lundi 13 septembre 2021

Raphaële

Comme elle a vieilli ! (Elle doit penser exactement la même chose…) Comme elle doit repasser par ici ce soir, elle a laissé ses affaires. C'est étrange, de voir les affaires d'une femme chez moi… Et de sentir son parfum qui flotte dans l'air.

Elle ne me regarde pas vraiment, je ne la regarde pas vraiment. On parle. Enfin, elle parle, surtout. 

— Qu’est-ce que vous éprouvez ?

— Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Un mélange de tendresse et de dégout, peut-être ? Qu'est-ce que c'est que ce corps qui a fait fi de moi, qui a vieilli sans tenir compte de mon regard ? 

— Raphaële m'a épuisé. 

— Pourquoi ?

— C'est une longue histoire. J'avais "oublié" ce qui faisait que je la supportais difficilement (bien que je l'aie aimée tendrement). Mais tout revient immédiatement. La première chose qui m'a frappée aujourd'hui, hormis sa peau fripée, est qu'elle n'écoute pas. Cela dit, elle m'a délesté de trois tableaux. Ça c'est positif. J'ai fait des naans au fromage. Pas si facile (je m'en suis vu, avec la pâte), mais ils étaient assez bons.

Son visage est la cible de mille caricatures. Elle a laissé dépérir tout ce qu'elle avait de beauté et a développé tout le reste. J'exagère bien sûr, mais c'est ce qui m'a frappé. Tous ces petits détails absurdes qui se sont développés en grimaçant, comme des cellules cancéreuses. Ils étaient déjà là, sans doute, mais je ne les voyais pas. Du temps que je fréquentais Raphaële, elle était timide. Là, elle ne l'est plus du tout. Du moins avec moi. Raphaële a quelque chose d'à la fois aristocratique et paysan. C'est ce qui m'a plu tout de suite. Mais nos goûts sont désormais en opposition totale. Elle m'a cependant étonné, en me demandant de la conseiller sur la tenue qu'elle devait porter ce soir pour danser le tango. Nous étions tous les deux dans la salle de bain parfumée, elle venait de prendre une douche, et elle me montrait sa robe, sa culotte, ses boucles d'oreilles, ses bracelets, ses bagues, ses chaussures. J'ai beaucoup aimé ce moment. Je me suis demandé si nous pourrions refaire l'amour ensemble, mais comme ce serait laborieux… J'avais "son" tableau depuis 2009, dans ma chambre, là où vous l'avez vu. Il n'y est plus. Ça me fait vraiment un drôle d'effet. Je trouve que les propriétaires de ces visages parfois se sabordent eux-mêmes délibérément. On dirait qu'ils choisissent consciemment de développer les traits qu'ils ne devraient surtout pas développer. Comme s'ils avaient peur de leur propre beauté. Il y a incontestablement du confort dans la laideur. Je voudrais n'être pas déçu, mais je le suis. Ai-je raison de l'être ? Sans soute pas. Nous ne trouvons plus nos marques. Nous ne trouvons plus la bonne distance pour nous parler, pour nous regarder, pour nous écouter. Il est toujours affreusement difficile de dire ce que l'on voit car immédiatement on se sent illégitime. Je dois lui sembler encore plus laid, plus vieux, plus grimaçant, bien sûr, je le sais bien, comment en serait-il autrement ? De quel droit puis-je la critiquer  alors que ce doit lui être une souffrance de me regarder ?