Que faire de son temps libre ? (Admettons que nous en ayons.) Le thé a refroidi. En une heure, on était passé de 12,8° à 13,3°, et la vie, soudain, nous paraissait un peu plus acceptable. Allemande de la suite française en ré mineur, jouée par David Fray. On pourrait montrer (à qui ?) de beaux seins de femme, on pourrait faire la vaisselle, on pourrait reprendre une douche froide (ensuite, on a chaud pendant une demi-heure), on pourrait lire un peu. Écrire ? Ah non, pas ça ! Surtout pas ça.
On pourrait regarder des photographies en noir et blanc de la France des années 30 ou 40, ou même 50. La rue des Ursins, par exemple, photographiée par André Kertész. À gauche, une femme (est-ce une bonne-sœur ?), à droite, un bistrot, par la porte ouverte duquel on devine des hommes et un chien. Devant le bistrot, un vélo, stationné contre le trottoir. On pourrait boire du vin (mais on n'en a pas). On pourrait prendre la partition de la suite en ré mineur. On pourrait prendre la voiture (il fait chaud, dans la voiture) et aller au hasard sur les routes du Gard. On pourrait aussi acheter un billet de Loto, ça nous ferait un but. Ils dansaient des menuets, à l'époque… Il y avait peu de monde dans les rues, à cette époque (les années 30). C'était encore une France vivable et vivante. Tiens, il surpointe la fugue ! Je pourrais raconter des choses. Ces choses dont il ne faut pas parler. Le reste est si ennuyeux. Je ne vois plus le monde (et la France) qu'à travers la fenêtre mal fermée des réseaux sociaux. Mais je crois que c'est le cas de la plupart des gens. Les autres, on les plaint. Je vois Klemperer et Baremboim, je vois Boulez et Muti, je vois Stravinsky et Schönberg (Schönberg est drôle, avec son sourire de benêt, lui qu'on imagine sourire assez rarement), je vois le Pied de Cochon, à Paris, je vois des likes, des cœurs rouges, et beaucoup d'autres choses dont il vaut mieux que je ne parle pas. Comment rester digne ? Ce n'est pas facile. On aurait bien aimé rester jeune, en vieillissant, mais pour cela il aurait fallu qu'on l'ait été un jour. J'ai beau remonter dans mes souvenirs, je ne vois rien d'intéressant à raconter. Je n'ai pas eu la vie de Casanova, moi. Je n'ai pas pris des bains de mercure pour soigner ma syphilis. Bill Evans a eu un jour les cheveux longs. Quelle drôle d'idée ! Plus je me retourne sur ma vie moins je me trouve intéressant. Ai-je bien regardé partout ? Il est probable que j'oublie beaucoup de choses. Et ce sont sans doute ces choses oubliées qui sont ce qu'il y a de plus intéressant. Du moins je préfère le croire. Drôle d'expression, le temps libre ! C'est sans doute qu'il existe un temps qui est prisonnier. J'essaie d'imaginer le temps libre de Jean-Sébastien Bach. C'est difficile. Est-ce que la femme de Jean-Sébastien Bach avait de beaux seins ? Une question qui n'intéresse personne, en tout cas pas les musicologues. Vincent me souhaite un joyeux anniversaire. Il a raison, il ne faut jamais oublier de fêter les anniversaires à contre-temps. Le froid est mon ami. Je danse le menuet avec le froid, personne ne me voit. Ils sont occupés à vivre. La Jasse-de-Bernard, Saint-Hilaire-de-Brethmas, Saint-Hippolyte-de-Caton, Saint-Étienne-de-l'Olm, Monteils, les routes, les chemins, les champs, les bois, les sangliers, les oiseaux, les douleurs, Annecy, les montagnes, l'architecture, les langues étrangères, les livres qu'on ne lit pas, les naufrages, le goût du sang, la solitude amère, le village, le contrepoint, surtout ne pas écrire. Montrer qu'on n'écrit pas, le prouver, disposer sur la page des mots qui ne se touchent pas, qui s'évitent, qui se repoussent, même, renoncer à la promiscuité du sens, le tenir en respect, celui-là, ne rien lui accorder, à ce goinfre qui a toujours raison, même quand il ne sait pas. On est toujours cocu, avec lui. Camoulès, Montèze, Fontanieu, Ribaute-les-Tavernes. Prélude de la suite anglaise en la mineur. Personne ne semble se demander (sérieusement, je veux dire) qui il faut être pour composer cette musique. Ce qu'il faut avoir dans le cœur, dans les tripes, en quel état doit être le pancréas, le foie, l'intestin, quelle température à la maison, la fréquence des rapports sexuels, leur qualité, la solitude intérieure, le profond désintéressement, le soin des autres, l'écoute de l'épouse, sa mauvaise humeur, les deuils. Autrefois l'on était de plus en plus français, au fil du temps et des générations, quand on habitait ce pays. Ce n'est plus le cas. Certains le sont même de moins en moins : plus leur famille est anciennement installée en France plus la francité s'éloigne d'eux. Sarabande : on entend les pas, la voix, on devine les gestes, on voudrait être là, derrière l'homme à son clavicorde, Saint-Sébastien-d'Aigrefeuille, La-Rouvière, les chemins, les routes, les bêtes dans les buissons, la paix dans l'âme, mais pour combien de temps ? Je suis heureux que mes parents n'aient connu ni Amazon, ni Youtube, ni les voitures électriques, ni la covidiase, ni l'iPhone, et surtout qu'ils n'aient jamais été en mesure de l'imaginer, qu'ils en soient restés à l'Hépax et à l'Oscillococcinum, à la 504. Notre périmètre de vérité était plus étroit ? Bande de couillons ! Nous avions les drogueries, nous avions les casse-croûte, nous avions tant, et déjà trop, les seins des filles pointaient déjà sous leurs pulls, nous arrosions les pelouses et le terrain de tennis sans nous vanter d'être des monstres, et les voitures étaient bien assez rapides pour que nous nous tuions contre les beaux platanes le long des routes. Nous pouvions rêver tranquillement de l'an 2000. Nous savions compter de tête et faire les accords du participe passé, nous pouvions tant, et déjà trop, le temps libre, nous savions ce que c'est, France-Culture ne nous emmerdait pas avec sa culture et son ouverture, nous avions même le droit de nous ennuyer, et nous faisions confiance à nos médecins, car entre eux et nous, il n'y avait que la comédie ordinaire de la conversation et les chansons de Charles Trenet.