samedi 2 décembre 2023

Chambre

Plusieurs jours que je ne quitte pas mon lit. Douleurs de toutes sortes, angoisses, délire ou presque délire. J'ai du mal à rester à flot. Depuis des semaines, je reste dans cette zone cauchemardesque dans laquelle un marteau impitoyable me frappe un peu partout, au hasard semble-t-il. Mais le pire n'est pas la douleur, le pire, et de loin, c'est le sommeil qui se refuse à moi. La nuit dernière, j'ai dû me lever près de quinze fois. Dans ces conditions, il est difficile de se reposer, d'autant plus que trois fois sur quatre, je ne parviens pas à me rendormir, même pour une très courte durée. 

Il y a quelques jours, une chose étrange m'est arrivée. J'éprouvais un dégoût absolu pour toute forme d'alimentation (ça ne me dérange pas beaucoup, au contraire, sauf que le traitement antibiotique implique qu'on doive manger, au moins un peu, au moment de la prise du comprimé), mais ce qui est étrange est que ce dégoût avait contaminé la totalité des choses autour de moi. Comme je ne parvenais pas à dormir, j'ai voulu regarder un ou des films, sur l'ordinateur, et tout, mais alors absolument tout de ce que je pouvais voir et entendre me dégoutait absolument. Il y avait entre autres les Galettes de Pont-Aven, film que j'avais déjà vu avec plaisir, eh bien je n'ai pas été capable de le regarder jusqu'à la fin. Tout me sortait littéralement par les yeux et les oreilles. J'avais la sensation d'être mis face aux images de l'enfer. 

De retour d'une de ses dernières répétitions, avec Jessie Norman, dans la voiture qui le ramène chez lui, Karajan dit à sa femme Eliette : « C'est fini. » On le sent fatigué, très fatigué (il sait sans doute que c'est l'un de ses derniers concerts). Les époux se tiennent par la main. Sa femme lui répond : « Non, non, non, rien n'est fini, tout commence. » Les quelques notes de la répétition de la Mort d'Isolde, avec Jessie Norman, ont été plus que bouleversantes. On se tient là-devant en silence, pétrifié. Il est au-delà de la musique, au-delà du temps. 

Elle se lève lentement. Elle va chanter. La main gauche de Karajan caresse la voix de Jessie Norman. C'est bien au-delà du beau. C'est la fin. Il chante avec elle. 

Le 29 novembre 2020, j'écrivais : « Toutes mes nuits sont de puissantes fusées dont je ne sais jamais où elles vont me conduire. Je m'en remets au dieu facétieux de l'Indésirable. » Et aussi : « Celui qui affirme que “la vie est belle” manque cruellement d'imagination ou en possède énormément. »

Le 28 novembre 2017, j'écrivais ceci : « Il y a ce moment étrange où l'amour qu'on porte à une femme noircit, où le sentiment vient appuyer sur une partie inconnue de lui-même. Ce n'est pas qu'il se nie, ce n'est pas qu'il se renverse, non, ce serait trop simple, et ce serait un soulagement, c'est qu'il vient buter contre l'évidence, cet or changé en plomb. Il s'agit d'une réaction, d'une réaction chimique brutale, immédiate — immédiate au sens propre, en ce qu'elle n'offre aucune possibilité de médiation : elle parle une langue singulière, inconnue et intraduisible qui la rend impropre à la consommation, sans bénéfice d'aucune sorte. L'affreux vide qu'on trouve au fond de l'amour se tient là, comme une statue terrible et immobile, qui appuie en la signalant sur une région inconnue de nous, et cette place glacée en nous nous terrifie. Elle apparaît au plus profond de ce qui nous lie à celle qu'on aime mais son message est à tout jamais silencieux. On ignorait cette plaie béante que l'amour révèle. Cette opacité insondable provient je crois de la beauté — d'une forme particulière de beauté, d'une beauté arrêtée dans sa course. Le genre de femmes qui possèdent cette beauté ne la transmettent pas à leurs filles. Non seulement elles ne la transmettent pas, mais elles empêchent absolument qu'elle leur survive. »

Quand tout provoque en nous le dégoût, vers quoi se tourner, quand le silence et la paix du sommeil nous sont refusés ? 

J'ai fait un rêve. Encore un de ces rêves dont la simplicité fait peur. Je suis dans une file d'attente, chez le médecin. Nous sommes debout, nous les bien nommés patients, et nous piétinons d'impatience. En réalité il y a deux files : la file de gauche, dans laquelle je me trouve, et la file de droite, vide, que tout le monde rêve de rejoindre. Ça ne manque pas, un resquilleur nous dépasse tous par la droite, ce qui m'agace beaucoup. Pourtant je parviens aussitôt « de l'autre côté », qui ne ressemble pas du tout à un cabinet de médecin. Je me retrouve dans une sorte de véhicule cubique, transparent, vitré du sol au plafond, qui évoque un ascenseur, réduit à sa plus simple expression, mais un ascenseur qui se déplace horizontalement. Je vois le paysage défiler rapidement, et, à l'extérieur du compartiment en forme de cube dans lequel je me tiens, un gros câble qui, je ne sais pourquoi, me terrifie. Je sais que ce câble élégant et d'aspect discrètement sophistiqué « sait tout » sur moi, sur nous : on sent bien qu'il véhicule une quantité énorme d'informations. La scène se déroule dans une lumière aveuglante, dans une clarté impitoyable. Rien n'existe plus que cette clarté et la vitesse de déplacement de notre « véhicule ». La destination est inconnue mais la pensée des camps de concentration m'effleure. 

Vers quoi se tourner ? Si la mort était à portée de main, sans risque de ratage, sans douleur, et surtout sans délai, sans surséance, sans manœuvre dilatoire, et s'il suffisait pour cela d'appuyer sur un bouton, on y aurait recourt dans le quart d'heure qui vient. « L'affreux rire de l'idiot », on serait soulagé de l'entendre depuis une autre place que la nôtre.