« C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent
« L'interprétation, c'est l'ignorance. »
« Il suffit que tu saches comment c'est fait. Tu n'as besoin de rien d'autre. »
« La fin est dans le commencement. »
« Avant de nous rencontrer, nous étions déjà infidèles l'un à l'autre. »
La sarabande de la suite française en ré mineur (BWV 812) est si affligée que je suis convaincu que la tristesse a été inventée pour nous rendre sensible la beauté. « Il faut imposer l'idée de la dette. » C'est le bonheur, qui nous pousse au désespoir.
Le « tu n'as besoin de rien d'autre » (que de savoir comment la musique est faite), de Celibidache, me hante. En regardant un documentaire qui lui était consacré (The Garden of Celibidache), il y a quelques jours, j'ai eu la surprise de retrouver les quelques mots de lui que j'avais utilisés dans la première pièce de mon disque intitulé Double Silence plein la bouche. « Je me demande comme un enfant de dix ans. Et je réussis très souvent [à éliminer cette stratification de l'expérience]. » Il explique qu'il se met toujours dans la situation de lire une partition qu'il connaît par cœur comme s'il ne l'avait jamais vue (« je réagis comme un enfant de dix ans : pourquoi les cors, ici ? ») Il parle de « créer une relation spontanée à ce grand inconnu » et tout de suite après, nous le voyons assis sur un fauteuil de jardin, en train d'arroser l'herbe, l'air complètement absent. « La fin EST dans le commencement. » (C'est lui qui souligne le « est ».) Et il ajoute : « Et depuis quand ? Depuis toujours. » Juste avant l'intervention de Celibidache, j'ai fait entendre un court extrait d'un dialogue entre Alain Delon et Domiziana Giordano, Elle (Elena Torlato-Favrini) et Lui (Roger et Richard Lennox), dans le Nouvelle Vague de Godard. « Ainsi, ce n'est pas en moi que vous mettez votre confiance, mais en l'amour. — Il ne meurt pas. Ce sont les gens qui meurent. » La fin est dans le commencement : comment ne pas entendre que cette phrase parle de l'amour autant que de la musique, du désir autant que du phénomène sonore ? « Mais c'est un récit, que je voulais faire. Et je le veux encore. De l'extérieur, rien ne vient distraire ma mémoire. C'est tout juste si j'entends, de loin en loin, la terre gémir doucement, dont un rayon déchire la surface. Et l'ombre me suffit. Un seul peuplier derrière moi, dans son deuil. » On entend un accordéon (qui tient un do) et un chien qui aboie, puis le tonnerre, au loin, et un tracteur qui démarre. La voix disparaît… (Mais c'est un récit que je voulais faire, et je le veux encore.) Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J'ai voulu mettre ma confiance en l'amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l'aube, qui sort d'un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu'un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l'été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n'ai plus qu'une chose : le récit de l'été, de l'avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c'est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu'il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »
On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l'oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser. « On ne peut pas dire n'importe quoi n'importe comment si on veut que les mots soient des actes. » I love you again… « L'été était en avance, cette année, et un peu déréglé. Tout a fleuri à la fois. »
« Madame s'en va. » On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin, la gueule ouverte et la tripe palpitante, grotesque à en périr. « Madame s'en va, imbécile ! » Il fait froid. « Même un beau ciel d'été nous a fait sentir notre fragilité. » J'ai envie d'être seul. On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Seul, je le suis. Plus que jamais. Une expression de mépris… « Tu veux de ma petite mort ? » dit-elle, juste avant de nous interdire de la toucher. « Le corps en arrière, elle tend son sexe. » Conversation entre Lolita et Humbert Humbert. Il est question de tranches de bacon et de poésie. De quoi s'agit-il ? « People. » La flûte et la clarinette reviennent comme des cheveux sur la soupe. Ça fermente. Syrinx. Encore le tonnerre. L'ombre la plus courte. « Ah, mon Cher, des larmes, des torrents de larmes ! » L'accordéon de Céline par là-dessus. « Good morning. » Un double silence plein la bouche, on tente encore une fois de faire le récit de l'avoir été, on va jusqu'au seuil, le vent souffle très fort, on a froid, il ne reste que la poésie, la jeune fille et la mort, l'oiseau quand du soleil à perte de vue, la voix de Jacques, une dernière sérénade, la pluie et les ombres, Non c'è più quella grazia fulminante, ma il soffio di qualcosa che verrà. Mettons-nous au piano, a-t-il écrit. Mais c'est un récit que je voulais faire. Tu n'as besoin de rien d'autre. La grâce est partie depuis longtemps, mais nous nous souvenons de ses gestes, de ses odeurs, de ses silences : au fond du larynx, quelques notes âcres de violoncelle. « Vous êtes blessé ? » Oh oui alors. « Le désir d'avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. » Oh oui alors ! « Vous avez mal ? » Oh oui alors… Le miracle de nos mains vides. « Quelle merveille de pouvoir donner ce qu'on n'a pas. » Les oiseaux se taisent. « De nouveau on nous propose le futur ! » Elle répète trois fois sa question. « Qui, mais qui, aime la vie ? » L'interprétation, c'est l'ignorance. Il faut seulement savoir de quoi est fait la vie, la vie en nous et la vie autour de nous, et traverser le temps comme le temps nous traverse, de part en part, sans pause et sans précipitation. Oui, j'ai mal, oui, je suis blessé, oui, j'ai peur. La vague va revenir et nous emporter. « Une femme ne peut pas beaucoup nuire à un homme. Il porte en lui-même toute sa tragédie. Elle peut le gêner, l'agacer, elle peut le tuer ; c'est tout. » Tout ça est à moi. La fin est dans le commencement : on aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Les femmes sont des prétextes, pour les hommes. La tragédie qu'ils portent en eux, il leur faut l'objectiver, il leur faut lui donner une origine, une cause, une figure, un corps à investir, ils aiment désirer ce qui les emporte, la vague qui va les noyer. Il n'y a rien de plus beau que le précipice, quand on en fait le récit. « Mais mon ami, avancez donc ; qu'est-ce vous faites là ? — Je fais pitié ! » Il n'y a qu'à voir les femmes que se choisissent les hommes. Ceux qui aiment se remplissent invariablement la bouche d'un épais silence, un double silence qui leur enlèvera le souffle à jamais. Ne leur reste que le récit et la nostalgie de leur corps d'enfant. Les oiseaux se sont tus. On met sur le pupitre la partition de la suite française en ré mineur, sans espoir. On trace quelques mots sur le cahier, on lève la tête, des noms nous reviennent en mémoire, on laisse le soleil nous réchauffer les os — le temps nous est compté. On essaie de suivre les voix qui se lèvent. La fin est dans le commencement. Avancez-donc jusqu'au précipice. Que craignez-vous donc ? Personne n'aura pitié de vous. Elle va vous demander si vous avez mal. Vous répondrez que oui, que vous avez mal, et vous continuerez d'avancer vers le gouffre sans qu'elle vous retienne. Elle tient à elle comme vous tenez à elle. Elle est l'origine et la fin. Elle compte sur votre ignorance. Vous lui donnerez ce que vous n'avez pas, elle ne vous donnera pas ce qu'elle a. Elle vous fera avancer, vous poussera s'il le faut, si elle trouve que vous êtes trop timoré. Même quand toute la grâce l'aura quittée, elle saura qu'elle peut compter sur votre imagination. Elle versera des torrents de larmes, elle poussera des cris rauques, elle griffera le ciel et les draps, et l'effroi qui vous prendra vous amènera au seuil de la folie, sans qu'elle ne renie aucune de ses caresses. La pluie et les ombres, le vent glacé, les figures grimaçantes, les râles, tout cela n'était que poésie, invention, théâtre. Elle n'a rien entendu, perdue qu'elle était en sa sublime et dolente effigie, éperdue. « Elle ne faisait pas de cinéma, comme les autres » car elle était le cinéma, elle était la fiction, elle était la story, pleinement sincère. Elle n'avait besoin de rien d'autre que d'un regard, de quelqu'un qui écrive une histoire à laquelle elle pourrait croire, de longs regards dans lesquels elle tremperait son âme. Elle est venue sur votre terrain vague, y a fait quelques tours de magie, dans une nuit chaude et épaisse, puis est repartie, la flûte et la clarinette entre les jambes. Madame s'en va. Elle avait mis toute sa confiance en l'amour, et c'est bien normal, puisque vous aviez eu la candeur de dévoiler les réserves colossales accumulées. Vous aviez eu la candeur de vous frotter à ce Grand Inconnu. Et depuis quand ? Depuis toujours. « Ah oui, et puis encore quelque chose : le sexe n'est qu'un complément. Il faudra me rendre mon livre ! »
Qui aime la vie ? Ceux qui la fuient et qui vous appellent « ma vie ». Pas vous, pas vous qui subissez l'affront et l'oubli, et tout le beau royaume des paroles mortes. Restez donc là, au bord du fleuve qui passe, sans vous, et voyez comme ces remous qui vous attiraient tant sont noirs et opaques. Consolez-vous : vous n'étiez pas de taille pour vous mesurer à cette vie hurlante et sans mémoire. Vous n'avez besoin de rien d'autre que de savoir de quoi sont faites ces âmes-là. — L'interprétation, c'est l'ignorance. « Un homme, ce n'est pas assez pour une femme. Ou bien c'est trop. »
J'ai dit moi, mais je pourrais dire un homme, n'importe quel homme. « Mais les gens riches sont donc si différents de nous ? — Oui, ils ont plus d'argent. »
J'aime les sonneries des vieux téléphones. Reste la mélancolie. Et ma vie.