Depuis quelques années, l'extrait d'un texte de Serge Carfantan, professeur de philosophie, notre contemporain, est régulièrement cité sur Internet, et est attribué à Günther Anders (parfois à Aldous Huxley) et à son fameux livre L'Obsolescence de l'Homme. Quelques individus à chaque fois se dévouent pour rappeler que cette citation n'est pas de Günther Anders. Rien n'y fait : la fausse citation revient comme une mauvaise herbe. Elle est invincible, indéracinable. Le faux est tentaculaire. À peine avez-vous rectifié ici que l'erreur reparaît là, en trois exemplaire.
Lorsque, comme ça m'est arrivé ce matin encore, j'explique au citationneur fou qu'il n'existe à l'évidence aucun rapport entre un livre écrit en 1956 et le texte écrit en 2007 par un professeur de philosophie, je le vois — en temps réel — ne pas comprendre de quoi on parle. Et quand enfin, après plusieurs tentatives infructueuses pour le persuader de bien vouloir corriger son erreur, il accepte de revenir sur elle, c'est… pour attribuer L'Obsolescence de l'Homme à Serge Carfantan ! On s'enfonce dans l'absurde. Plus l'on essaie de dire ce qui est, tout simplement, plus l'autre vous entraîne dans sa folie.
Et quand on a le mauvais goût de faire remarquer que non, contrairement à ce qu'il affirme, et croit, sans doute, il n'a PAS corrigé son erreur, il vous rétorque qu'il n'y a pas mort d'homme, « QU'IL Y A DES CHOSES AUTREMENT PLUS IMPORTANTES, AUJOURD'HUI » ! Cette répartie nous fait immanquablement songer à ce jeune garçon, dans un film de Woody Allen, qui répond à sa mère qui veut savoir s'il a fait ses devoirs : « Tu me demandes si j'ai fait mes devoirs alors qu'existe la fuite des galaxies ??? »
Quel argument ! Nous pourrions faire autant d'erreurs que nous le voulons, au motif qu'il existe des-choses-plus-graves-que-ça-dans-le-monde. Nous sommes vraiment là au cœur de la mentalité enfantine, ou infantile, au cœur du monde des "mamans" et des bisous — mais aussi de celui des tyrans (le tyran prétend qu'il peut faire ce qu'il fait car on fait pire ailleurs). (Je ne suis évidemment pas le premier à remarquer que tyrans et enfants sont très proches, psychologiquement.) En revanche, il ne semble pas grave du tout, pour ces gens-là, de déposséder un auteur de la paternité de son texte. Non plus que de répandre une fausse nouvelle sur Internet. Ils vous répondront bien sûr, la main sur le cœur, que l'important est de citer ce texte, que c'est (comme toujours !) le fond qui compte, et pas la forme !… Et si l'on suit leur pensée, ce n'est même pas le fond, qui compte, c'est l'intentionnalité : Si ce que je dénonce doit l'être, alors tous les moyens sont bons.
Il n'est pas grave non plus de ne pas s'apercevoir de ce qu'il y a de ridicule à attribuer un texte écrit aujourd'hui, dans un style éminemment contemporain, à un auteur écrivant en 1956. Ils ne voient pas le problème car ils ne savent pas à quoi peut ressembler un texte écrit au milieu du XXe siècle. L'anachronisme ne les dérange pas, tout simplement parce qu'ils ne le voient pas. La mémoire ne les tracasse pas, parce qu'ils n'en ont pas.
Ce qui est intéressant, ici, est la manière dont le faux se propage sur Internet. Pour une personne qui va corriger le faux, et dire le vrai, il y en a cent ou mille, à côté, derrière et devant, qui vont continuer à colporter le faux. Il est impossible de lutter. Ce texte S'INTITULE L'OBSOLESCENCE DE L'HOMME et il est de Günther Anders (ou d'Aldous Huxley), POINT BARRE ! Le faux est un fleuve, le vrai est un ruisseau.
Vous ne pouvez rien contre ceux qui, souvent à leur insu, participent du faux, par ignorance, par désinvolture, par inattention, par paresse, par inculture, ou, pire, par une forme de relativisme qui met tout sur un même plan.
Le respect des auteurs, des noms, des dates, de la propriété intellectuelle, de la phrase prononcée ou écrite, la lenteur inhérente à la réflexion, tout cela n'est plus d'actualité. Mais comment peuvent-ils espérer qu'on les écoute, quand on voit le peu de cas qu'ils font de la vérité ? Comment peut-on les prendre au sérieux, quand on voit leur manque de sérieux ?
Le plus grave est que cet état d'esprit profite aux vrais faussaires, aux vrais manipulateurs, qui ont beau jeu de dénoncer ces manquements, ces erreurs et ces stupidités, qui sont légion, sur Facebook. Une époque qui ne sait plus faire la différence entre vrai et faux mérite peut-être le Coronacircus. En tout cas, elle le favorise très largement.