lundi 13 septembre 2021

Emballement du non-regard



Ça commençait à devenir la honte. Il était temps que je trouve un sujet qui me mettrait tout le monde à dos. 

Je les trouve très beaux, ces emballages. Non seulement le résultat est beau, mais ces emballages ont des vertus herméneutiques (ou maïeutique) évidentes. En cachant, ils nous font voir ce qu'on ne voit plus. En masquant, ils révèlent, ils ramènent à la vie, ils sortent les monuments d'une ville du tombeau du regard. Et puis tous ces gens qui hurlent parce que l'Arc de Triomphe va être masqué durant quelques jours, je ne les entends jamais hurler contre les publicités géantes qui, elles, défigurent bêtement et méchamment les monuments parisiens. Ça, ils ne le voient tout simplement pas.

L'art existe aussi au second degré. Il en a toujours été ainsi. Il ne peut pas être seulement (ni toujours) au second degré, mais le second degré ne peut lui être interdit. Ce n'est pas parce que le second degré a été abîmé et ridiculisé par des artistes de pacotilles que l'on doit se l'interdire. On pourrait très bien par exemple imaginer des compositions musicales dont le propos serait de faire disparaître (le temps de l'écoute) la sonate opus 111 ou une des suites pour violoncelle de Bach. Ces deux chefs-d'œuvre n'en seraient pas le moins du monde abîmés, bien au contraire. Tout ce qui peut augmenter le regard ou l'écoute est bon. Les emballages de Christo n'ont pas vocation à rester. Ce ne sont que des opérations éphémères, et c'est précisément en quoi elles sont précieuses : elles rendent l'objet masqué plus précieux, mieux visible qu'il ne l'était avant elles. Il en va des emballages comme du blasphème. Je suis toujours extrêmement surpris par ces croyants qui ont si peu foi en leur dieu, pour penser que celui-ci pourrait être contrarié par des plaisanteries ou même des insultes le visant. Pour moi, Dieu est l'intelligence suprême, ce qui implique naturellement qu'il ait le sens de l'humour. Si Dieu n'est pas intelligent, alors on est mal

Et puis, et puis, très franchement, vous le trouvez si beau que ça, vous, l'Arc de Triomphe ? Non, il n'est pas beau. Tout ce qui est ancien n'est pas beau. Il est aussi idiot de le prétendre que de prétendre l'inverse : tout ce qui est moderne n'est pas beau, ni intelligent, ni nécessaire. On a parfaitement le droit de juger des œuvres anciennes, même si elles sont canonisées par l'habitude, le respect, ou l'attachement. Ce n'est pas son ancienneté, qui fait que Bach est un géant, c'est son génie, on a honte de devoir le rappeler. Mais peu importe, puisqu'il n'est ici nullement question de faire disparaître l'Arc de Triomphe, mais seulement de le masquer, un temps, pour lui rendre sa fraîcheur, par effet de contraste. Pas de quoi en faire une jaunisse ! Ce n'est pas parce qu'on aime passionnément une femme nue qu'on ne l'aime pas aussi habillée, ou même travestie. Ils devraient au contraire remercier Christo, ceux qui aiment l'Arc de Triomphe !

Dans le fond, cette histoire n'a pas de fin. Ceux qui jamais ne s'intéressent à l'art ne s'y intéressent que pour de mauvaises raisons, toujours. Ils ne voient rien, mais s'offusquent qu'on puisse leur montrer qu'ils n'avaient rien vu. Ce n'est pas tout à fait surprenant. On peut passer une vie à les tirer par la manche pour qu'ils écoutent Wagner, sans aucun résultat, par exemple, mais si on leur dit que Wagner était nazi, alors ils arrivent en claquant de la mâchoire. Ce n'est pas Duchamp, qu'il faut conspuer, ce sont ses perroquets sans talent. Ce n'est pas un artiste mort, qu'il faut insulter (et dont l'œuvre ne coûte pas un centime à la collectivité, je le rappelle pour les obsédés du tiroir-caisse), c'est l'absence de désir d'art qu'il faut interroger. 

Et puis, et peut-être surtout, il y a une évidente poésie de la disparition, du négatif, du retrait. L'Arc de Triomphe recouvert, c'est la Lettre volée à l'envers. Vous le voyiez constamment sans le voir, cet Arc de Triomphe, vous ne le voyiez plus de trop le voir, eh bien vous allez être obligés de le voir vraiment, cette fois-ci. On va faire réapparaître cette lettre que vous ne voyiez plus parce qu'elle était sous votre nez. Je me souviens encore très bien du Pont Neuf, en 1985. Mais qu'il était beau, ce pont que je ne voyais plus, ou mal ! 

Il y a toujours, dans un texte qu'on lit, des phrases qu'on ne voit pas. Toujours. On les lit, pourtant, mais elles disparaissent instantanément, ou elles n'atteignent jamais notre esprit. Il faut parfois des années et des années pour que, par hasard, ou par la sollicitation d'un tiers, elles nous apparaissent enfin. Et ce sont souvent les plus belles, les plus profondes. Nous nous étions réjouis le cœur et l'âme de phrases finalement ordinaires, et nous étions passés sans les voir sur les plus importantes. C'est que le temps est essentiel, toujours, en art comme en tout. L'emballage de Christo est un accélérateur temporel : il nous projette dans l'avenir de notre regard.