Qu'on le veuille ou non nous vivons avec le Temps. Il n'existe aucune échappatoire à cet axe unidirectionnel qui nous conduit vers notre mort. Que notre fin soit lointaine ou qu'elle soit proche ne change rien au fait qu'elle soit inéluctable, mais les journées et les saisons, en formes de cycles, nous donnent l'illusion, grâce au sommeil, grâce à la nature, grâce à l'oubli, d'un perpétuel recommencement.
L'insomnie, quand elle devient chronique, dissipe cette illusion, et nous place face au Temps (tout en nous en excluant), au Temps pur de toute signification. Ce n'est pas que le Temps s'arrête, non, c'est qu'il se disjoint de nous et que nous pouvons dès lors l'observer de l'extérieur. Tant qu'on l'habite, le Temps semble avoir un sens, mais dès qu'il nous abandonne, on perçoit une autre tonalité, qui ne dit absolument rien, qui nous montre que nous n'avons rien en commun avec lui.
Le cours normal des choses est balayé, dès qu'on ne dort plus, et de là vient la terreur qui prend possession de nous, car un autre monde surgit, un autre monde dont personne ne parle jamais.
Notre agonie est bien trop longue, et c'est notre drame : si nous vivions une journée seulement, nous aurions l'impression que cette journée a un sens, puisque notre existence serait à l'image des éléments, mais qu'il faille recommencer et recommencer encore à croire au recommencement est un supplice que personne ne sait endurer sans devenir fou, ou, au contraire, si sage que cette sagesse-là empêche de la partager avec quiconque. Elle nous laisse seul en un lieu dont il est impossible de parler : l'élan vital s'est retourné contre lui-même. C'est l'envers de la vie. L'épuisement de ce qui nous fonde, voilà ce que nous découvrons.