'égard de mon piano l'a choqué. Il m'a expliqué, ou plutôt rappelé, car ce sont des choses que je savais (moi aussi, je possède le livre de Daniel Magne, moi aussi je démontais et remontais mon piano avec jubilation), à l'époque où je me passionnais pour cet instrument, et avais depuis largement oubliées, beaucoup de termes désignant les diverses pièces qui constituent l'instrument, la mécanique en particulier, beaucoup de mécanismes dont il faut vérifier régulièrement qu'ils fonctionnent au mieux de leurs possibilités. Nous avons sorti ensemble la mécanique (qui pèse une tonne) qu'il a inspectée très soigneusement, dont il a pris beaucoup de photos, sous tous les angles. Il était venu avec sa femme, ils sont restés une bonne heure, je crois les avoir bien reçus, nous nous sommes même découverts des amis communs, en particulier Michel Bourdoncle, qui était élève d'Alsina en même temps que moi, avec qui il partageait une salle au conservatoire d'Aix, il a beaucoup aimé le son de mon piano (le contraire m'aurait étonné), c'est exactement l'instrument qu'il cherchait, pour ce qu'il appelle « son dernier piano » (il a mon âge), de préférence à un Steinway ou à un Bechstein, ne parlons même pas de Yamaha, et pourtant il ne me donne aucune nouvelle depuis trois semaines. C'est incompréhensible. Il avait trouvé exactement le même piano que le mien, refait à neuf, mais en Bretagne !, et pour 2000 euros de plus. Qu'il discute éventuellement le prix du mien ne me choque pas, même si le montant que je lui ai annoncé me semble tout à fait juste, mais qu'il me laisse sans nouvelles après cette visite me perturbe beaucoup. Que mon piano nécessite un réglage, une égalisation et une harmonisation me paraît évident, qu'on puisse revoir un peu les marteaux et les mortaises, pourquoi pas, même s'il est parfaitement possible de jouer cet instrument encore cinq ou dix ans sans le faire, bref, on peut faire des petits travaux mais ils ne sont nullement indispensables, et ce n'est certainement pas à moi de le faire. Il a joué un peu les variations en fa mineur de Haydn, et j'ai pu voir très vite que ce n'était pas un pianiste hors pair, ce qu'il n'est pas question de lui reprocher, bien entendu, mais ça dit tout de même quelque chose de ses exigences, a posteriori…

« La femme est une grande réalité, comme la guerre. » Voilà le genre de phrases que j'aimerais savoir entendre sans qu'on me les dicte. Venez, venez, je vous attends… La nuit, quand je ne parviens pas à dormir, j'imagine que je masse ma cervelle avec mes deux mains en coupe, ma matière grise y reposant, avec douceur, avec tendresse, avec d'infinies précautions. Ça m'apaise. Et ensuite je regarde de tous mes yeux la nuit en moi, qui me paraît extrêmement lumineuse, profonde, très-noire et zébrée de fins traits de lumière, j'ai les yeux grand ouverts derrière mes paupières closes, je n'ai pas peur du néant. Un volume gigantesque se montre à moi, alors, que je ne soupçonnais pas. « Le jeune homme sort de l’école avec sa mesure toute prête, son mètre, et il se fâche parce que les choses s’obstinent à être plus grandes ou plus petites que son mètre. » Quand nous n'arrivons pas à dormir, nous voyons bien que le monde n'a pas les dimensions que nous croyons, ces dimensions qui nous rassurent et nous trompent dans les heures domestiques. C'est toujours la guerre, en nous, et cela nous le vérifions à chaque fois que nous prêtons attention à une voix. Écouter aura été la grande et peut-être la seule passion véritable de ma vie. Longtemps j'ai cru que le contrepoint était le but, mais non, le contrepoint n'est que le moyen qui apprend à entendre, qui permet de se glisser entre les lignes comme dans les plis des draps. 

Tout vient à point à qui sait attendre. Je croyais ne pas posséder l'oreille qu'il faut pour Valery Larbaud, et tout à coup, c'est là, bien au fond du tympan, et ça paraît évident. C'est drôle comme les phrases peuvent cacher longtemps leur physionomie réelle et puis la révéler soudainement sans qu'on comprenne ce qui en nous a changé. Il a peut-être fallu faire taire des bruits qui faisaient écran, mais quels sont ces bruits et pourquoi les avions-nous jusque là soigneusement entretenus comme des plantes que nous arrosions chaque jour avec méticulosité ? Comment se plient et déplient les couches de sens qui coulent en nous, comment elles se croisent et disparaissent pour laisser place à d'autres qui semblent venir de nulle part bien que nous soyons seuls responsables de leur naissance ? Quel mystère ! « On nous a élevés à vivre dans les rêves et les théories, et nous crions quand la vie nous opère de nos rêves et quand la réalité prouve fausses nos théories. » Toujours à contretemps, toujours dépassés par la vérité qui serpente en nous et surgit là où elle n'était pas attendue, nous crions comme des dépossédés. Je ne veux pas être opéré de mes rêves, je veux les cultiver, je veux rester auprès d'eux comme une mère auprès de son nouveau-né, c'est sans doute ma limite et c'est par là que je suis vulnérable et ridicule. 

Quelle alliance ? Je regarde la photo qui se trouve à la cuisine, elle me sourit. Ce sourire vit, tout à coup, et transperce le temps. Je le reçois. Elle m'emplit d'elle-même. Il y a cette autre photographie, prise à Villaz, où elle est allongée, m'attend, s'est faite belle pour moi. Je ne la regarde que très rarement, pour ne pas que son empire sur moi s'use et s'effiloche. Elle est belle. Elle ne pouvait pas être autre, surtout. Je n'ai pas de théories sur l'amour, je déchiffre péniblement ce qu'il m'enseigne, jour après jour, mais c'est mon maître, et de cela je ne doute pas, jamais. 

Il y aura ce jour où j'appuierai sur le bouton [Fin/Annulation], où même la musique me sera devenue insupportable, je le sais, je l'ai déjà entrevu, j'ai été le témoin effaré de cette métamorphose incompréhensible, dans une chambre d'hôpital de Rumilly. Nigredo et albedo… Mozart retourné à la pure scatologie. Le Noir profond et lumineux qui aveugle et rend sourd, la matière grise qui retourne à l'état liquide, pré-humain, indifférencié, qui coule hors de ses limites comme l'eau ou la possession qu'on ne peut retenir entre ses doigts. La cuve pleine se vide. Les eaux sales retournent dans la terre pour s'y purifier à nouveau — mais sans nous. 

Plus on écrit plus on doit écrire. La phrase appelle la phrase. La phrase se noie dans les phrases, on y est de moins en moins et peut-être est-ce souhaitable. J'ai écouté Christian Gailly, hier, et j'ai aimé sa voix. Un sédentaire, comme moi. « Je crois que je pourrais vivre sans écrire. » Oui, mais alors quoi ? Plaintes, hurlement, cris… 

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