Me revient ce souvenir d'enfance. Quand nous devions aller acheter le pain, notre mère nous criait, depuis la maison, alors que nous étions déjà en route : « Non moulé, hein ! » Et si jamais nous revenions à la maison avec une baguette moulée, ma mère prenait son air le plus maussade pour nous humilier : « Mon pauvre petit, tu t'es laissé refiler cette horreur ! »
L'horreur du pain "moulé" ne se discutait pas, chez nous. Les baguettes de pain moulées avaient un aspect artificiel et ridicule qui nous dégoûtait, et il fallait vraiment que nous soyons à court pour accepter d'en manger.
Il y avait "le vrai pain" et 'le faux pain", tout simplement.
De ce pain moulé et de son aspect, "industriel" peut se rapprocher une certaine chair humaine comprimée. La marque de la culotte, la marque du soutien-gorge, la marque du pantalon sur le ventre. Toutes les marques des vêtements (trop serrés) qui boudinent le corps, qui le contraignent. Aujourd'hui, je remarque que les gros portent presque tous des vêtements qui les boudinent, comme s'ils voulaient absolument qu'on remarque leur bourrelets et la chair qui s'accumule en abondance sous le tissu comme l'eau sous le barrage. Nous faisions tout pour cacher ce qu'ils montrent désormais avec ostentation. On conseillait toujours aux gros de s'habiller de manière à dissimuler leurs formes (avec plus ou moins de réussite, bien sûr), et ils le comprenaient très bien. Il n'existait pas, alors, cet état d'esprit qui consiste à être fier de ce qu'on est (quoi qu'on soit). La gloire de l'Obèse nous aurait semblé aussi incompréhensible que celle du handicapé, ou du malingre. Qu'on accepte le gros ou le handicapé, qu'on ne le rejette pas du fait de sa grosseur ou de son handicap, qu'on ne lui fasse subir ni sarcasme ni mépris ni violence me semble évidemment une bonne chose, mais qu'on aille jusqu'à faire de ces caractères un sujet de fierté me paraît relever d'une certaine forme de perversité. Mais, après tout, il s'agit d'un retournement très classique, et peut-être légitime. À partir du moment où certains se sont sentis méprisés, qu'ils ont eu le sentiment, justifié ou non, qu'on les a cachés, ou moqués, il est inévitable qu'ils croient sortir de leur condition en la revendiquant — toutes les prides viennent de là. Je ne suis pas certain qu'il soit bénéfique, pour eux, de s'enfermer dans cette riposte, mais c'est une autre question.
Pour en revenir au pain, qu'il porte sur ses flancs le stigmate manifeste de son "industrialisation" était vécu par nous comme une infamie. Le pain, dans la nourriture, était ce qui relevait d'un petit métier pour lequel chaque Français éprouvait de l'amitié, et presque de la tendresse. Le boulanger n'était pas un commerçant. C'était bien autre chose. Il était le lien vivant entre le paysan et nous, il était le symbole de la terre qui nourrit, il nous reliait directement à elle. Quand, aujourd'hui, il m'arrive d'aller dans une boulangerie — c'est très rare — je vois bien qu'elle n'est qu'un décor, et que le lien dont je fais état ici n'est plus qu'un souvenir.
Hier, j'ai acheté de la farine à Suzanne (elle m'a expliqué longuement les différentes sortes de farines (je ne suis pas sûr d'avoir tout compris)). Suzanne fait sa farine elle-même, cultive son blé elle-même, et cuit son pain elle-même. Je suis soulagé de connaître Suzanne, et même si je sais qu'elle n'est que la trace d'un monde qui a disparu, cette trace me réjouit et m'aide à vivre. J'ai eu la chance de connaître ce qu'encore on nommait des paysans, toujours je me suis bien entendu avec eux et la disparition de cette race me désespère. Un pays sans paysans n'est plus un pays, pour moi. Un pays sans paysan, c'est un pays moulé dans son propre désespoir, c'est un pays qui attend sa pitance de ses ennemis.
L'industrie culturelle empêche la culture, l'industrie médicale prive les gens de leur santé, l'industrie alimentaire affame, tout en offrant la pléthore. Toutes, elles rendent malades, toutes, elles volent à l'homme sa nourriture essentielle.