jeudi 24 novembre 2022

Temps libre

 

Que faire de son temps libre ? (Admettons que nous en ayons.) Le thé a refroidi. En une heure, on était passé de 12,8° à 13,3°, et la vie, soudain, nous paraissait un peu plus acceptable. Allemande de la suite française en ré mineur, jouée par David Fray. On pourrait montrer (à qui ?) de beaux seins de femme, on pourrait faire la vaisselle, on pourrait reprendre une douche froide (ensuite, on a chaud pendant une demi-heure), on pourrait lire un peu. Écrire ? Ah non, pas ça ! Surtout pas ça. 

On pourrait regarder des photographies en noir et blanc de la France des années 30 ou 40, ou même 50. La rue des Ursins, par exemple, photographiée par André Kertész. À gauche, une femme (est-ce une bonne-sœur ?), à droite, un bistrot, par la porte ouverte duquel on devine des hommes et un chien. Devant le bistrot, un vélo, stationné contre le trottoir. On pourrait boire du vin (mais on n'en a pas). On pourrait prendre la partition de la suite en ré mineur. On pourrait prendre la voiture (il fait chaud, dans la voiture) et aller au hasard sur les routes du Gard. On pourrait aussi acheter un billet de Loto, ça nous ferait un but. Ils dansaient des menuets, à l'époque… Il y avait peu de monde dans les rues, à cette époque (les années 30). C'était encore une France vivable et vivante. Tiens, il surpointe la fugue ! Je pourrais raconter des choses. Ces choses dont il ne faut pas parler. Le reste est si ennuyeux. Je ne vois plus le monde (et la France) qu'à travers la fenêtre mal fermée des réseaux sociaux. Mais je crois que c'est le cas de la plupart des gens. Les autres, on les plaint. Je vois Klemperer et Baremboim, je vois Boulez et Muti, je vois Stravinsky et Schönberg (Schönberg est drôle, avec son sourire de benêt, lui qu'on imagine sourire assez rarement), je vois le Pied de Cochon, à Paris, je vois des likes, des cœurs rouges, et beaucoup d'autres choses dont il vaut mieux que je ne parle pas. Comment rester digne ? Ce n'est pas facile. On aurait bien aimé rester jeune, en vieillissant, mais pour cela il aurait fallu qu'on l'ait été un jour. J'ai beau remonter dans mes souvenirs, je ne vois rien d'intéressant à raconter. Je n'ai pas eu la vie de Casanova, moi. Je n'ai pas pris des bains de mercure pour soigner ma syphilis. Bill Evans a eu un jour les cheveux longs. Quelle drôle d'idée ! Plus je me retourne sur ma vie moins je me trouve intéressant. Ai-je bien regardé partout ? Il est probable que j'oublie beaucoup de choses. Et ce sont sans doute ces choses oubliées qui sont ce qu'il y a de plus intéressant. Du moins je préfère le croire. Drôle d'expression, le temps libre ! C'est sans doute qu'il existe un temps qui est prisonnier. J'essaie d'imaginer le temps libre de Jean-Sébastien Bach. C'est difficile. Est-ce que la femme de Jean-Sébastien Bach avait de beaux seins ? Une question qui n'intéresse personne, en tout cas pas les musicologues. Vincent me souhaite un joyeux anniversaire. Il a raison, il ne faut jamais oublier de fêter les anniversaires à contre-temps. Le froid est mon ami. Je danse le menuet avec le froid, personne ne me voit. Ils sont occupés à vivre. La Jasse-de-Bernard, Saint-Hilaire-de-Brethmas, Saint-Hippolyte-de-Caton, Saint-Étienne-de-l'Olm, Monteils, les routes, les chemins, les champs, les bois, les sangliers, les oiseaux, les douleurs, Annecy, les montagnes, l'architecture, les langues étrangères, les livres qu'on ne lit pas, les naufrages, le goût du sang, la solitude amère, le village, le contrepoint, surtout ne pas écrire. Montrer qu'on n'écrit pas, le prouver, disposer sur la page des mots qui ne se touchent pas, qui s'évitent, qui se repoussent, même, renoncer à la promiscuité du sens, le tenir en respect, celui-là, ne rien lui accorder, à ce goinfre qui a toujours raison, même quand il ne sait pas. On est toujours cocu, avec lui. Camoulès, Montèze, Fontanieu, Ribaute-les-Tavernes. Prélude de la suite anglaise en la mineur. Personne ne semble se demander (sérieusement, je veux dire) qui il faut être pour composer cette musique. Ce qu'il faut avoir dans le cœur, dans les tripes, en quel état doit être le pancréas, le foie, l'intestin, quelle température à la maison, la fréquence des rapports sexuels, leur qualité, la solitude intérieure, le profond désintéressement, le soin des autres, l'écoute de l'épouse, sa mauvaise humeur, les deuils. Autrefois l'on était de plus en plus français, au fil du temps et des générations, quand on habitait ce pays. Ce n'est plus le cas. Certains le sont même de moins en moins : plus leur famille est anciennement installée en France plus la francité s'éloigne d'eux. Sarabande : on entend les pas, la voix, on devine les gestes, on voudrait être là, derrière l'homme à son clavicorde, Saint-Sébastien-d'Aigrefeuille, La-Rouvière, les chemins, les routes, les bêtes dans les buissons, la paix dans l'âme, mais pour combien de temps ? Je suis heureux que mes parents n'aient connu ni Amazon, ni Youtube, ni les voitures électriques, ni la covidiase, ni l'iPhone, et surtout qu'ils n'aient jamais été en mesure de l'imaginer, qu'ils en soient restés à l'Hépax et à l'Oscillococcinum, à la 504. Notre périmètre de vérité était plus étroit ? Bande de couillons ! Nous avions les drogueries, nous avions les casse-croûte, nous avions tant, et déjà trop, les seins des filles pointaient déjà sous leurs pulls, nous arrosions les pelouses et le terrain de tennis sans nous vanter d'être des monstres, et les voitures étaient bien assez rapides pour que nous nous tuions contre les beaux platanes le long des routes. Nous pouvions rêver tranquillement de l'an 2000. Nous savions compter de tête et faire les accords du participe passé, nous pouvions tant, et déjà trop, le temps libre, nous savions ce que c'est, France-Culture ne nous emmerdait pas avec sa culture et son ouverture, nous avions même le droit de nous ennuyer, et nous faisions confiance à nos médecins, car entre eux et nous, il n'y avait que la comédie ordinaire de la conversation et les chansons de Charles Trenet. 

dimanche 20 novembre 2022

Terrain vague

« C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent 

de suivre l’ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. »

« Les imbéciles sont comme les portes. 
Les ouvre qui veut, mais, comme les portes aussi, on oublie souvent de les fermer. » 

« L'interprétation, c'est l'ignorance. » 

« Il suffit que tu saches comment c'est fait. Tu n'as besoin de rien d'autre. »

« La fin est dans le commencement. »

« Avant de nous rencontrer, nous étions déjà infidèles l'un à l'autre. »

La sarabande de la suite française en ré mineur (BWV 812) est si affligée que je suis convaincu que la tristesse a été inventée pour nous rendre sensible la beauté. « Il faut imposer l'idée de la dette. » C'est le bonheur, qui nous pousse au désespoir.

Le « tu n'as besoin de rien d'autre » (que de savoir comment la musique est faite), de Celibidache, me hante. En regardant un documentaire qui lui était consacré (The Garden of Celibidache), il y a quelques jours, j'ai eu la surprise de retrouver les quelques mots de lui que j'avais utilisés dans la première pièce de mon disque intitulé Double Silence plein la bouche. « Je me demande comme un enfant de dix ans. Et je réussis très souvent [à éliminer cette stratification de l'expérience]. » Il explique qu'il se met toujours dans la situation de lire une partition qu'il connaît par cœur comme s'il ne l'avait jamais vue (« je réagis comme un enfant de dix ans : pourquoi les cors, ici ? ») Il parle de « créer une relation spontanée à ce grand inconnu » et tout de suite après, nous le voyons assis sur un fauteuil de jardin, en train d'arroser l'herbe, l'air complètement absent. « La fin EST dans le commencement. » (C'est lui qui souligne le « est ».) Et il ajoute : « Et depuis quand ? Depuis toujours. » Juste avant l'intervention de Celibidache, j'ai fait entendre un court extrait d'un dialogue entre Alain Delon et Domiziana Giordano, Elle (Elena Torlato-Favrini) et Lui (Roger et Richard Lennox), dans le Nouvelle Vague de Godard. « Ainsi, ce n'est pas en moi que vous mettez votre confiance, mais en l'amour. — Il ne meurt pas. Ce sont les gens qui meurent. » La fin est dans le commencement : comment ne pas entendre que cette phrase parle de l'amour autant que de la musique, du désir autant que du phénomène sonore ? « Mais c'est un récit, que je voulais faire. Et je le veux encore. De l'extérieur, rien ne vient distraire ma mémoire. C'est tout juste si j'entends, de loin en loin, la terre gémir doucement, dont un rayon déchire la surface. Et l'ombre me suffit. Un seul peuplier derrière moi, dans son deuil. » On entend un accordéon (qui tient un do) et un chien qui aboie, puis le tonnerre, au loin, et un tracteur qui démarre. La voix disparaît… (Mais c'est un récit que je voulais faire, et je le veux encore.) Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J'ai voulu mettre ma confiance en l'amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l'aube, qui sort d'un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu'un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l'été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n'ai plus qu'une chose : le récit de l'été, de l'avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c'est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu'il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »

On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l'oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser. « On ne peut pas dire n'importe quoi n'importe comment si on veut que les mots soient des actes. » I love you again… « L'été était en avance, cette année, et un peu déréglé. Tout a fleuri à la fois. »

« Madame s'en va. » On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin, la gueule ouverte et la tripe palpitante, grotesque à en périr. « Madame s'en va, imbécile ! » Il fait froid. « Même un beau ciel d'été nous a fait sentir notre fragilité. » J'ai envie d'être seul. On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Seul, je le suis. Plus que jamais. Une expression de mépris… « Tu veux de ma petite mort ? » dit-elle, juste avant de nous interdire de la toucher. « Le corps en arrière, elle tend son sexe. » Conversation entre Lolita et Humbert Humbert. Il est question de tranches de bacon et de poésie. De quoi s'agit-il ? « People. » La flûte et la clarinette reviennent comme des cheveux sur la soupe. Ça fermente. Syrinx. Encore le tonnerre. L'ombre la plus courte. « Ah, mon Cher, des larmes, des torrents de larmes ! » L'accordéon de Céline par là-dessus. « Good morning. » Un double silence plein la bouche, on tente encore une fois de faire le récit de l'avoir été, on va jusqu'au seuil, le vent souffle très fort, on a froid, il ne reste que la poésie, la jeune fille et la mort, l'oiseau quand du soleil à perte de vue, la voix de Jacques, une dernière sérénade, la pluie et les ombres, Non c'è più quella grazia fulminante, ma il soffio di qualcosa che verrà. Mettons-nous au piano, a-t-il écrit. Mais c'est un récit que je voulais faire. Tu n'as besoin de rien d'autre. La grâce est partie depuis longtemps, mais nous nous souvenons de ses gestes, de ses odeurs, de ses silences : au fond du larynx, quelques notes âcres de violoncelle. « Vous êtes blessé ? » Oh oui alors. « Le désir d'avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. » Oh oui alors ! « Vous avez mal ? » Oh oui alors… Le miracle de nos mains vides. « Quelle merveille de pouvoir donner ce qu'on n'a pas. » Les oiseaux se taisent. « De nouveau on nous propose le futur ! » Elle répète trois fois sa question. « Qui, mais qui, aime la vie ? » L'interprétation, c'est l'ignorance. Il faut seulement savoir de quoi est fait la vie, la vie en nous et la vie autour de nous, et traverser le temps comme le temps nous traverse, de part en part, sans pause et sans précipitation. Oui, j'ai mal, oui, je suis blessé, oui, j'ai peur. La vague va revenir et nous emporter. « Une femme ne peut pas beaucoup nuire à un homme. Il porte en lui-même toute sa tragédie. Elle peut le gêner, l'agacer, elle peut le tuer ; c'est tout. » Tout ça est à moi. La fin est dans le commencement : on aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Les femmes sont des prétextes, pour les hommes. La tragédie qu'ils portent en eux, il leur faut l'objectiver, il leur faut lui donner une origine, une cause, une figure, un corps à investir, ils aiment désirer ce qui les emporte, la vague qui va les noyer. Il n'y a rien de plus beau que le précipice, quand on en fait le récit. « Mais mon ami, avancez donc ; qu'est-ce vous faites là ? — Je fais pitié ! » Il n'y a qu'à voir les femmes que se choisissent les hommes. Ceux qui aiment se remplissent invariablement la bouche d'un épais silence, un double silence qui leur enlèvera le souffle à jamais. Ne leur reste que le récit et la nostalgie de leur corps d'enfant. Les oiseaux se sont tus. On met sur le pupitre la partition de la suite française en ré mineur, sans espoir. On trace quelques mots sur le cahier, on lève la tête, des noms nous reviennent en mémoire, on laisse le soleil nous réchauffer les os — le temps nous est compté. On essaie de suivre les voix qui se lèvent. La fin est dans le commencement. Avancez-donc jusqu'au précipice. Que craignez-vous donc ? Personne n'aura pitié de vous. Elle va vous demander si vous avez mal. Vous répondrez que oui, que vous avez mal, et vous continuerez d'avancer vers le gouffre sans qu'elle vous retienne. Elle tient à elle comme vous tenez à elle. Elle est l'origine et la fin. Elle compte sur votre ignorance. Vous lui donnerez ce que vous n'avez pas, elle ne vous donnera pas ce qu'elle a. Elle vous fera avancer, vous poussera s'il le faut, si elle trouve que vous êtes trop timoré. Même quand toute la grâce l'aura quittée, elle saura qu'elle peut compter sur votre imagination. Elle versera des torrents de larmes, elle poussera des cris rauques, elle griffera le ciel et les draps, et l'effroi qui vous prendra vous amènera au seuil de la folie, sans qu'elle ne renie aucune de ses caresses. La pluie et les ombres, le vent glacé, les figures grimaçantes, les râles, tout cela n'était que poésie, invention, théâtre. Elle n'a rien entendu, perdue qu'elle était en sa sublime et dolente effigie, éperdue. « Elle ne faisait pas de cinéma, comme les autres » car elle était le cinéma, elle était la fiction, elle était la story, pleinement sincère. Elle n'avait besoin de rien d'autre que d'un regard, de quelqu'un qui écrive une histoire à laquelle elle pourrait croire, de longs regards dans lesquels elle tremperait son âme. Elle est venue sur votre terrain vague, y a fait quelques tours de magie, dans une nuit chaude et épaisse, puis est repartie, la flûte et la clarinette entre les jambes. Madame s'en va. Elle avait mis toute sa confiance en l'amour, et c'est bien normal, puisque vous aviez eu la candeur de dévoiler les réserves colossales accumulées. Vous aviez eu la candeur de vous frotter à ce Grand Inconnu. Et depuis quand ? Depuis toujours. « Ah oui, et puis encore quelque chose : le sexe n'est qu'un complément. Il faudra me rendre mon livre ! »

Qui aime la vie ? Ceux qui la fuient et qui vous appellent « ma vie ». Pas vous, pas vous qui subissez l'affront et l'oubli, et tout le beau royaume des paroles mortes. Restez donc là, au bord du fleuve qui passe, sans vous, et voyez comme ces remous qui vous attiraient tant sont noirs et opaques. Consolez-vous : vous n'étiez pas de taille pour vous mesurer à cette vie hurlante et sans mémoire. Vous n'avez besoin de rien d'autre que de savoir de quoi sont faites ces âmes-là. — L'interprétation, c'est l'ignorance. « Un homme, ce n'est pas assez pour une femme. Ou bien c'est trop. »

J'ai dit moi, mais je pourrais dire un homme, n'importe quel homme. « Mais les gens riches sont donc si différents de nous ? — Oui, ils ont plus d'argent. » 

J'aime les sonneries des vieux téléphones. Reste la mélancolie. Et ma vie.

samedi 19 novembre 2022

Prostate

— Je n'entendrai plus jamais votre rire, mais c'est normal, car je croyais que vous étiez mort.

— Mais je suis mort ! Et je peux rire tout de même.

— Dites-moi ! Mourir a l'air d'être une drôle de chose.

— Oh oui ! Il faudra que je vous raconte.

— Votre prostate va mieux ?

— Apparemment. En tout cas, je peux vous dire que je ne me lève plus trois fois dans la nuit.

— Vous devez être soulagé.

— Oui et non.

— Tiens donc !

— Ne jouez pas au plus fin avec moi je vous prie. Il est impossible de rivaliser avec un défunt, question humour.

— Pardon, je ne savais pas.

— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez, c'est bien naturel.

— Oui et non.

— Croyez-moi sur parole.

— Vous me faites rire.

— Parce que vous n'avez pas d'humour.

— Vous n'êtes toujours pas sympa, vous, même mort !

— Quand je vous disais que vous n'aviez aucun humour…



dimanche 13 novembre 2022

La flûte dans le vagin


 « Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. » Il faut que je pense ? Et pourquoi donc ? Quelle est cette prétendue nécessité, d'où vient-elle ? Je vis encore... Quelle drôle d'affrmation ! Peut-on simultanément vivre et penser qu'on vit ? Pourquoi les moustiques volent-ils ? Qui leur a octroyé ce droit ? Je déteste quand ce que j'écris commence par des questions. Cette manie de poser des questions m'est insupportable. D'ailleurs, tout m'est insupportable, en ce moment, à commencer par moi-même. Je ne sais pas comment font ceux qui s'aiment. Ils sont fous, je crois. Pourquoi penser, pourquoi écrire ? Je devrais m'interdire l'usage du point d'interrogation. Et peut-être aussi celui du point d'exclamation. Et restreindre très fortement l'usage des trois points. Des virgules, aussi. Peut-être également des tirets — et même des parenthèses. Je vous assure : que les moustiques volent ne va pas de soi. C'est une illusion que de le croire. Les moustiques devraient marcher, et même ramper. Les femmes devraient nous demander la permission de coucher à droite et à gauche. Il faut remettre un peu d'ordre dans le monde. La liberté doit retrouver son prix. On doit la chérir à nouveau. Maintenant que j'y pense, j'abuse aussi du point-virgule. Les gens bien ne se posent pas continuellement des questions. Voilà ce que je pense. J'ai attrapé cette manie à l'adolescence, où un professeur de mathématique m'a fait croire que poser des questions était le fin du fin. J'avais envie de le croire. Il était barbu et moustachu. Il s'appelait Philippe Gaucher. Durant ma deuxième année d'internat au Collège Saint-Michel, en seconde, nous étions en “auto-discipline”. Un beau bordel. L'année de troisième qui avait précédé avait au contraire été placée sous le signe d'une discipline très stricte. Très stricte de mon point de vue, en tout cas. Je me souviens d'une anxiété permanente : à chaque instant, je me demandais s'il était licite de faire telle ou telle chose. Ce monde était nouveau pour moi, nouveau et angoissant, mais ça n'a duré qu'une année. Philippe Gaucher était extraordinaire. Il ne nous enseignait pas les mathématiques. Plutôt à parler. À poser des questions. Et à se taire. Les premières semaines de cours, nous les avions passées en silence, nous demandant ce qu'il attendait de nous. Il ne disait rien. Il marchait de long en large devant le tableau noir, les mains derrière le dos, et nous jetait parfois un coup d'œil peu amène. Nous attendions qu'il nous dise quoi faire et il s'y refusait obstinément. Il ne souriait pas. Il avait l'air renfrogné. Parfois, il posait une fesse sur son bureau, et nous observait silencieusement. Puis il essuyait ses lunettes avec son mouchoir, et les remettait en place, toujours sans un mot. La fin du cours arrivait : nous n'avions pas prononcé une parole. « Auto-discipline »... Mes parents m'avaient mis en pension pour que j'apprenne la discipline. Heureusement, mon père est mort. Il n'a pas eu le temps de voir les dégâts causés par le renversement radical de tendance, à ce sujet. Les mathématiques étaient la discipline reine, en ce temps-là, et il avait fallu que je tombe sur le seul prof de France qui refusait de nous l'enseigner, en tout cas c'est ce que nous avons pensé durant tout l'automne. Il était fou ? En un sens, il était fou, mais sa folie prenait les allures d'une raison supérieure qui nous séduisait beaucoup. Ma mère s'inquiétait un peu pour moi tout de même et elle avait fait le déplacement jusqu'à Annecy pour rencontrer Gaucher, car c'était notre professeur principal. Il l'avait complètement rassurée. « Votre fils est parfait. Faites-lui confance. » On voit que, fou parmi les fous, j'étais parfaitement à ma place. La situation ne pouvait pas être plus favorable, pour moi qui avais toujours détesté les mathématiques. Mon professeur principal, professeur de mathématiques, nous enseignait tout sauf les maths, et disait à ma mère de ne pas s'inquiéter pour moi. De plus il avait une voiture de sport décapotable dans laquelle il m'emmenait faire des tours. L'année s'annonçait bien. Il existe un certain point supérieur de la vie depuis lequel on voit tout très nettement : j'y étais. Le basculement pouvait avoir lieu, tranquille. Moi qui avais toujours été d'une timidité maladive, complexé à mort, et exagérément couvé par ma mère, je sentis que des ailes me poussaient. Alors tout vint en même temps, d'un seul coup. Quand je dis tout, je parle des flles, du jazz, de la drogue, de la moto, de l'amour et de la liberté. Auto- discipline si on veut. En une petite année, il a fallu tout apprendre. Je vais vous dire la vérité : je ne suis toujours pas sorti de là. Je croyais avoir appris la Liberté et cette liberté inouïe allait m'emprisonner dans le beau chaos de la vie. La violence du choc, sur l'inertie duquel j'allais vivre durant près de cinquante ans, je la ressens toujours aujourd'hui, l'onde de choc s'est propagée jusque là, mais ce n'est qu'aujourd'hui que je m'interroge sur ce qui s'est passé alors. Si je me pose des questions sur ma ponctuation et mes parenthèses, si je fais des phrases, aujourd'hui, c'est parce que je n'ai pas su en faire à ce moment-là, que j'en étais incapable. J'avais à peine la connaissance des virgules et du point, et jamais je ne m'étais demandé si je pensais ou non. Penser à quoi, à qui ? On ne pense pas plus sans ponctuation qu'on ne pense sans phrases. Pour parvenir à ce point depuis lequel il est possible de penser à penser, il faut une sorte de providence personnelle. Il faut connaître un état de gai savoir. Que tout arrive pour notre bien, même le chagrin. Nous sommes des serfs. La liberté n'existe qu'en vue de la plus parfaite soumission. Bon, il arrive que les deux se confondent, c'est vrai, mais tous ceux qui un jour ont voulu créer quelque chose savent que c'est en se soumettant absolument à ce qui nous dépasse que c'est possible. Le chaos est un préalable incontournable, et le chaos, c'est seulement l'ordre qu'on ne comprend pas encore. Ce n'est peut-être même pas un préalable, d'ailleurs, c'est surtout un pays qu'il faut nécessairement traverser et qui ne semble inhospitalier qu'aux imbéciles, c'est-à-dire à ceux qui sont trop intelligents, dont l'intelligence s'exerce à contretemps : l'art est le frère jumeau du hasard, ou peut-être de la Chance.

« Savoir trouver la fin. — Les maîtres de première qualité se reconnaissent en cela que, pour ce qui est grand comme pour ce qui est petit, ils savent trouver la fin d’une façon parfaite, que ce soit la fin d’une mélodie ou d’une pensée, que ce soit le cinquième acte d’une tragédie ou d’un acte de gouvernement. Les premiers du second degré s’énervent toujours vers la fin et ne s’inclinent pas vers la mer avec un rythme simple et tranquille comme par exemple la montagne près de Porto fino — là-bas où la baie de Gênes finit de chanter sa mélodie. »

Les fins naturelles et belles sont une des sorties du chaos, la Chance qui advient à l'œuvre, quand celle-ci se termine. C'est plus que l'intelligence, ou c'est une intelligence qui ne s'agrippe pas à elle-même. Est-ce que les fins de vie peuvent être intelligentes ? Il est temps pour moi de me poser la question. Je risque bien de ne pas la voir venir. Non pas que je croie être un maître pour quiconque, en aucune façon, mais pour moi, je n'ai pas le choix, et personne ne l'a : quelle que soit la qualité de ma vie, je n'ai pas d'autre maître que moi-même. Je ne peux pas envisager celle-là sans me dire que j'en suis entièrement responsable, quelles qu'aient pu être par ailleurs les circonstances, les rencontres, les brutalités et la bêtise qui se sont dressées sur mon chemin en prenant le masque du hasard. Quoi qu'on fasse, cela finit par une mélodie simple et tranquille qui vient mourir sur nos lèvres, et cette mélodie singulière porte en elle tout le somptueux chaos que nous avons traversé en aveugles. Rien ne sert de s'énerver, mais c'est bien tentant tout de même. C'est le moment de l'« autodiscipline » et nous avons envie de nous révolter une dernière fois. Nous sommes maîtres et serviteurs au même degré, exactement. C'en est touchant, et le ridicule n'est jamais très loin, même et peut-être surtout dans le tragique qui nous attire très fort dans la grande solitude par définition incomprise de tous. Je vis encore, je pense encore... Combien de temps ? Cette donnée nous est cachée, heureusement, même quand l'existence arrive à ce point où les chiffres des machines vont remplacer la vie en nous. Je me demande si au dernier moment je commencerai à m'aimer un peu. Il paraît que c'est ce que veut la vie. Entendrai-je de la musique, et laquelle ? M'apaisera-t-elle ou me sera-t-elle insupportable ? Je n'ai pas oublié ce jour de 2003, était-ce le printemps ou déjà l'été, quand, dans la chambre d'hôpital où ma mère gisait sans parole, j'avais voulu lui faire écouter le larghetto du 24e concerto de Mozart (je crois me souvenir que c'était Robert Casadesus qui jouait), car je savais qu'elle l'aimait, et qu'elle avait fait une atroce grimace en entendant les premières mesures de ce mouvement. Je n'avais pas insisté et avais retiré précipitamment le casque que j'avais mis sur ses oreilles, non sans ressentir un grand chagrin et une grande incompréhension, presque une révolte. Je lui en voulais de ne pas être fidèle à elle-même, et bien sûr cette « elle-même » n'était que mon désir qu'elle ne m'abandonne pas à ma solitude, qu'elle continue à être pour moi, qu'elle obéisse jusqu'au bout à la structure que nous avions construite tous les deux durant notre commune existence. Ce que je prenais pour une trahison n'était bien sûr que sa liberté, que son abandon à celle qu'elle était devenue depuis que la parole l'avait quittée, que sa coïncidence avec elle-même, cette elle-même nouvelle et dernière, et je ne l'ignorais pas, mais il m'était impossible de ne pas en souffrir, c'était comme une insupportable rupture de contrat. Elle vivait encore, elle pensait encore, et je n'avais pas mon mot à dire, je devais souffrir en silence, la laisser être autre, et me retourner vers Mozart comme un âne qui a reçu un coup de pied de son maître alors qu'il le servait avec amour. Pour un peu, j'aurais fait la tête. J'étais vexé. Je venais lui apporter la paix, la beauté, le sublime, et ma mère s'en détournait avec un rictus de douleur et d'offuscation. Avait-elle joué la comédie, durant toutes ces années où nous écoutions cette musique dans un commun ravissement ? Cette pensée m'effleura, et la douleur qu'elle engendra venait entièrement de celui que j'étais pour pouvoir penser une chose pareille. Ce jour-là, j'ai su immédiatement que ce moment me poursuivrait longtemps. Je n'avais pas su trouver la fin. La fn douce, apaisante, consolante, que ma mère méritait. Pourquoi ne pouvons-nous jamais avoir de certitudes qui durent le temps d'une vie ? D'où vient cette malédiction que le temps entre en nous comme une clef qui traduit notre être d'une imprévisible façon, pourquoi sommes-nous perpétuellement en retard sur la vérité et sur la justesse ? Et voilà que je me remets à poser ces foutues questions...

J'ai beau faire, je ne saurai jamais ponctuer. Là aussi, j'ai fait semblant de savoir, et l'on m'a souvent cru. On ne nous croit que lorsque nous mentons. Personne ne nous croit jamais, quand nous disons la vérité. Nous n'avons aucune liberté. La seule liberté que je connaisse est celle qui consiste à croire à la possibilité de la liberté. Comment peut-on croire sérieusement à cette fable, quand on écoute le larghetto du 24e concerto de Mozart ? Si Mozart avait été libre, il aurait composé autre chose que ce mouvement sublime, et je ne serais pas en train de l'écouter au moment où j'écris ces phrases. Mais lui aussi a dû se croire libre, lui aussi a été son propre maître, et lui aussi s'est abandonné au temps qui en lui traduisait le sens qu'il croyait donner à sa vie, ce temps qui est parvenu jusqu'à nous, dans le velouté des clarinettes et la sérénité des cordes, ce temps du souffe partagé. Je l'imagine, Mozart, en prof de mathématiques, une après-midi d'automne ensoleillée, à Annecy, assis sur son bureau, regardant par la fenêtre, se taisant, ignorant notre regard médusé, perdu, ailleurs, séparé de nous, entre parenthèses, ou entre guillemets.

« La foi en soi-même. — Il y a en général peu d’hommes qui aient foi en eux-mêmes ; — et parmi ce petit nombre les uns apportent cette foi en naissant, comme un aveuglement utile ou bien un obscurcissement partiel de leur esprit — (quel spectacle s’offrirait à eux s’ils pouvaient regarder au fond d’eux-mêmes !), les autres sont obligés de se l’acquérir d’abord : tout ce qu’ils font de bien, de solide, de grand commence par être un argument contre le sceptique qui demeure en eux : il s’agit de convaincre et de persuader celui-ci, et pour y parvenir il faut presque du génie. Ces derniers auront toujours plus d’exigences à l’égard d’eux-mêmes. »

Ah, les bassons ! J'aimerais être capable de dire ce que c'est qu'un basson, dans la musique de Mozart. Qui parle, ici ? Comment le bois vient dans la vibration, quelle sorte de vie il lui donne, quelle est cette manière de se tenir debout, ou assis, quel étrange costume porte cet instrument à la fois doux et rauque, drôle et sérieux, de quel pays est-il et quelle est cette langue que nous ne comprenons pas vraiment mais dont nous ne saurions nous passer ? Comment tient-il son rôle, lui qui, dans le bas du son, est face aux hautbois perchés, pointus, tendus, comment fait-il le dos rond, pourquoi semble-t-il souvent maugréer, ne parler qu'à contre-cœur, comme s'il se sentait obligé de se justifier d'être là, entre les cors et les flûtes, de l'autre côté de la rue qui le sépare des séduisantes clarinettes ? Le sceptique en moi parle très fort, me coupe sans cesse la parole, me marche sur les pieds, n'en fait qu'à sa tête, et m'oblige à des contorsions épuisantes si je veux me donner l'impression très momentanée que je suis le maître à bord. Je regarde les autres, autour de moi, avec un sentiment d'incrédulité extrême, eux qui semblent toujours nager dans le fort courant de la maîtrise. Comment font-ils ça ? Ce sont des magiciens. Moi je suis un infirme dans un monde de maîtres. Et il faudrait en plus que je pense par moi-même ? D'où me viendrait cette incroyable faculté ? Ils sont tous parfaitement adaptés à l'orchestre dont ils font partie, c'est indiscutable, alors que je joue d'un harmonium poussif et désaccordé dont il manque la moitié des notes. La foi en soi-même renverse des montagnes que je suis le seul à voir, mais contrairement à Nietzsche, je crois que cette faculté est donnée à tout le monde sauf moi. Si je regarde autour de moi, je ne vois que des humains capables de composer le 24e concerto de Mozart les doigts dans le nez, sans même être conscients de l'exploit inouï qu'ils viennent de réaliser. J'en connais qui croient vivre parmi un peuple d'analphabètes et d'impuissants, et j'avoue qu'il m'est arrivé de le penser ; mais c'est tout le contraire ! Si la langue que vous entendez alentour vous semble dénuée de sens et parfaitement grotesque, en plus d'être laide à faire peur, c'est seulement que vous n'en comprenez pas les subtilités et la logique. Nous sommes entourés de génies qui créent comme ils respirent, qui inventent sans répit, qui mettent au monde un univers dont la nouveauté perpétuelle est un défi permanent à l'intelligence et aux siècles. Jamais je n'y arriverai. Jamais je n'aurai cette puissance créatrice et cette belle foi innocente et pure. Aujourd'hui j'apprends qu'une gynécologue joue de la fûte avec son vagin. S'il vous fallait des preuves, en voici une. Mais elles sont légion. Pas une heure ne se passe sans que mes contemporains ne démontrent leur absolue supériorité sur tout ce qui s'est fait jusqu'alors. La question ne se pose même pas. Pauvre Mozart, pauvre Mendelssohn, pauvre Wagner, que nous avions grandement surestimés, vous n'êtes coupables de rien, c'est seulement que le temps n'était pas venu, que vous êtes nés dans de sombres siècles où seuls quelques individus avaient du génie, et c'est le dénivelé avec vos contemporains qui nous a fait longtemps croire que vous étiez des montagnes. Si vous naissiez aujourd'hui, personne ne vous remarquerait, car mes frères humains sont tous vos égaux, et c'est ma seule infirmité congénitale qui me permet de vous admirer encore un peu.

J'ai commencé ce texte par ces mots : « Je vis encore », mais je suis bien obligé de convenir qu'il n'existe en moi aucune réelle certitude à cet égard. C'est par commodité, c'est pour m'associer au genre humain, que je fais mine de le penser, que je ne discute pas plus avant cette affirmation qui semble pour beaucoup aller de soi, mais au fond de moi, rien n'est assuré, rien n'est solide. Ce sont là pures conventions, contrats passés avec mes lecteurs et amis, refus de les effrayer ou de trop les exaspérer. J'écris depuis un demi-monde, au crépuscule, et je me tiens au bord de ce qu'on m'a décrit comme étant la vie. Parfois, il m'arrive de croire que j'y suis, que je fais partie des vivants, que j'ai du génie, moi aussi, que je peux créer à volonté, qu'il suffit de m'asseoir devant un clavier et d'écrire, mais je n'ai pas encore terminé la première phrase que l'illusion s'est dissipée. Oh, je ne m'en plains pas, bien sûr. J'aurais trop honte d'y croire. Mais je dois avouer que parfois j'aimerais être moi aussi de ce peuple là, que je voudrais avoir la foi, et voir ce spectacle magnifque, en regardant à l'intérieur de moi.

dimanche 6 novembre 2022

Droit


On n'écoute jamais assez, jamais assez bien. Ce disque (le dernier récital de Dinu Lipatti à Besançon, donné il y a soixante-douze ans, le samedi 16 septembre) est sans doute l'un des ceux que j'ai le plus écouté dans ma vie, et ce depuis la prime enfance. Pourtant, c'est seulement aujourd'hui que je crois l'entendre pour la première fois. C'est un peu faux, bien entendu, car on oublie facilement, mais c'est plus vrai que faux. Ce que j'entends aujourd'hui, et que je crois n'avoir jamais entendu avec cette évidence indiscutable, c'est l'honnêteté absolue de Constantin Lipatti. Jamais il ne se cache derrière son piano, jamais il ne se dissimule derrière sa personnalité, jamais il ne cherche à nous amadouer, à nous étourdir, encore moins à nous impressionner ; toute la musique est là, entre lui et nous, sans que rien ne la recouvre jamais. Sa simplicité est bouleversante, inouïe. C'est un des plus grands récitals jamais enregistrés — je ne m'en aperçois qu'aujourd'hui alors que j'ai grandi avec ce disque, ce Bach, ce Mozart, ce Schubert et ce Chopin. 

Il était droit. Je ne connais pas de pianiste plus droit que lui. Rien n'est jamais gauchi par l'intention, par l'esbroufe, par la vanité ou la crainte. Son cœur, il n'a pas besoin de le sortir de la poitrine, son âme, il n'a pas besoin de l'offrir au public venu l'entendre, il est tout entier à sa manière de parler, et s'il faut soixante-dix ans pour l'entendre, eh bien tant pis, que ceux qui entendent entendent, et que ceux qui sont sourds restent sourds. L'éternité lui va bien. Il n'est pas allé la provoquer, il la porte en lui, il entre avec elle dans le royaume, sans regarder en arrière, avec la simplicité des âmes pures.

Le soir même où Lipatti donnait son dernier récital coulait Laplace, une frégate météorologique de la Marine nationale, dans la baie de la Fresnaye, à 800 mètres du cap Fréhel. À minuit et quart, une explosion ébranlait le navire. Une des mines magnétiques posées par les Allemands durant la guerre venait de déchirer la coque. Le capitaine Rémusat, commandant du Laplace, restera à bord jusqu’au bout, sombrant avec son navire, alors que de nombreux marins se noyaient, englués dans le mazout qui se déversait du bateau : cinquante et un hommes périrent cette nuit-là. Michel Plantier réussit quant à lui à s'accrocher à une bouée de sauvetage et dériva dix heures durant avant d'être recueilli par le bateau-pilote de Saint-Malo. Il n'y a aucun rapport entre ces deux événements, mais on aurait aimé que Michel Plantier entende Dinu Lipatti jouer pour lui pendant son long cauchemar. Ce soir-là, la maladie qui frappe le pianiste ne s'entend pas : c'est la grâce, qu'on entend, la grâce et l'honnêteté sans faille d'un artiste comme on n'en fait plus. Dinu Lipatti allait mourir moins de trois mois après de la maladie de Hodgkin, à trente-trois ans. Bach, Mozart (mort à trente-cinq ans), Schubert (mort à trente-et-un ans) et Chopin (mort à trente-neuf ans) écoutent, sans un mot, celui qui les réunit à Besançon et en nous pour l'éternité. 

samedi 5 novembre 2022

Variations


J'ignore si c'est possible, j'ignore même si c'est souhaitable, mais j'aimerais écrire comme un musicien compose des variations. Cette idée, ce désir s'impose de plus à en plus à moi, alors que je l'ai longtemps combattu. Il est possible que cette voie soit une impasse, mais il est des impasses où l'on juge bon de se perdre, des chemins où l'on aime être seul. 

Tout est variation. La vie est variation. Les cellules du corps humain sont des variations d'elles-mêmes. L'amour est une variation de l'abandon. Le passé est une variation du présent, l'avenir également. La vieillesse est une variation de la jeunesse, qui est elle-même une variation de l'embryon, qui est lui-même une variation de l'ovule, les organes sont des organisations variées, le visage est une variation du corps, le corps du visage, la main du pied, le vagin du pénis, le plein du vide, le temps de l'espace, la vibration du néant, le regard de l'écoute, la pensée du sommeil, l'homme de l'animal, le clavier de l'alphabet, la musique de la peinture, la colère de la joie, l'année de la semaine, le jour de la nuit, et la vie elle-même est une variation de la mort, autour de la mort, avec la mort comme thème central dont tous les autres découlent, la durée, le vide, l'infini et l'oubli. Les larmes sont des variations de la mer, ou du sang, l'enfant est une variation de la mère, l'autre est une variation du même, celui qui pleure est une variation de celui qui rit. La langue est une variation, sans doute la plus riche, la plus accessible, la plus signifiante pour l'homme, elle est la Variation-mère, pourrait-on dire, ou sa matrice, elle est en cela très proche du destin génétique tel qu'il se présente à nous. Des lettres aux Lettres, des caractères aux visages, des surfaces aux volumes, des signes aux mots et des mots aux notes, le monde ne cesse de se recomposer en d'infinies variations — c'est la vie, c'est le vivant qui parle à travers les êtres, et souvent même à leur insu. 

Les musiciens, et parmi les musiciens, les compositeurs, sont sans doute les plus attentifs à la Variation. Bien sûr, un écrivain digne de ce nom sait aussi qu'un livre n'est qu'une variation sur un titre, ou même sur un mot, mais il le sait sans le savoir, il n'y pense guère, tout occupé qu'il est par le sens et par le récit, alors qu'un compositeur, heureusement délesté de la signification et de l'écrit, met toute son âme à organiser la variation, car les notes et les accords, à la différence des mots, permettent de faire des phrases irréfutables (indiscutables) et pourtant non péremptoires : elles n'affirment rien, elles se contentent d'être justes, c'est-à-dire portées par un rythme et une harmonie qui les justifient, qui les amènent à ce point unique et non reproductible qui semble tout naturellement séparer la nécessité de la contingence, le naturel de l'artificiel, l'art du non-art. 

Prenons ce qu'on appelle un thème. Un thème est une mélodie qui va donner naissance à d'autres mélodies, qui va revenir, une mélodie reprise, transformée, métamorphosée, segmentée, augmentée, divisée, diminuée, inversée, reflétée, transposée, diffractée, dilatée ou au contraire comprimée, déformée, récapitulée, en un mot, variée. Un thème est également un signe, un appel, une balise, un repère, un seuil, une borne, une frontière. Un thème, c'est ce qui se dresse, ce qui surgit, ce qui parle depuis un nom propre. C'est lui qui créera et indexera la forme, qui signalera les retours, les suspensions, les transitions, les fins, et c'est lui aussi qui donnera un sens au développement, une physionomie au temps, une singularité et une allure à la succession de tensions et de détentes qui font avancer la musique, qui la font se mouvoir dans la durée et se rapprocher de nous sans que jamais heureusement nous ne soyons en mesure de l'atteindre. Avant que le thème soit thème, il est mélodie, c'est-à-dire  figure qui contraint les notes, qui imprime des directions et des courbes à leur succession, qui crée des rapports, des tensions, des pôles, des intersections, des intervalles, des échelles, qui sculpte un visage, qui imprime une physionomie, qui nous rend le moment sensible et familier (ou étrange) et nous donne l'illusion d'une parole qui donne un sens à nos sens. Mais la mélodie est elle-même variation. Dès qu'il y a deux notes qui se succèdent, il y a variation : la seconde est une variation de la première, et la première est une variation de la seconde, puisque la musique fait intervenir la mémoire, ô combien !, et qu'elle se meut dans toutes les directions simultanément : c'est la raison pour laquelle l'harmonie (le vertical) est elle-même une variation de la mélodie (l'horizontal). Il est impossible d'imaginer que la musique en soit restée à la monodie, car la monodie contenait déjà en elle-même, à l'état latent, la polyphonie. Qui de l'harmonie ou de la mélodie est première ? Il est difficile de le dire, tant ces deux catégories sont interdépendantes ; pourtant, j'aime penser que la mélodie est tout entière déjà contenue dans l'accord, puisque chaque son naturel est déjà constitué d'un faisceau organisé de notes (les sons purs n'existent pas dans la nature, le vivant ne le supporte pas). Si les hommes ont pensé un jour à chanter, si le chant est venu à leur bouche, c'est peut-être qu'ils ont d'abord entendu (ou deviné) ce qu'un son exprimait (révélait) de manière à la fois instantanée et cachée : le son est un paradoxe — il est à la fois muet et discoureur. Le chant n'est donc peut-être que la réalisation note à note, que l'ordonnancement dans le temps d'un précipité sonore, celui du donné, celui de la vibration des corps. Tache ou dessin, couleur ou trait ? Les deux se tiennent embrassés. C'est des rapports intimes et passionnels (et parfois conflictuels) de ces deux dimensions qu'est née la musique telle qu'elle a existé depuis le plain-chant. On serait tenté de dire : telle qu'elle a existé après le plain-chant, mais je crois que dès lors, la présence du Vertical était déjà active et signifiante — on ne peut pas concevoir de mélodie sans que celui-ci l'ordonne, et plus que cela, la structure. C'est ainsi : il y a des notes qui dominent et des notes qui sont dominées, l'égalité n'existe pas dans le chant, et même la musique dodécaphonique, qui un temps a prétendu abolir ces hiérarchies, a dû bien vite les rétablir par d'autres moyens que ceux de l'harmonie tonale. On pourrait aller jusqu'à dire que le Chant est la manifestation sensible de l'inégalité sonore naturelle.

L'oubli est une variation sur la mémoire. Une variation vertigineuse et qui annonce la fin du souffle, l'effroi et la solitude. Mais qu'y a-t-il de plus beau qu'un chant qui ne s'adresse plus à personne, qui ne cherche plus à séduire ni à consoler ? Qu'y a-t-il de plus émouvant qu'un chant essoufflé, qui tend vers l'Absence radicale ? L'idéal de la musique est sa disparition, l'idéal du son est le silence, l'idéal de la couleur est le noir. 

Le vocable son est en français contenu dans les mots songe et mensonge. On oublie de l'entendre mais il est bien présent, c'est à lui qu'ils doivent cette vibration profonde qui les fait tomber en nous, comme les harmoniques sont présentes dans chaque son instrumental : il y a une part de rêve et de délire dans les corps résonants qui incitent l'homme à sortir de sa simple parole, qui le font passer de la langue au chant. C'est toute la différence qu'il y a entre entendre et comprendre

vendredi 4 novembre 2022

La Chair

J'aimerais qu'on me présente ceux qui sont morts le 10 janvier 1956 dans l'après-midi. Je ne me rends pas compte, est-ce que cela fait beaucoup de monde ? Ceux dont la vie s'est éteinte au moment précis où je suis né, se pourrait-il que je ne leur doive rien ? Cela me paraît impossible. Qu'ont-ils soustrait au monde qu'il faudrait continuer, ou reprendre, sous d'autres formes, sous d'autres cieux ? Ils ont effacé un trait qui a laissé poindre une forme, non, plutôt l'inverse. Sur une tranche de cœur encore saignant quelqu'un a marché et un nouveau-né a crié avant la nuit. Aglan vient avec son large couteau, je crois que c'est pour moi.

La chair, la chair, la chair. Tiède et peureuse. Rien d'autre dans le crépuscule élastique qui se traîne toute la journée. C'est un ruisseau perpétuel et épais, un pus froid qui se glisse dans l'haleine, un abrégé de douleur calme qui étreint sans répit, tant que la langue vit.

Les fils descendent du plafond et m'entrent dans la gorge. Je crie silencieusement : la chair. Je bave. Ça sent l'ail et la coriandre et l'organe épuisé. Inspiration, expiration, pause, tremblements, fièvre noire. Paix dérivée, reportée sous le souffle. Un trait mène au néant, négligeant même l'effroi. Le trou. Ils étaient durs, féroces et sans mœurs. On entend encore leur sales cris de fantômes ivres. 

Même entre les pages d'un livre, je ne suis plus à l'abri. Le bruit entre par les pores de la feuille. Plus personne pour nous embrasser. Le souvenir s'est résigné : il est fatigué, lui aussi. Tout s'est défait comme ils parlent tous en même temps alors que je n'entends rien. Personne n'est là. Pas de caresse. Pas de tête accentuée. Ne reste que le souvenir d'une idiotie impardonnable qui ne me quittera plus. Pourquoi m'as-tu abandonné ?

mardi 1 novembre 2022

Vieux

 

Un jour nous sommes vieux. Alors nous devons être vieux. Nous devons nous adapter à notre nouvel âge (nouvel âge, vraiment ?). Nous devons dormir comme un vieux, marcher comme un vieux, respirer comme un vieux, parler comme un vieux, et même penser comme un vieux. Karajan n'a pas toujours été vieux. Il a été jeune, on l'a connu jeune, on l'a vu jeune, on a des images, on a des films, on a sa voix de jeune homme bien dans l'oreille, ce son un peu métallique au fond des tripes qui le rend un peu moins effrayant. (Même Elizabeth Schwarzkopf a été jeune. (Même moi.))

Nous devons nous conformer à notre état de vieux. Nous devons faire coïncider notre âge et notre aspect, notre âge et notre voix, notre âge et nos pensées, notre âge et notre démarche. Nous devons être cohérents avec notre carte d'identité. Par exemple en développant un petit cancer de la prostate, ou un commencement d'Alzheimer. Boulez n'a pas toujours été vieux. Je l'ai entendu parler quand il avait vingt-cinq ans. Rodin aussi a dû être jeune, mais je ne l'ai jamais entendu parler, ni vu en photo quand il avait vingt ans, ni croisé en allant faire mes courses à Alès. Jésus n'a jamais été vieux (ni Schubert). Serait-il revenu sur ses théories, s'il avait atteint quatre-vingts ans ? Je me demande souvent si Glenn Gould aurait joué la sonate en la majeur de Mozart différemment à soixante-dix ans. 

« Il faut aimer les sages quand ils sont jeunes. Passé un certain âge, on a tendance à prendre pour de la sagesse ce qui n’est que fatigue, indifférence, lassitude, extinction des passions. » Pour les sages, je ne sais pas, je n'en connais pas, mais pour les artistes, je les préfère vieux. Il nous vient parfois un dégoût d'écrire en songeant à la quantité de jeunes par lesquels on risque d'être lu, pourrait-on dire pour paraphraser Paul Léautaud. Je crois que cette idée qu'il existe des sages est une idée de jeunes. Et comme les jeunes sont cons…

Mais les vieux sont encore plus cons ! — Ah oui, c'est bien vrai, ça. — Surtout ceux qui s'imaginent être vieux. — D'accord, mais ils sont tout de même moins cons que les vieux qui se croient jeunes ! — Cela va sans dire, mon Coco.

Dans l'allegro ma non troppo de la sonate en la mineur de Schubert (D. 537) jouée par Arturo Benedetti Michelangeli, ce dernier est-il vieux, suffisamment vieux pour jouer cette musique composée par un jeune homme de vingt ans ? Je suis souvent troublé par le fait de penser qu'il aurait pu m'arriver de rencontrer Schubert et de le trouver con. Oui, j'en suis certain, c'est possible. C'est possible malgré tout ce que je pense d'un Schubert (ou d'un Beethoven). On peut bien sûr m'objecter que cela ne démontre qu'une seule chose : que je suis con. Et je serais bien en peine d'aller là-contre. Mais tout de même, cette explication n'est pas totalement satisfaisante. Et puis je vois bien qu'il m'arrive, pour parler de mes contemporains, de trouver con tel ou tel artiste que j'admire.