vendredi 4 septembre 2020

La Fugitive



Quand elle a disparu, j'ai su tout de suite qu'elle allait me manquer, beaucoup, mais j'ignorais que le manque allait prendre cette forme-là. Que fait-on, généralement, avec une femme ? On baise, on parle, on dort, on mange, on s'ennuie, on s'engueule, on se rate. De tout cela, j'avais plus ou moins l'habitude. Ce n'est pas par là que sa disparition a creusé en moi ce gouffre horrible. Avec elle, c'est la musique qui a disparu. Il suffisait que je mentionne une œuvre, un compositeur, un interprète, et immédiatement se produisait cette chose incroyable : nous entendions la musique ensemble. Si je déposais de la musique sur Facebook, sans même la prévenir, je savais, sans l'ombre d'un doute, qu'elle était en train de l'écouter avec moi — et non seulement qu'elle l'écoutait en même temps que moi, mais qu'elle l'entendait de la même manière. Depuis qu'elle a disparu, je ne peux plus rien écouter. Une simple valse de Chopin m'est devenue intolérable. 

L'autre jour, un peu par hasard (mais il n'y a bien sûr aucun hasard), je suis tombé sur une mélodie de Gounod qui m'a semblé extraordinaire. Je l'ai déposé sur Facebook, sans commentaire, comme je le faisais d'habitude, pour elle. Je savais qu'elle l'écouterait, parce que je l'avais envoyée simultanément par mail et je savais aussi que comme moi elle en serait bouleversée. Je n'avais pas le moindre doute à ce sujet. Je pensais aussi que cette mélodie allait la faire revenir… et cela n'a pas eu lieu. Je n'ai pas réussi à la tirer des enfers, mon Eurydice. Je ne me suis pourtant pas retourné sur moi-même, mais quand je suis arrivé dans les faubourgs de la vie, j'étais seul.

Il existe toutes sortes de manques. Je croyais les connaître tous, ou du moins les plus courants, et j'en découvre un nouveau. Sa cruauté est inouïe, c'est le cas de l'écrire.

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En rédigeant ces quelques lignes, j'essaie de récouter la troisième ballade de Chopin, qu'elle aime tant. La douleur qui me transperce me fait du bien.