« Platon est réticent devant l'usage de remèdes ou de drogues (l'un des sens du mot grec pharmakon) pour se soigner. Selon lui, le corps évolue de manière autonome, endogène. Si des maladies l'affectent, c'est à cause de facteurs hétérogènes contre lesquels il résiste. En introduisant un médicament (pharmakon), avant le terme fixé pour la maladie, on risque de l'aggraver. Il est préférable de laisser la maladie suivre son cours jusqu'à la guérison. »*
La médication (allopathique) a plusieurs aspects, dont celui, essentiel, de nous rassurer. Je viens d'en finir avec mon dernier traitement, un traitement que je prenais depuis presque vingt ans. Il m'a fallu trois mois pour l'arrêter (sous peine d'effets de manque assez virulents, je le sais pour les avoir déjà endurés). Je suis soulagé de ne plus avoir cette prière quotidienne, cette prise de drogue journalière, mais il me faut bien admettre — aussi — qu'elle était très rassurante. Désormais, je suis livré à moi-même. À la fois libre, mais livré à ma responsabilité intime.
Les médecins ont eux aussi plusieurs fonctions. Ils soignent (du moins c'est ce qu'ils déclarent), mais surtout ils nous rassurent. Ils sont là pour s'occuper de nous, pour nous accompagner à travers ce parcours dangereux qu'est la vie. Le soin, ce n'est pas seulement donner des substances qui "guérissent", le soin c'est aussi d'être là, auprès du patient, et de lui faire savoir qu'il n'est pas seul dans le labyrinthe, qu'il a un guide. Ce rôle de guide était autrefois tenu par le prêtre, et il est indéniable que la blouse blanche a remplacé la soutane, pour nombre d'entre nous. Je ne jette la pierre à personne ; je comprends très bien ce besoin d'être soutenu et accompagné, mais, personnellement, je ne veux pas d'un monde où l'on naît à l'hôpital, où l'on meurt à l'hôpital, et dans lequel l'hôpital remplace la chapelle et la chambre. La vie n'est pas ce qui se trouve entre les deux parenthèses hospitalières — les deux crochets, plutôt.
Les vaccins sont extrêmement rassurants, pour le commun des mortels. On nous dit : prenez ça et vous serez délivrés des maladies à venir. Promesse merveilleuse ! On comprend qu'il soit difficile d'y renoncer. La vaccination est également une religion. Je n'essaierai pas ici de m'y attaquer, car je ne suis pas assez savant en ce domaine. Je pense néanmoins qu'elle n'est pas destinée à perdurer. La promesse merveilleuse est fallacieuse. Mais nous verrons bien…
Je suis issu d'une famille de pharmaciens (père, mère, sœur, tante, cousins, neveux, etc.) et médecins. Et une grande partie de nos amis étaient médecins, qui étaient révérés. Quand j'étais enfant, nous avions plusieurs immenses pharmacies, à la maison. À chaque mal correspondait une pilule. J'ai pris l'habitude de "penser" ainsi (et de panser ainsi). « C'est pas grave, il y a toujours un médicament pour te sauver. » C'est une forme de religion. Là-dessus est venue se greffer mon admiration pour Glenn Gould, qui ne pouvait bouger un doigt sans une pilule. Il avait une pilule pour chaque moment de la journée, pour chaque action, pour chaque situation. J'ai trouvé ça très romanesque, très poétique, même, et surtout très drôle. J'avais besoin de religion, de modèle, et ça me renvoyait vertigineusement à mon enfance. Mais Glenn Gould est mort à cinquante ans d'un AVC. Il savait d'ailleurs qu'il mourrait de cela. D'une intelligence supérieure, il comprenait parfaitement dans quel réseau de signes il se mouvait.
Heureusement, mon père doutait — aussi. Et il était — aussi — homéopathe. Ma sœur, après avoir vendu sa grosse pharmacie (celle de notre père) me disait constamment : « Évite le plus possible les médicaments. » Ma tante Glyne, pharmacienne à Boulogne-Billancourt, disait toujours à ma mère, sa sœur : « Les médecins m'exaspèrent ! Ils me donnent toujours des doses de cheval. Je les divise par quatre. ». Je note que Michael Yeadon, l'ancien vice-président et directeur scientifique de Pfizer, a le même genre d'attitude : il a attendu de ne plus être employé par Pfizer pour dire ce qu'il pensait devoir dire. Ce n'est même pas une question de "conflit d'intérêt", c'est beaucoup plus profond que ça.
Pour ma part, je tousse. Je tousse depuis trente ans. Je n'ai rien, aucune allergie, aucune "maladie" diagnostiquée, mais je tousse. Je tousse car mon petit frère aîné, Jérôme, est mort de la tuberculose à l'âge de deux ans. J'ai vu ma pauvre mère en tomber de douleur, chaque 19 juillet, depuis lors. Ma toux est sans doute la manière qu'a mon corps de lui rendre hommage, et de partager un peu (très peu) ses souffrances.
Mon jeune frère aîné est mort de n'avoir pas eu de pénicilline à sa disposition, (quelques unités alors qu'il en aurait fallu des millions) et mon vieux frère aîné, bien vivant, lui, se bourre depuis toujours de pilules (pas de médicaments, mais de vitamines et de compléments alimentaires de toutes sortes). Son budget pilules est pharamineux. Ce qu'il n'a toujours pas compris, et ce qu'il ne comprendra peut-être jamais, c'est que ce n'est pas ce que nous mettons dans la bouche, qui compte, mais ce que nous assimilons, ce que notre organisme peut utiliser. Un nombre considérable de tous ces merveilleux compléments, qui valent des fortunes, se retrouvent dans ses toilettes, mais peu importe, l'essentiel est d'avoir l'impression qu'ils nous aident, qu'ils nous accompagnent, et de se gaver de potions magiques. Ayant été comme lui, je comprends parfaitement ce qu'on ressent, en prenant des pilules. La pilule fait passer la pilule de la vie incertaine.
Nous avons tous besoin de croyance ; moi comme tout le monde. On ne fait jamais rien, dans la vie, si l'on ne croit pas ; mais il faut savoir les choisir, ces croyances. Cependant, avoir des croyances n'est pas synonyme d'avoir un esprit religieux. Un esprit religieux, c'est un esprit qui n'avance que de dogme en dogme, qui s'appuie sur eux comme sur des béquilles, qui n'a pas d'autonomie. À cet égard, les médecins, je suis désolé de le dire, et contrairement à ce qu'ils affirment, ont un esprit très religieux. Sans leurs dogmes (je dis "dogmes" car les vérités scientifiques et médicales sont extrêmement sujettes à péremption, on le sait bien), ils sont perdus ; c'est très sensible, quand on discute avec eux. Leur savoir est réel, mais il est fragile — et cette fragilité les incite à en rajouter dans l'autorité qu'ils pensent avoir sur leurs patients. Il faut comprendre comment les médecins sont formés, pour mesurer cette fragilité, et pour la comprendre. Quand on passe une bonne partie de sa vie (dix ans, c'est long) à avaler des savoirs et des recettes qui souvent sont périmés alors que les étudiants entrent dans la vie professionnelle, et à les apprendre par cœur, sans avoir le temps ni la culture générale et philosophique nécessaires pour les mettre en perspective, pour les relativiser, il est extrêmement difficile, alors que le cabinet est plein, du matin au soir, et que la machine tourne à plein régime, de porter un regard critique sur sa pratique — et de se tenir au courant des avancées de la recherche médicale. Mais même les rares qui se tiennent au courant (ça demande une grande énergie et un grand courage intellectuel, et, pour tout dire, une excellente santé) ne sont plus des médecins, au sens qu'avait ce terme quand j'étais enfant, c'est-à-dire des artistes du soin. À partir du moment où la médecine a versé dans la science médicale, elle a perdu toute son humilité et une grande partie de sa vertu. Car le bon médecin doit être humble. Si c'est bien lui qui soigne (et il n'est pas seul à soigner), ce n'est pas lui qui guérit. Celui qui guérit, c'est le patient lui-même. Ou, pour être plus exact, c'est la vie qui est en lui, qui parvient à (re)trouver son chemin, qui parvient à retrouver l'équilibre (l'homéostasie propre au vivant), un instant troublé par un agent pathogène, qu'il soit extérieur ou intérieur. Un bon médecin est celui qui sait s'effacer devant la puissance du vivant, et qui sait comment faire pour que celui-ci puisse s'exprimer dans un corps, ou, plutôt, en un être. C'est bien d'un art qu'il s'agit. Un art qui s'appuie sur des connaissances scientifiques, certes, mais un art tout de même. Et même ces connaissances scientifiques, il ne faut pas les exagérer : l'observation (ce qu'on appelle l'examen clinique) a de tout temps donné d'excellents résultats, même quand les médecins n'avaient pas de microscopes électroniques à leur disposition.
Il serait temps d'arrêter de penser que notre époque a tout inventé, tout découvert. Je fais partie de ceux qui pensent que depuis Hippocrate les progrès n'ont pas été si grands qu'on le croit. La science a permis de comprendre énormément de mécanismes physiologiques, de les appuyer sur des observations impossibles à l'œil nu, mais ce n'est pas elle qui a mis en pratique les actions qu'on pouvait avoir grâce à eux. Les bonnes pratiques médicales existent depuis très longtemps.
La redécouverte de la médecine hippocratique, par ce qu'on nomme aujourd'hui "naturopathie" est un mouvement passionnant, qui me fait penser aux découvertes extraordinaires des "baroqueux", en musique. Au commencement, dans les années 70 du siècle passé, on a pensé que ceux-là se situaient dans un tout autre monde que celui de la musique classique, qu'ils étaient absolument hétérogènes et irréconciliables à jamais avec les chefs "du répertoire", puis, les choses évoluant, on a vu de très grands chefs issus de ce courant diriger des symphonies de Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Schubert, de Schumann et Mendelssohn. Aujourd'hui, ils dirigent aussi bien Strauss que Monteverdi. Il a fallu du temps pour que les flûtistes jouent juste et que les idées trouvées dans les traités du XVIIe et du XVIIIe perdent de leur caractère astringent, mais un Philippe Herreweghe, par exemple, dirige Brahms et Bach avec autant d'art que de naturel.
(*) Le Derridex, index des termes de l'œuvre de Jacques Derrida
Et voici la suite du texte :
Le "pharmakon" est ce qui, surgissant du dehors, force le vivant à avoir rapport à son autre, au risque d'un mal d'allergie.
Ce schéma peut être généralisé. Pour Platon, un être autonome qui n'aurait aucun rapport à aucun dehors serait immortel et parfait, comme un dieu. Le pharmakon est un parasite, une limite à la vie, un excès. Surgissant du dehors, il force le vivant à avoir rapport à son autre, au risque d'un mal d'allergie (auto-immunité). Si Platon, par la bouche du roi d'Egypte qui répond à Thot, rejette l'écriture, c'est parce que, selon lui, elle empêche la connaissance directe de soi. Elle oblige à chercher dehors.
Le mot "pharmakon" ne signifie pas seulement "remède". C'est aussi une couleur, une teinte artificielle, un maquillage, un poison - ou encore un bouc émissaire, toutes ces choses qui sont supposées venir de l'extérieur pour induire en erreur, tromper. Ces choses qui sont là depuis l'origine, Platon voudrait les sacrifier, les détruire, comme le voudra après lui la tradition gréco-occidentale. Les structures (la société, l'institution, le langage, les systèmes d'opposition) ont pour fonction de dire le vrai, de supprimer les imitations, d'inverser le pharmakon. Pourtant il ne disparaît pas. Il vient en plus, il reste en réserve, en excès, dans le mouvement irréductible qui produit la différance, et Platon lui-même, en cherchant à le retourner par l'ironie socratique, ne fait que le précipiter.
Le pharmakon n'a pas d'identité. C'est un milieu élémentaire, mixte, impur, sans essence stable ni caractère propre [ce qui le rapproche de la khôra]. Il peut n'avoir pas d'autre matérialité que la voix nue. Il est parfois remède, parfois poison, parfois dedans, parfois dehors, et toujours ambivalent.
Dans toute adresse, toute demande, tout appel, il y a un risque que le destinataire ne réponde pas, qu'il suscite la haine ou la peur. Et pourtant il faut bien s'adresser à lui - comme à un pharmakon.
On peut comparer une oeuvre à un pharmakon. Comme lui, elle est orpheline, abandonnée par son père (son auteur), intransmissible. Habitant dans le discours et au-dehors, intelligible et sensible, limitée par ses bords et hors-cadre, elle s'adresse à un destinataire inconnu.